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Le livre d’Andrew Apter, anthropologue au département d’histoire de l’Université de Californie à Los Angeles, constitue une contribution de première importance aux études africaines et aux perspectives postcoloniales. Il s’attaque, en effet, à une question centrale : que faire des travaux qui charpentent la tradition anthropologique des études africanistes et qui ont fait l’objet de critiques sévères pointant, d’une part, leur tendance à l’orientalisme et, d’autre part, leur complaisance avec le système colonial ? Le recours à la tradition anthropologique africaniste doit s’opérer avec prudence mais cela signifie-t-il qu’il faille tout simplement abandonner les textes qui ont fait l’objet de ces critiques ? Apter est convaincu qu’il est possible de se réapproprier de façon fructueuse ces travaux plutôt que de les laisser prendre la poussière dans la « bibliothèque coloniale » (Mudimbé). D’abord, on ne peut réduire la littérature anthropologique africaniste à l’expression du discours colonial, nous dit Apter. Ensuite, il est possible de parler de l’Afrique ancienne sans réveiller les fantasmes associés au continent.
L’ouvrage constitue en lui-même une brillante démonstration de cette possibilité et développe une thèse principale qui prend à contre-pied de nombreux préjugés : il existait, dans cette Afrique ancienne, une agencéité critique dont on peut rendre compte à travers l’étude de la gnose et du rituel. Les pourfendeurs de l’ethnophilosophie, comme Mudimbé ou Houtondji, ont raison sur bien des points, concède Apter, mais ils ont systématiquement minimisé les fonctions critiques du savoir gnostique. Pour démontrer sa thèse, Apter se plaît à utiliser les travaux classiques à contre-emploi. L’ouvrage passe en revue les théories classiques d’Evans-Pritchard, Gluckman, Wilson, Beidelman, Griaule, van Beek, Leiris et les critiques de la « bibliothèque coloniale » de Mudimbé : Houtondji, Fabian, Pels, pour n’en citer que quelques-uns. Il engage une analyse détaillée des textes canoniques de la discipline et montre en les reprenant minutieusement que souvent d’autres lectures des phénomènes qu’ils décrivent sont possibles. Les travaux classiques fournissent des éléments utiles pour mieux saisir les espaces d’interactions discursives, les négociations politiques, les contextes rituels où se déploient des discours critiques. Le livre met en lumière l’importance du langage dans la construction des structures sociopolitiques et des rituels. À partir d’une approche contextualiste et linguistique, il cherche à rendre compte de la capacité d’agir et de la capacité critique des agents et prend comme point d’entrée la façon dont les rapports dialectiques entre pouvoir et autorité affectent les « micro pratiques discursives et sociales ».
Ainsi, l’auteur revisite les travaux classiques à la lumière de nouvelles interprétations. Les avancées épistémologiques et la vigilance linguistique permettent de relire les textes autrement. Par exemple, en suivant Bourdieu, Apter montre que la prise en compte de la performativité et des dimensions contextuelles conduit à éviter les erreurs de la vision synoptique dans la description des réalités pratiques et à apprécier différemment l’oeuvre de Griaule et ses matériaux.
Dans les analyses d’Apter, les rituels présentés constituent des moments de pratiques critiques. Ils sont accomplis dans des situations critiques et liminaires. Ils permettent l’expression de l’expérience sociale et politique à partir d’un ensemble de catégories cosmologiques qui sous-tendent l’objectivation des rapports de pouvoir et qui fournissent l’angle « conceptuel » (p. 26) au départ duquel la communauté s’appréhende elle-même. Les rituels contredisent, déstabilisent et subvertissent les orthodoxies officielles. Enfin, à un niveau herméneutique plus profond et caché, les rituels sont critiques au sens où ils impliquent une réflexivité. Ils entérinent, d’une part, le rôle de la créativité humaine, et la conscience de ce rôle, dans la reformulation des illusions officielles qui sous-tendent la légitimité du pouvoir et, d’autre part, leur caractère de fonction pratique dans la composition et la décomposition des hégémonies.
Apter nous convie à une plongée interprétative revivifiante dans l’ethnographie classique. Elle a d’autant plus d’intérêt que l’anthropologie contemporaine semble parfois encombrée par une tradition dont elle ne sait quel usage faire. L’auteur propose des pistes et celles-ci vont bien au-delà des études de cas qu’il mobilise pour défendre ses arguments. Une seule réserve, l’auteur souligne avec tant de force et d’insistance l’importance de la dimension performative et contextuelle qu’on peut se demander si les analyses qu’il développe ne sont pas limitées par le fait qu’elles reposent, dans certains cas, sur des réalités qu’il n’a pas observées, et qui ont été observées à une époque et par des auteurs qui en font une restitution partielle, et dont les intérêts n’étaient pas les siens. La bibliothèque coloniale a des limites et elles ont été largement soulignées. Tout l’intérêt d’Apter est de montrer qu’elle recèle encore des trésors pour ceux qui ont l’habileté de les saisir.