À travers son oeuvre, Elizabeth Povinelli propose une anthropologie de l’altérité fondée sur la critique du libéralisme et des formations de pouvoir qui gouvernent l’expérience de la différence, de l’identité et de l’intimité. Dans une critique enracinée du multiculturalisme et des transformations néolibérales, elle montre comment, et avec quels effets dans des vies éclatées, apparaît, se déploie et opère la division entre sujet autologique et société généalogique. Voilà donc le cheminement intellectuel qui préside à la distinction entre « carnalité » et « corporalité » dans The Empire of Love. Je définis la « corporalité » comme la manière dont les formes dominantes du pouvoir façonnent et modèlent la matérialité, la façon dont les discours produisent des catégories et des divisions entre catégories – humain, non-humain, personne, non-personne, corps, sexes, etc. La « carnalité » nomme plutôt les manifestations matérielles de ces discours, manifestations qui ne sont ni discursives ni prédiscursives. Je pense que, lorsque nous parlons de sexe, d’ethnicité et du corps, cette distinction analytique peut être importante. J’essaie de montrer que la distinction est importante ; j’essaie aussi de montrer combien il est difficile de traiter de matérialité sans retomber dans une métaphysique substantialiste. Par exemple, dans le premier chapitre de The Empire of Love intitulé « Rotten Worlds », j’observe comment une plaie sur mon corps est produite discursivement, mais de façon différente selon l’endroit où je me trouve dans le monde, selon la personne à laquelle je m’adresse, la forme sociale à laquelle j’adhère et/ou suis identifiée. Il m’intéresse de voir que les productions discursives multiples autour de cette plaie sont aussi des productions de socialités et d’obligations sociales. Je m’explique : les plaies sont endémiques dans les communautés autochtones du Nord de l’Australie dans lesquelles je vis et travaille depuis une vingtaine d’années. Si je place ma confiance dans les personnes que j’ai pratiquement le mieux connues dans ma vie, je dirais que ma plaie origine d’un contact avec un Dreaming particulier, d’un site ancestral (qui n’est en fait pas ancestral parce qu’il est vivant). Toutefois, cette croyance – ou plutôt, devrais-je dire, le fait d’affirmer la vérité de cette croyance – n’est pas soutenue par le monde tel qu’il est actuellement organisé ; ou alors, on tolère que je dise de ma plaie qu’elle provient d’un Dreaming à condition que je concède qu’il s’agit là « seulement » d’une croyance culturelle. Or, si cette plaie est pensée comme staphylocoque, comme anthrax ou comme conséquence de la malpropreté des communautés aborigènes – comme cela a été le cas lorsque j’ai été examinée par des médecins à Montréal, à Chicago et à Darwin –, alors ces idées rencontrent un monde qui les traite comme vraies, comme faits. Ces manières d’examiner la plaie correspondent au concept de corporalité : elles montrent comment le corps et ses maladies sont façonnés par des discours multiples, souvent sans commune mesure les uns avec les autres ; comment ces discours d’inclusion et d’exclusion sont toujours déjà à l’oeuvre pour modeler et différencier les corps, les socialités et les obligations sociales, les miennes tout comme celles de mes collègues aborigènes. Pourtant, le concept de corporalité n’est pas suffisant. Que la plaie soit l’éruption d’un Dreaming ou l’effet de soins de santé et de conditions de logement médiocres, de structures de racisme, il n’en demeure pas moins que le corps en est rendu malade. Et selon les soins qu’un corps reçoit, selon les manières dont on s’en occupe, une plaie rendra un corps malade de différentes façons et à divers degrés. Au fil du temps, les plaies telles que celle dont j’ai …
Appendices
Références
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