La dimension impériale de la colonisation française en Amérique du Nord aurait été secondaire par rapport à la dynamique d’interaction et d’intégration. L’interdépendance et l’interaction prolongée entre Amérindiens et Français auraient transformé les colons français en immigrants dans les sociétés amérindiennes. En somme, les réseaux d’alliance des tribus amérindiennes auraient intégré parmi elles une nouvelle tribu, celle des Français. Il s’agirait là d’une expérience aussi extraordinaire qu’unique de rencontre dont aurait émergé pour la première fois un dialogue global : celui de deux jumeaux, le Français et l’Amérindien, qui se sont juré d’être des alliés, créant ainsi des rapports qui les distinguent radicalement de ce qui s’est produit lors de la brutale conquête espagnole, ou encore de la distance et du repoussoir qui ont caractérisé l’Amérique britannique. Cette proximité plus grande des Français et des Amérindiens tiendrait à de multiples facteurs : démographiques, tout d’abord : la faible immigration française ne constitua jamais une menace d’expropriation des Premières Nations alors qu’avec les épidémies, les Amérindiens avaient tout intérêt à s’inter marier avec les Français. Militaires, ensuite : l’alliance des nations huronne et algonquiennes contre l’Haudenosaunee (Iroquoisie) aspirait au support des armes des Français pour lesquels, réciproquement, l’appui des guerriers était indispensable afin d’affronter la puissance coloniale britannique. Économiques, en troisième lieu : la traite des fourrures représentait l’essentiel des exportations et les Amérindiens en étaient les producteurs. Géographiques, enfin : le savoir des autochtones était indispensable aux Français tant pour l’adaptation à l’hiver que pour les explorations. Les meilleures études portant sur l’histoire des relations entre Européens et Amérindiens cherchent à comprendre, par-delà l’histoire événementielle, la nature des systèmes sociaux amérindiens et européens de même que leur mode d’articulation dans la « rencontre des deux mondes ». On voit ainsi que les régimes démographiques ne sont pas les mêmes, et ne sont pas affectés de la même manière par les épidémies. La guerre du deuil de remplacement des morts des Amérindiens vient s’opposer à la guerre impériale européenne en même temps que les deux systèmes s’intègrent. Dans la traite des fourrures, nous observons la rencontre, le choc, le syncrétisme, la subordination d’une économie contractuelle d’échange – c’est-à-dire de don et de contre don – à une économie de marché. Enfin, l’histoire de l’« entreprise missionnaire » vise à décoder les dynamiques d’interaction entre animistes et monothéistes. Dans Ghost Brothers…, Rony Blum s’inscrit dans cette tradition en ouvrant un champ d’enquête nouveau et encore largement inexploré, celui des univers mentaux : catégories et structures mentales, mémoire, rapport au monde. L’auteure prend évidemment en compte non seulement les sources écrites, mais également orales. Elle s’intéresse aux mythologies : celles des Amérindiens, celles du christianisme – en distinguant bien les spécificités du protestantisme et du catholicisme de la contre-réforme – et, enfin, celles du folklore européen, principalement celte et nordique, qui aurait été un vecteur prédominant du « dialogue ». Ce dernier aspect représente une innovation et une contribution majeures. Jamais on n’avait auparavant pris en compte la dimension du folklore pour retracer l’histoire de la rencontre entre Amérindiens et Européens. Ce faisant, Rony Blum exploite un immense corpus négligé des historiens plutôt habitués à privilégier les écrits des gens instruits. La plupart des Canadiens étaient analphabètes et probablement bien davantage imbus de l’univers mental médiéval que ne l’était l’élite instruite. À bien des égards, ils ne devaient pas appartenir au même monde que celui des administrateurs et missionnaires, davantage influencés quant à eux par l’héritage de la Renaissance. Ces habitants et voyageurs furent porteurs et traducteurs de contes, de chansons, de conceptions du monde dont les origines étaient préchrétiennes. Franz Boas, …
Appendices
Références
- Carver J., 1784, Voyage dans les parties intérieures de l’Amérique septentrionale, pendant les années 1766, 1767 & 1768, traduction de l’anglais attribuée à Jean Étienne Montucla. Paris, Pissot.
- Delâge D., 2009, « Les Premières Nations et la guerre de la Conquête (1754-1765) », Les Cahiers des Dix, 63 : 1-67.
- Khol J.G., 1985, Kitchi-Gami.Life Among the Lake Superior Ojibway. St Paul, Minnessota Historical Society Press.
- Lévi-Strauss C., 1991, Histoire de lynx. Paris, Plon.
- Morisset J., 2000, « Une Amérique sans nom : post-scriptum pour un cinquième centenaire » : 19-33, in J. Morisset et É. Waddell, Amériques. Deux parcours au départ de la Grande Rivière de Canada. Essais et trajectoires. Montréal, L’Hexagone.
- Thorne T.C., 1996, The Many Hands of My Relations. French and Indians on the Lower Missouri. Columbia, University of Missouri Press.
- Vézina R., 2010, Le lexique des voyageurs francophones et les contacts interlinguistiques dans le milieu de la traite des pelleteries : approche sociohistorique, philologique et lexicologique. Thèse de doctorat en linguistique, Département de littérature et linguistique, Université Laval.