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Introduction[1]

Dans le Rif central du Maroc, la commune de Ketama est réputée mondialement pour la qualité de son produit kifique. L’apparition du kif[2] chez les Ketama remonte au XVIe siècle, mais la spécialisation dans la monoculture du kif date de la deuxième moitié du XXe siècle. Cette spécialisation ne va pas sans un changement de fonctionnement à l’intérieur de la société. Nous nous intéressons ici aux modalités et aux conditions de passage d’une société fondée sur le capital symbolique, celui de l’honneur et de la baraka, à une société fondée sur l’économie de marché.

Le présent article[3] est une étude interprétative de la question du pouvoir chez les Ketama afin de comprendre le jeu des acteurs et les formes d’interprétation que ces derniers donnent à leur monde social (Geertz 1973) à partir de l’analyse des conditions sociales et économiques dans lequel le jeu prend sens. En m’appuyant sur un travail de terrain, je procéderai à une analyse comparative de l’étude de Jamous (2002) sur le groupe Iqar’iyen. L’étude de Jamous sur l’honneur et la baraka a permis de comprendre les mécanismes intrinsèques à la logique du pouvoir. Il a analysé les joutes oratoires et les échanges de violence comme manifestation de l’honneur, et les médiations des saints comme expression de la baraka ou « grâce divine ». Ainsi, les deux concepts d’honneur et de baraka constituent-ils des facteurs de dynamique sociale. L’étude de Jamous porte sur le rôle de la terre, la place accordée aux « grands », les différents conflits et les formes de solidarité qui caractérisent la vie des hommes Iqar’iyen dans leur recherche du prestige social à travers l’honneur, équivalent du pouvoir dans le monde rifain. L’honneur apparaît d’abord et avant tout comme le besoin de l’homme d’acquérir un certain prestige au sein de son groupe. Or, il m’est apparu que le concept de l’honneur comme capital symbolique, et en tant qu’expression de la relation entre les hommes, doit être analysé au regard des mutations actuelles de la société ketami. Si l’honneur est étudié ici comme forme de pouvoir, c’est parce que la terre, qui constitue un bien social et un instrument de l’honneur, est aujourd’hui porteuse de richesse économique. Ainsi, l’honneur s’est transfiguré dans une dimension purement matérielle. En revanche, il ne s’agit pas ici d’étudier la baraka dans le sens de Rabinow (Rabinow 1975), pour qui la baraka est une manière d’appréhender le divin lorsqu’il s’introduit dans le monde des humains. La baraka devient alors une forme de pouvoir surnaturel et de manifestation de la grâce divine (Rhani 2008 : 377). Il est plutôt question de montrer comment la baraka comme instrument de domination symbolique a disparu chez les Ketama au profit du pouvoir économique. Je montrerai comment les changements socioéconomiques induits par l’économie du kif chez les Ketama du Rif central nous engagent à poursuivre la réflexion sur les concepts de pouvoir, de classe, de défi et d’individu.

Les Ketama : repères historiques

L’analyse socioéconomique du Rif a pour objectif d’observer le développement de la culture du kif et de ses dérivés dans le Rif central et notamment dans le groupe ketama, population berbère qui parle deux langues, le berbère et l’arabe dialectal pratiqué par la quasi-totalité de la population. Grâce aux Ketama, la dynastie fatimide chiite parvint à saper la domination aghlabide dans le Maghreb entre 909 et 973. Les Ketama, installés au Xe siècle dans les montagnes de l’actuelle Wilaya de Sétif en Algérie, vont subir un discours de stigmatisation avec le départ des Fatimides vers le Caire en 973. Dans son Histoire des Berbères, Ibn Khaldoun (1999) a signalé la connotation négative du terme Ketama, liée au rejet du chiisme à cette époque au Maghreb ainsi qu’au rôle primordial joué par les Ketama dans la diffusion de cette doctrine du fait qu’ils étaient les principaux alliés berbères de la dynastie fatimide. Les Ketama sont alors évincés de la tête du chiisme maghrébin par les Sanhadja, qui ne faisaient pas l’objet de la même stigmatisation. Dans ses mémoires, Mohamed Harbi (2001 : 41) rappelle que, enfant, son oncle le traitait de « ktim » en référence à la tribu de Ketama pour souligner ses insuffisances religieuses, ce qui illustre le jugement réprobateur porté sur les Ketama en Algérie il y a encore une soixantaine d’années. Le lien séculaire des Ketama avec les Fatimides nous amène à interroger les pratiques segmentaires de cette société d’une façon tout à fait nouvelle. La segmentarité observée dans cette société par les anthropologues de l’école coloniale et postcoloniale ne pourrait pas être qualifiée de « pseudo-segmentaire » au sens du « pseudo-archaïsme » de Claude Lévi-Strauss (Mouna 2008 : 105). La segmentarité des Ketama et d’autres groupes berbères nord-africains résulte plutôt de la décentralisation étatique engendrée par le départ de la dynastie fatimide.

Les Ketama nomment leur territoire le « bled du kif » (pays du kif). Nous pouvons nous poser la question du rôle joué par la stigmatisation ancienne des Ketama dans le retournement de ce blâme en acceptation, voire en glorification, induit par ce nouveau syntagme de « bled du kif ». Ce stigmate apparaît dès le XVIIIe siècle avec la présence de Sidi Haddi chez les Ketama – pour ne parler que de l’élément religieux dans la découverte d’une profondeur historique séculaire à la culture du kif –, le fondateur de la confrérie Haddawa, seule confrérie faisant obligation à ses disciples de consommer du kif. Vers la fin du XIXe siècle, la tribu des Ketama bénéficie d’une autorisation à cultiver le kif par le sultan Hassan I (1830-1894), une autorisation qui confirme une pratique existante :

Il semble qu’il y ait eu vers 1890 une confirmation officielle de la culture du cannabis, concédée par le sultan à quelques douar [regroupement de plusieurs localités] : 5 au total pour les Ketama et les Beni Khaled […] [D]ans les Ketama, les douars aussi privilégiés étant ceux de Griha dans la vallée d’Amzag et Beni Aîssi dans celle de Ras-Sra.

Maurer 1968 : 55

Jusqu’à la fin des années 1960, la culture du kif constitue une culture traditionnelle limitée et répond à une demande interne au Maroc. Cette culture va connaître un changement radical en raison des facteurs suivants : l’absence d’alternative économique pendant la période postcoloniale, le développement de l’émigration rifaine vers l’Europe à partir de la fin des années 1960, notamment aux Pays-Bas, et la forte demande de stupéfiants en Europe qui va de pair avec la découverte des techniques de transformation du kif en résine. Cette dernière est exportée par le réseau d’émigration et deviendra la ressource économique la plus importante du Rif central, notamment des Ketama.

La culture du kif et sa transformation en résine ne sont plus dorénavant des productions traditionnelles de faible ampleur, mais constituent bien la pierre angulaire de l’économie Ketami et mobilisent des moyens de production importants, notamment une main d’oeuvre venant de toutes les régions du Maroc[4]. Ainsi, le nouveau schéma de fonctionnement de la société ketama repose-t-il depuis l’émergence de l’économie du kif et de ses dérivés sur une société hiérarchisée ; une hiérarchie qui vient remplacer le capital symbolique de l’honneur et de la baraka par un capital matériel.

Rif d’honneur et baraka

Dans son ethnographie sur les Iqar’iyen, Jamous (2002) a analysé comment la terre et les femmes incarnent l’honneur des hommes et du lignage ; les défendre contre toute atteinte constitue l’acte obligatoire par excellence pour chaque membre du groupe. À partir de la correspondance entre lignage et territoire, l’auteur montre que la filiation unilinéaire n’est qu’une des dimensions d’une structure fortement marquée par le principe territorial qui apparaît comme la source dominante et unificatrice de la structure sociale. Dans ce cadre doublement contraignant intervient le système de l’honneur et de la baraka. L’honneur réglemente les domaines de l’interdit : le territoire, la terre, la femme et la maison. À partir de l’analyse de la place de la terre chez les Iqar’iyen, considérée comme le bien social le plus valorisé, l’auteur de Honneur et baraka… montre comment celle-ci est un moyen pour les hommes d’honneur ou les « grands » de se lancer dans la rivalité sociale. Le rôle de la terre en tant que domaine de l’interdit est présent malgré l’insuffisance de sa production économique ; ainsi, selon l’auteur : « si la terre comme bien économique ne suffit pas à faire vivre les hommes, elle est d’un point de vue social le bien le plus valorisé car elle est source d’identité pour les hommes et les groupes Iqar’iyen » (Jamous 2002 : 6). Chez les Iqar’iyen, la terre est un espace masculin ; à travers elle, les hommes instaurent les règles du jeu d’honneur. En raison de sa valeur sociale et identitaire, les hommes développent d’importantes stratégies d’alliance et de conflit qui visent le renforcement de leur place au sein du groupe par l’acquisition de terres. L’étude du statut de la terre par Jamous dégage la représentation de l’honneur et de l’exercice de l’autorité par le « grand » dans la société rifaine. La démarche distingue deux formes d’honneur : l’honneur individuel et celui de groupe. Dans ce système, chaque homme d’honneur est responsable de son propre domaine de l’interdit ; suivant ce schéma, l’homme rifain s’identifie à son domaine de l’interdit et le défend. On retrouve cette représentation dans la société kabyle où la terre ne vaut que par les hommes qui la cultivent mais aussi la défendent. Ainsi, « les agressions contre la terre, contre la maison ou contre les femmes sont des agressions contre leur maître, contre son nif, c’est-à-dire son être, tel que le groupe le définit, et pas seulement contre son avoir » (Bourdieu 2000 : 167).

Les conflits d’honneur entre hommes ou entre lignages s’apaisent par la voie de la négociation ; mais aussi par la voie des saints (chorfa), porteurs de la baraka (grâce divine), qui agissent en médiateurs[5], et peuvent interrompre le cycle de violence. Les chorfas représentent pour les Iqar’iyen le pôle religieux, étatique, centralisateur, qui canalise les différents conflits. L’idée développée par Jamous tout au long de son étude montre que l’honneur et la baraka sont deux valeurs qui non seulement cohabitent dans le groupe des Iqar’iyen, mais sont en plus hiérarchiquement classées : la grâce divine est au-dessus de l’honneur parce qu’elle est aussi la source de l’objet même de l’honneur. Toutefois, ils s’inscrivent dans des domaines d’action séparés ; ainsi, l’honneur est-il source de pouvoir politique, alors que la sainteté en est écartée, seul le sultan incarnant la synthèse des deux.

Contrairement au groupe des Iqar’iyen dont la structure économique repose sur les revenus des migrants à l’étranger et une agriculture très maigre avec une présence minime de la culture kif, l’économie ketami est fondée entièrement, et depuis plus d’un demi siècle, sur la monoculture du kif et le réseau du trafic international. Les mutations introduites dans la société kifique/ketami nous invitent à nous interroger sur les fondements nouveaux du pouvoir tel qu’il s’exerce. Ces changements nous poussent à investiguer les concepts proposés par l’auteur à partir de la nouvelle formation socioéconomique observée dans le Rif central, avec la spécialisation dans la monoculture du kif.

L’économie du kif et l’apparition des baznassas

L’économie du kif et de ses dérivés a apporté une grande richesse économique à la région, dont les véritables bénéficiaires sont les grands fellahs et commerçants nommés les baznassas. Ces derniers sont issus du monde du commerce. En effet, pendant la période coloniale, les commerçants ketami monopolisaient deux types de produits, les produits alimentaires et le produit kifique. Grâce à sa place d’intermédiaire intertribal, cette catégorie de commerçants disposait d’un poids économique important au sein de la communauté paysanne. À cette époque, on pouvait distinguer deux catégories de commerce du kif brut nommé laffates[6] : le premier était le monopole détenu par les grossistes, le deuxième appartenait aux petits commerçants qui venaient des villes de Sidi Kacem, Casablanca, Fès, Tanger, et éventuellement d’Oran. Avec le dahir[7] de décembre 1926 qui interdisait la culture du kif dans la zone française, le kif ketami va se trouver en pleine expansion. Cette interdiction va permettre le déclenchement d’un processus de commercialisation du kif au début des années 1930, laquelle devient à la fin des années 1950 le monopole de quelques grossistes du douar de Ghriha de la tribu des Ketama. Grâce à cette monopolisation, les Ghriha ont été les premiers à devenir de véritables baznassas à partir du début des années 1970. Nous pensons même que le terme de baznass a été introduit par des émigrés de Ghriha aux Pays-Bas. Les Ketama appellent baznass un grand trafiquant de cannabis, qui est aussi un intermédiaire. C’est un statut réservé exclusivement aux hommes.

L’étude de la classe[8] des baznassas permet de comprendre le schéma de fonctionnement de la société ketami et de saisir ses formes de mutation et de continuité. Cette classe a facilité l’entrée des Ketama sur le marché mondial du cannabis, grâce au double rôle joué par les baznassas. Y a-t-il donc un processus particulier dans la formation de cette classe ? Cette tâche d’enquête a été particulièrement difficile. En effet, compte tenu de la place et du rôle de « grands » joué par ces baznassas, j’étais confronté à un milieu particulièrement fermé. Du point de vue général, chaque douar possède son propre baznass, voire ses baznassas, qui dominent le cycle de production dans le douar. Dans le douar enquêté, nous pouvons compter deux baznassas locaux qui vivent sur place.

Parcours de deux baznassas

Nous pouvons estimer à entre 10 et 12 hectares de terre l’exploitation de notre premier baznass, que nous appellerons A. Il s’avère très difficile de donner informations et chiffres précis. A cultive 90 % de ses terres ; nous distinguons 7 hectares en zone irriguée et 4 en zone bour[9]. Jusqu’à la fin des années 1960, A était un fellah moyen ne cultivant que 3 ha de terre. Plus tard, il défriche ce qui deviendra le reste de son domaine. Il a profité de la mort de son beau-père dans les années 1970 et de l’éclatement de sa famille, qui compte 5 garçons et 7 filles, pour s’approprier la quasi-totalité des terres de celle-ci. Après la mort du chef de famille, ses membres sont partis vivre en ville. Ce départ lui laisse le champ libre et coïncide avec le développement de la culture du kif dans la région ainsi que l’augmentation de la demande de la part des clients européens. Dans le passé, A travaillait lui-même ses terres avec de petits fellahs de son douar. À la fin des années 1970, il entreprend ses premiers voyages à l’étranger, notamment aux Pays-Bas. Les retombées de ces voyages vont se concrétiser dans les années 1980, grâce à l’augmentation de la demande pour la résine. A accumule depuis un capital économique considérable, associé à des contacts politiques importants avec l’autorité locale. Depuis le début des années 1980, A ne travaille plus sa terre qu’avec de la main d’oeuvre venue de l’extérieur, ce qui le distingue des moyens et petits fellahs pour lesquels l’exploitation de la terre doit passer par la main d’oeuvre familiale.

B, le second baznass, constitue un cas singulier car il n’est pas originaire du douar. Son père est venu y travailler en tant qu’ouvrier agricole et a commencé à défricher la forêt pour obtenir des zones cultivables qui appartenaient initialement à la tribu de Griha de Tlata de Ketama. Le père a su canaliser le conflit de manière à ce que le douar voisin d’Irmad y soit impliqué. L’accord pris entre le père de B et la tribu consiste pour les Irmad à défendre ces terres défrichées par le père de B, qui les donnerait en contrepartie ; ils vont agrandir leur territoire au détriment du douar de Griha. De nos jours, B possède plusieurs hectares, dont une partie importante a récemment été défrichée. La spécificité de B réside en le pouvoir qu’il exerce dans la région. Malgré les terres héritées de son père, B a commencé sa carrière dans l’économie du cannabis en tant que coursier dans les années 1970. Grâce à ce travail, il a noué des liens avec le monde des trafiquants, ce qui lui a permis de commercialiser son produit à l’extérieur du Maroc. On le compte dorénavant parmi les grands propriétaires de son douar. Il profite de la solidarité de sa famille pour mettre en place son pouvoir. À l’heure actuelle, B cultive 90 % de ses terres, ce qui représente selon notre estimation 8 hectares. En parallèle avec l’économie du cannabis, il investit son capital dans l’immobilier. La carrière de B en tant que fellah et baznass de douar doit être replacée dans son contexte historique : l’intégration de son père dans le douar était permise en raison des terres qu’il avait su s’approprier ; quant au fils, il a trouvé sa place dans le douar grâce au rôle qu’il a joué dans la commercialisation du cannabis produit à l’échelle locale. Du fait qu’il comptait parmi les premiers baznassas du douar des années 1970, les Irmad ont eu besoin de lui afin de commercialiser leur cannabis. On est là devant un échange de services, un don contre don qui a permis à un étranger de devenir un membre du groupe, en l’occurrence un des grands baznassas du douar. B assure en retour l’ouverture internationale du commerce du produit kifique aux Irmad.

La caractéristique essentielle des baznassas est la domination qu’ils exercent sur de grandes terres et sur le cycle de la culture et de la transformation du kif dans le douar entier. En moyenne, la superficie des propriétés d’un grand fellah est de 10 ha. Grâce à leurs moyens, les grands propriétaires cultivent du kif sur l’ensemble de leurs terres. La valeur économique de la récolte du kif brut pour cette superficie s’estime à 300 000 DH (environ 30 000 euros). La récolte est vendue sous forme de résine, ce qui multiplie par trois les bénéfices. Après avoir vendu leurs produits kifiques, les baznassas s’organisent en petits groupes de spéculation. De plus, les baznassas respectent tacitement la règle du partage du territoire ; aucun baznass n’intervient dans le territoire d’un autre baznass sauf dans les moments de tension, qui sont souvent gérés par l’intermédiaire des autres baznassas. Ce partage permet à chacun d’instaurer ses propres règles et de mettre en place les alliances dont il a besoin. Cette domination de l’espace passe dans un premier lieu par l’homme : auparavant les baznassas travaillaient la terre grâce à l’exploitation des petits fellahs. Puis, avec l’arrivée des ouvriers venant des autres régions du Maroc, le petit fellah a été libéré de l’exploitation directe pour l’être néanmoins de façon indirecte, du fait qu’il est obligé de vendre sa production de kif brut aux baznassas du douar. Le deuxième aspect de cette domination est lié à leur place socioéconomique ; la classe des baznassas domine les moyens de production et de commercialisation, caractérisés par le contrôle des outils de travail et leur réseau tant national qu’international.

Par son sens de l’entreprise, le baznass prend le risque d’effectuer la transformation de son produit kifique sans être sûr ni de la demande à venir, ni du prix de la marchandise. Le baznass maintient des contacts solides avec tous les baznassas de la région dans le but d’être informé des possibles événements survenus dans les régions voisines productrices du kif. Il ne manque pas de rechercher du kif dans d’autres régions en cas de pénurie du produit local. Ces opérations permettent aux baznassas de s’organiser en groupes concurrentiels qui respectent la loi du marché[10]. En créant des relations commerciales loin de sa zone géographique, le baznass obtient un statut économique mais aussi social au sein de la communauté. La capacité de produire, de transformer, et enfin de commercialiser lui assure un profit tant économique que social, dans le sens où ces trois opérations lui permettent de développer son capital et de renouveler ses outils de production et de transformation. Ainsi, le critère économique devient l’échelle d’appréciation de l’individu dans le groupe. Cette nouvelle classification sociale se produit au détriment du capital symbolique, celui de la baraka, accordé auparavant aux chorfas. La disparition de ce capital symbolique est due d’abord à l’absence de familles chérifiennes dans le village, d’une part, et à l’importance grandissante de l’argent qui permet de grimper les échelons sociaux, symboles de la réussite socioéconomique, d’autre part.

La position d’homme puissant procure au baznass une position d’exploiteur, selon laquelle les petits fellahs sont utilisés comme des ouvriers dans l’exploitation agricole, en échange d’une protection en cas de problème avec la justice. Ces facteurs socioéconomiques, qui ont attribué au baznass une place de dominant, ont provoqué une conscience de soi sur le plan social, dont nous nous demandons si elle n’est pas en train d’entraîner une transformation profonde dans la vie sociale des Ketama. Ce sont les acteurs qui se définissent en termes de classe, les petits et moyens fellahs ayant une conscience d’eux-mêmes comme dominés, se distinguant ainsi des baznassas. La définition wébérienne que les acteurs donnent à la classe sociale met l’accent sur les modes de distribution, les revenus et le patrimoine des baznassas. Citons ici à titre d’illustration le témoignage d’un jeune fellah :

Nous sommes comme des nazala[11], on travaille pour le compte du baznass. Pour être un baznass, il faut chercher un client, et le client à vrai dire n’existe pas en dehors du réseau des baznassas. Mes oncles sont tous des baznassas, chacun travaille pour son compte, mais pour moi, c’est une question de temps.

Journal de terrain, 1er mai 2006, Irmad

Économie du cannabis, défi et pouvoir

Grâce à leur pouvoir socioéconomique, caractérisé par la satisfaction non seulement de leurs besoins de consommation quotidienne, mais aussi de la consommation ostentatoire, les baznassas occupent la place de « grands ». Or, le statut de « grand » n’est pas sans risque. Dans l’étude de Jamous (2002), les « grands », ou hommes d’honneur, sont toujours susceptibles d’être défiés par d’autres hommes à la recherche du statut de l’honneur. Ces défis sont lancés par des membres appartenant au même groupe, ce qui produit un changement potentiel permanent dans la hiérarchie sociale. Chez les Ketama, l’accès au statut de baznass dans un douar n’est possible qu’aux membres du groupe, soit par une alliance avec un autre baznass du village, soit par la disparition de ce baznass pour des raisons économiques, disparition qui implique un remplacement. Le processus de reproduction des baznassas chez les Ketama montre la continuité et la différence avec le monde Iqar’iyen, pour lequel l’obtention du statut d’honneur passe par le défi. Ainsi, chez les Ketama, le défi reste porteur de mobilité sociale, même si le baznass – par sa politique de don et de proximité[12] vis-à-vis des moyens fellahs – cherche à stabiliser sa relation avec le reste du groupe et est souvent invité à défendre son statut menacé par l’ambition des jeunes fellahs de la classe moyenne. Ce conflit est souvent confondu avec la tension entre générations et le souci de visibilité sociale recherché par les jeunes. Ces jeunes refusent toute forme de don et de proximité de la part du baznass. Pour eux, c’est une forme de générosité empoisonnée, qui freine leur ambition et les met au service de baznass. Il arrive même que les jeunes fassent appel à des baznassas des autres douars afin d’obtenir le soutien logistique nécessaire au défi du baznass local, ces baznassas extérieurs devant impérativement rester loin de toute confrontation directe. Cela constitue une autre différence avec le monde des Iqar’iyen dont le code de l’honneur rejette toute forme d’intervention par un élément étranger. Pour les Ketama, le statut de baznass reste un statut matériel ; tant que le baznass possède les moyens d’action dans le domaine de l’économie du kif, il reste un maître à respecter. À l’inverse, la perte du pouvoir économique vient signer la déchéance sociale du baznass. On raconte ainsi l’histoire d’un grand baznass qui a tout perdu dans la consommation de drogues fortes et la « mauvaise fréquentation » :

Nous avons un baznass du village de Griha qui a vendu ses biens pour s’installer à Tétouan, car il a tout dépensé ; en plus, il s’est endetté auprès de tout le monde. Depuis qu’il est parti, il n’a jamais osé repasser dans la région. Il a tout perdu, il n’a plus de place parmi nous.

Journal de terrain, 30 avril 2006, Irmad

Cependant, le fait qu’un baznass perde ses biens n’entraîne nullement l’impossibilité de retrouver son ancien statut. Au contraire de l’homme d’honneur de Jamous qui, avec la perte de l’honneur, perd la face, et pour lequel par conséquent aucun retour ne peut être envisagé, le statut de baznass est dépendant de son capital économique ; lorsqu’on le perd, on perd la face, mais lorsqu’on arrive à se relever, on redevient baznass. Nous constatons ainsi que dans la relation faite par Jamous entre honneur et pouvoir, c’est l’honneur qui prime : il est la source du pouvoir matériel. Or, dans le monde ketami, le pouvoir est un construit, ce n’est pas une figure de l’honneur ; l’honneur apparaît comme un bien matériel concret qu’il faut défendre et sauvegarder. En cela, la logique du défi reste promotrice. Cette forme de logique qui fait appel à la méthode ancienne de défi met en avant la cohabitation entre changement et résistance des structures traditionnelles. Ce défi nous rappelle la description de Jamous dans Honneur et baraka… et transparaît notamment dans le rapport à l’État lorsqu’il s’agit de défricher une portion de forêt relevant du domaine public. Ce défrichage reste au coeur de toute promotion sociale. Cependant, il nous rappelle que la terre est non seulement un bien social, mais aussi un bien économique, chaque individu défiant d’autres individus ainsi que l’État dans le but d’accumuler des parcelles de terre qui lui permettent d’accéder à la réussite sociale. La réussite économique ou la prison ne sont que l’aboutissement de la poursuite de cette logique du défi, défi qui peut apporter succès ou échec à son auteur. Dans les deux cas, le critère d’évaluation reste endogène et n’a pas de relation avec une quelconque morale ou une quelconque intériorisation par le groupe du domaine public.

La mise en scène du pouvoir

L’économie du kif et de ses dérivés a remplacé l’homme d’honneur à la recherche d’un capital symbolique par le baznass qui matérialise son capital pour en tirer un profit financier. Il y a à la fois continuité des structures traditionnelles – avec des « grands » qui jouaient sur l’honneur – et rupture – ces « grands » incarnés dans les baznassas cherchent en premier lieu l’accès à la richesse par l’accumulation du capital économique. En l’absence des figures religieuses qui mettent en scène la baraka comme pouvoir symbolique, les baznassas ont investi la sphère de la religion sans prétendre détenir la baraka par une démarche qui demeure centrée sur le prestige à l’intérieur de la société. Ainsi établissent-ils des rapports avec le religieux par le biais de la construction de mosquées, voire d’une pratique de redistribution conforme aux préceptes de l’Islam. L’importance de la construction de la mosquée vient de la place que prend cette dernière dans la vie communautaire et dans la prise de décisions dans le cadre de la jmâa[13]. L’instrumentalisation de l’espace religieux vient renforcer la place du baznass à la recherche des moyens de contrôle du pouvoir ; cela passe par la prise du pouvoir économique pour devenir un « grand », ce que Jamous traduit par « honneur », et par la maîtrise de l’espace religieux. Selon nos interlocuteurs, un homme très riche de la localité d’Ibarkoukan a construit une grande mosquée dans le but de contrôler les décisions de la jmâa : 

Après avoir construit la mosquée dans le D’char d’Ibarkoukan, A a décidé de vider l’ancienne mosquée qui existait avant même l’entrée de l’Espagne en 1925. La mosquée de A n’était pas encore prête pour la prière du vendredi, faute d’imam ; c’est le jour où la jmaâ se réunissait de temps en temps pour régler les litiges. Afin de convaincre la jmâa de l’utilité de siéger dans sa mosquée, A a utilisé deux méthodes : tout d’abord, il a ramené le fqih de l’ancienne mosquée qui avait jusque-là une bonne réputation, tout en lui proposant une rémunération plus élevée. Puis A a donné 50 DH à chaque membre du douar qui venait faire la prière dans cette nouvelle mosquée. En même pas un mois, l’ancienne mosquée était vide.

Journal de terrain, 28 avril 2006, Ibarkoukan

Cette action, dont l’apparente motivation est religieuse, est orientée vers l’ici-bas, elle n’est pas « dissociée du cercle des actions à finalité quotidienne, d’autant que ses finalités propres sont elles-mêmes économiques dans la majorité des cas » (Weber 2006 : 80-81). De cette manière, le baznass incarne les deux statuts ; il est un homme d’honneur laïc paré de pratiques religieuses qui lui confèrent le statut d’homme religieux. Contrairement à l’observation présentée dans Jamous (2002), où les hommes d’honneur se distinguent des hommes de baraka par les méthodes d’acquisition de leur statut social, la structure actuelle de la société kifique montre comment les « grands » ont investi le monde religieux en l’absence des institutions religieuses. Pour défendre leur capital économique, les baznassas instrumentalisent le religieux, pas pour le pouvoir symbolique qu’il confère, mais pour la défense de leur capital matériel. Les lignes qui existaient auparavant entre les hommes d’honneur et ceux dits de baraka, entre le religieux et le profane, ne sont plus visibles ; le cercle économique et social dans lequel les chorfas évoluaient a disparu au profit d’une société extrêmement hiérarchisée sur les bases de l’économie de marché. Cette économie est devenue la référence du religieux. Les foqaha[14] ne sont pas seulement les interprètes d’un Islam perverti par la toute-puissance de l’argent, ils sont aussi les « moftie/législateurs » de la culture du kif dans plusieurs villages du Rif, voire les principaux « prêcheurs » de l’économie du kif[15], et certains d’entre eux se sont transformés en véritable baznassas. Lorsqu’on demande à un fqih comment il justifie la culture du kif, il nous dit :

De toute façon, le H’alal et le H’aram de nos jours, c’est la même chose ; personne n’est obligé de consommer notre produit. En plus, le haschisch, c’est moins grave que l’alcool, qui peut rendre impossible toute distinction entre épouse et mère.

Journal de terrain, 28 octobre 2006, Irmad

Sans interroger l’essence des valeurs religieuses et des croyances, mais en observant les pratiques sociales et historiques, nous pouvons dire que, si la religion occupe toujours une position aussi centrale et dominante dans la société ketami, c’est d’abord parce qu’elle est définie par opposition à tout ce qu’elle considérait auparavant comme n’étant pas religieux. Cependant, les Ketama s’opposent à toutes les fatwas[16] susceptibles d’interdire la culture du kif.

L’investissement des baznassas dans le domaine religieux ne leur confère en aucun cas de statut politique. Dans son étude sur les mouvements associatifs dans le Rif, Mohatar (2006) illustre la place du kif et le statut de chérif des candidats aux élections :

Parmi tous les candidats, Ouazanni Abdelziz […] a réussi à obtenir 99 % des votes. Ouazanni représente un élément important dans l’histoire politique de la région. […] Issu d’une famille chargée de gérer une confrérie religieuse et de collaborer avec les Espagnols, il a dû s’adapter péniblement pour que sa légitimité religieuse soit reconnue. Pour cela, il s’est servi de ses relations avec l’administration locale pour obtenir le permis donnant à ses voisins la possibilité de planter du cannabis.

Mohatar 2006 : 148

Cet exemple met en scène un baznass à la recherche d’un statut social. Le candidat aux élections est un membre de la confrérie Ouazania qui a joué un rôle important dans l’histoire du Rif. La société ketami actuelle n’accorde plus le statut de chérif ; en tant que membre de cette société le baznass ne reconnaît pas non plus le statut de chérif, il ne s’en réclame pas. Lors des affrontements politiques, c’est à leur statut d’intermédiaire dans l’économie du kif que les baznassas font appel. Ainsi, les élus de la commune de Ketama sont les personnages les plus influents de la société. Leur statut sur la scène politique est lié à la place que prend la production du kif.

La carrière d’un baznass se fait et se défait en fonction du contexte social, économique et politique. Les changements de la société ketami qui relient de manière dialectique la résistance des structures traditionnelles avec leur mutation nous aident cependant à comprendre les règles qui organisent cette société et qui arbitrent les relations sociales. En effet, les rapports qui relient les hommes entre eux dans cette société sont fondés sur une forme de rivalité et de coopération entre les baznassas et le reste des composantes de la société. À travers cette rivalité et cette coopération, chaque classe est consciente de son statut social et de son rôle. Le baznass a besoin du fellah moyen pour augmenter son profit, et le fellah moyen a besoin du baznass pour commercialiser sa récolte. Enfin, le fellah défavorisé a besoin des deux classes. En effet, bien qu’exploité par les moyens et les grands fellahs, le fellah défavorisé a besoin du baznass pour commercialiser sa récolte, d’une part, ainsi que du fellah moyen qui lui prête l’argent nécessaire pour cultiver son exploitation, d’autre part. Il s’agit dans les deux cas d’un besoin économique.

Du « nous » vers le « je » : vers une société d’individus

L’apparition de baznassas qui dominent l’économie kifique a créé une société au mode de production de type capitaliste, dont le comportement et la relation avec l’autre ne se définissent pas uniquement par rapport aux traditions. L’économie du kif et de ses dérivés a engendré des changements qui se traduisent à différents niveaux de la société : une concurrence entre les individus, des relations complexes entre le groupe et les individus, et une compétition vers la richesse. En effet, les notions d’intérêt, de luxe, de richesse, d’acquisition des biens de consommation et de dépenses somptuaires sont présentes chez tous les baznassas. Cette richesse est souvent dépensée dans une débauche de luxe. L’accumulation des biens par une classe sociale qui domine le cycle kifique de la culture jusqu’à la commercialisation en passant par la transformation a engendré une classe sociale très visible à l’échelle territoriale. La nouvelle stratification sociale montre qu’il existe une classe sociale dominante – celle des baznassas – qui partage le même espace social avec d’autres classes – les petits et les moyens paysans – mais de manière inégale. Ainsi, le cas du Ketama, situé au rang inférieur occupé par les petits et moyens paysans, montre que l’évolution dans l’échelle sociale et, par conséquent, dans celle du pouvoir social est contrôlée par la classe des baznassas. La décision des baznassas de favoriser ou de bloquer la mobilité sociale d’un individu est déterminée par la collaboration de ce dernier avec eux ; ainsi, les paysans n’hésitent-ils pas à dire : « Ici, nous sommes comme des ouvriers, on ne travaille que pour le compte du baznass, c’est lui qui gagne à la fin. Pour régler ce problème, il faut qu’un membre de la famille devienne baznass ». Pour ceux qui refusent de collaborer, l’ascension dans l’échelle sociale ne peut avoir lieu, ou ne le peut « que dans une direction qui ne saurait être considérée que comme “asociale” du point de vue de la structure sociale existante » (Elias 1991 : 192). L’importance de la classe des baznassas vient de sa dynamique économique interne et externe. La dynamique économique engendrée par ces grands propriétaires a créé une tension sociale et spatiale, tension liée au fait que chaque individu de la classe moyenne espère devenir un baznass. Cette situation est contraire à celle observée dans l’ensemble de la société rurale marocaine où le fellah ne cherche plus de transmettre les terres à ses enfants, mais souhaite de plus en plus que ces derniers entrent dans l’administration ou l’armée et trouvent une nouvelle sécurité (Lazarev 1978). Le fellah ketami a trouvé le salut dans le processus de production du kif. La seule sécurité pour lui passe par l’aventure et la prise de risque. Il construit lui-même son modèle de vie adapté au niveau de revenu du kif. Il pense en tant qu’individu ; cette prise de conscience n’est cependant que l’étape liminaire d’un changement social effectif, c’est-à-dire d’un passage d’un type de société à un autre type de société (Lazarev 1978).

L’organisation sociale fonctionnant autour d’un équilibre imposé par le plus fort, tout se passe comme si cet équilibre était recherché dans la plus grande tension (Bourdieu 2000). Afin de bien associer les anciens modes de fonctionnement avec les mutations introduites, l’organisation sociale fait appel aux anciens codes pour protéger ses faibles. Ainsi, le système de çoff[17] se constitue-t-il autour d’un baznass. Les fellahs défavorisés sollicitent toujours les familles puissantes dans le douar, dans un rapport de fidélité et de proximité. Le jeu de çoff maintient l’équilibre de la société dans son ensemble, grâce à la solidarité entre les individus ou les familles. Cette solidarité ne se légitime pas dans l’appartenance au même groupe, mais plutôt dans une solidarité entre faible et puissant. Elle donne au baznass un prestige social, elle renforce également son statut de grand.

Les deux concepts de l’honneur individuel et de l’honneur du groupe, développés antérieurement chez Jamous, sont repérés actuellement dans l’équilibre entre le « je » et le « nous ». À travers le « je », l’individu est contrôlé par le défi permanent de l’autre. Ce contrôle passe par le sentiment de méfiance vis-à-vis de l’autre, sentiment qui provient de la mutation socioéconomique de la société paysanne ketami. Cette structure est passée d’une économie traditionnelle – pour laquelle la fin essentielle de la production économique était de satisfaire les besoins, loin de tout calcul économique de profit – à une structure économique fondée sur la rentabilité. La spécialisation dans l’économie du kif à l’échelle régionale a permis le passage d’une économie traditionnelle à une économie de marché. Il s’est alors produit dans la société un changement de focus vers l’individu, lequel a modifié son organisation en raison de l’économie du kif. L’évolution qui s’est produite lui a fait changer ses méthodes de vente : il entre maintenant en contact direct avec les consommateurs dans la mesure du possible. Il prend entièrement en main « le commerce de détail et sollicite lui-même les clients, et surtout il adapte la qualité des produits aux goûts et aux besoins de la clientèle » (Weber 1994 : 70)[18]. Il s’agit ici, pour emprunter l’expression de Weber, de développement de l’« esprit du capitalisme ». Cela fait référence au passage d’une société qui agit avant tout dans la perspective du « nous »/groupe à une société qui agit en vue du « je »/individu. Dans cette transformation du « nous» vers le « je », l’autre joue le rôle de rival, ce qui entraîne une méfiance envers lui, dans le sens où la tension sociale repose sur la rivalité entre « je » et « l’autre ». Cependant, il faut noter que cette tension entre « je » et « l’autre » se révèle dans les moments de prospérité liés à la récolte du kif, lorsque chaque individu cherche à obtenir des profits, notamment lors des périodes d’augmentation du prix de la résine sur le marché mondial. La référence ici à soi/« je » passe par la démonstration de la qualité de « mon produit ».

La spécialisation des Ketama dans l’économie du kif a poussé l’individu à devenir une personne autonome qui s’en remet à lui-même et décide souverainement de son existence (Elias 1991 : 173). Le schéma de fonctionnement de la société actuelle n’a pas mis en cause les concepts d’honneur individuel et de groupe. Ces deux concepts ont plutôt été canalisés dans une dimension économique, dans laquelle l’identité du « je »/individu prime sur l’identité du « nous »/groupe. L’étude de la société ketami montre que nous sommes face à une société concurrentielle : chaque individu cherche à devenir un baznass. Cette hiérarchisation sociale inachevée s’avère être le fruit des retombées économiques de l’économie du kif. Ce changement de mode de référence est propre à la dynamique interne de cette société, dans laquelle l’individu est conscient de son existence. Cette conscience de « soi » est développée par un apprentissage social, et la différenciation individuelle est apparue de façon marquée et large du fait de la spécialisation progressive de la monoculture du kif, qui est corrélée à des modifications structurelles de la vie sociale tout à fait spécifiques.

La domination des baznassas n’exclut cependant pas une alliance de classes, qui passe par un accord tacite entre les membres de la société dans leur ensemble afin de défendre la culture du kif de toute forme d’interdiction étatique. Aussi, pour faire face à la concurrence pendant les périodes de crise, caractérisées par la baisse des prix de la résine sur le marché mondial et la concurrence de la résine des tribus voisines, la référence au groupe devient-elle indispensable. On se réfère alors, non plus à « soi », mais au produit tribal, appelé selon le langage local la « ketamia », exprimant ainsi l’honneur du groupe canalisé dans le défi lancé aux autres tribus et à leurs produits respectifs.

Conclusion

L’économie du kif a engendré une société caractérisée par un comportement et des symboles qui puisent leur identité dans l’économie du marché. Ces symboles et ces comportements relèvent de l’esprit capitaliste et se manifestent par de nouvelles valeurs économiques introduites par les baznassas. Cependant, le concept de classe sociale engendré par la société kifique est étroitement imbriqué avec les formes de solidarité activées par le caractère clandestin et mafieux de l’économie du kif, ce qui aboutit à une situation complexe et tout à fait exceptionnelle où les nouvelles hiérarchies instaurées par l’argent font appel aux anciennes formes de lien social et de défi. Pourtant, le comportement individuel reste la référence, car il permet à l’individu de manifester son désir d’accumuler un important capital économique. Chacun a cependant besoin du groupe pour faire face à la concurrence du produit kifique des autres tribus, d’une part, et pour affronter les menaces étatiques qui visent l’éradication de la culture du kif, d’autre part. C’est ainsi que les individus et les groupes font et défont des alliances et lancent des défis qui mobilisent tant les anciennes que les nouvelles valeurs. On peut donc parler ici d’une société en train de subir une véritable anomie au sens durkheimien du terme, caractérisée par une désintégration des normes et des conduites. L’économie du kif représente un enjeu de grande importance, certains hommes politiques, militaires, agents publics et autres ayant acquis une importante fortune grâce à leurs liens avec les baznassas (Mouna 2010). Ainsi, contrairement à ce qui se passe dans le monde iqar’iyen, la recherche du pouvoir chez les grands de Ketama dépasse le cadre local, pour atteindre les niveaux régional et national.