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Introduction[1]

Au sein des sociétés inuit[2] circumpolaires, l’accès aux technologies de télécommunication représente un important atout pour les communautés, du fait que ses impacts socioculturels se mesurent tant à l’échelle locale qu’internationale. Compte tenu de l’isolement géographique des communautés, les Inuit ont vite saisi le fort potentiel d’Internet qui favorise les contacts interpersonnels et interurbains à l’intérieur comme à l’extérieur des territoires inuit, et rend possible la réception et l’émission immédiate des informations, sous la forme textuelle, visuelle, audio ou vidéo. Si les domaines politique et économique retiennent davantage l’attention, les créations artistiques – arts sculptural, graphique, pictural et audiovisuel en particulier – permettent aux cultures autochtones et inuit d’acquérir une meilleure visibilité sur la scène internationale, nécessaire à la reconnaissance de leurs droits et de leurs cultures. L’accès au monde numérique gagne du terrain : « La totalité de la culture autochtone a fait son entrée dans le monde numérique et comprend une gamme complète de médias et de matériaux destinés à la production, à la distribution et à la consommation de produits culturels » (KTA 2008 : 8). Ces dernières années, l’utilisation d’Internet dans les foyers inuit s’est fortement développée. Dans l’Arctique canadien, le phénomène s’initie en 2005 avec la création du fournisseur d’accès Qiniq (propriété de la Nunavut Broadcasting Development Corporation) qui offre aux résidents du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest, du Nunavut, du Nunavik (Nord du Québec) et du Labrador une connexion Internet haut débit via satellite[3].

Dans un contexte autochtone et inuit où la promotion de la langue et de la culture reste prioritaire, Internet favorise la circulation de la tradition orale, des savoirs et des expériences, par l’intermédiaire de sites spécifiques (KTA 2005 : 4-6). Les créations artistiques étant considérées par les Inuit comme appartenant au corpus des savoirs traditionnels, elles occupent à ce titre une place importante sur le web. Compte tenu du développement extrêmement rapide des réseaux virtuels[4], les reproductions numériques des oeuvres se multiplient, s’exposant ainsi davantage à la violation potentielle des droits d’auteur et de propriété intellectuelle, étant donné que le respect de ces droits repose sur les considérations d’ordre éthique et moral des internautes. La situation est d’autant plus critique que les politiques gouvernementales peinent à ajuster les législations en vigueur, tant l’évolution de l’environnement numérique est rapide. En 1997, McMahon (1997) signalait déjà l’urgence de protéger ces droits sur Internet :

Le besoin d’action pour reconnaître et protéger les savoirs autochtones devient de plus en plus urgent alors que les contraintes pour commercialiser les informations, les savoirs et les cultures se construisent et s’accélèrent dans ce qui est populairement appelé l’Ère du Numérique.

McMahon 1997 : 1[5]

Dix ans plus tard, cette situation d’urgence préoccupe toujours les autorités gouvernementales, y compris au Nunavut :

La question des droits d’auteur et de propriété intellectuelle est prioritaire pour la Stratégie de développement économique du Nunavut (The Nunavut Economic Development Strategy) qui précise que la propriété intellectuelle des Nunavummiut devrait être protégée par la loi.

Government of Nunavut 2007 : 22[6]

Dans un essai critique intitulé « Can Culture Be Copyrighted ? », Brown (1998) ouvre la discussion sur des contradictions manifestes entre les conceptions pragmatiques de sociétés autochtones et les politiques normatives des institutions internationales qui coïncident rarement, du fait que leurs objectifs respectifs diffèrent. À cet égard, le scepticisme et les tensions mettent en péril la reconnaissance et l’application des textes de lois d’ores et déjà établies, quand bien même les concepts de domaines public et privé restent flous. Il montre par exemple comment des politiques muséales de conservation d’artefacts amérindiens peuvent briser les normes contemporaines de domaine privé (Brown 1998 : 192). Il considère ainsi que la législation du copyright est inadaptée aux besoins des Autochtones puisqu’elle s’appuie sur « des notions romantiques d’un génie créatif isolé qui arrache la beauté d’un air léger par un acte inspiré de l’imagination » (Brown 1998 : 196). De ce point de vue, la créativité culturelle reste difficilement identifiable, d’autant qu’elle intègre mal les politiques économiques de l’industrie moderne. Par ailleurs, tant que la notion de domaine public n’est pas clairement délimitée, la question de propriété culturelle reste floue.

Si ces questions font débat depuis quelques années dans les secteurs politique et scientifique, les impacts socioculturels et économiques du développement des « industries culturelles autochtones » suscitent également l’attention (KTA 2008 ; Webster 2007) au détriment de l’analyse des systèmes de valeurs et de représentations autochtones. L’expansion de l’environnement numérique confronte les autorités politiques et juridiques à de nouveaux défis éthiques qui impliquent la révision des textes de lois et leur réajustement, pour mieux protéger les droits des auteurs et de propriété intellectuelle (Gattiker 2001 : 99-141 ; Brown 1998 : 199). Comment coexistent la structure juridique en référence aux droits d’auteurs et de propriété intellectuelle et les conceptions inuit de la propriété des idées ? Peu d’études explorent ce sujet. En lien avec l’environnement numérique, divers auteurs ont tenté de cerner les enjeux socioculturels et politiques des réseaux communautaires virtuels (Gattiker 2001 ; AAFU 2009 ; Lachapelle et Dupré 2010). Selon une approche juridique et sociale, Rajan (2001) se penche en particulier sur le statut des droits moraux dans le domaine culturel et artistique, tout en amorçant une discussion sur le lien entre la notion de culture et de propriété dans les sociétés autochtones. Son travail amorce notre réflexion.

Les technologies de télécommunications dont l’Internet comme objets d’analyse représentent un champ d’études émergent dans les sociétés occidentales mais qui reste pratiquement vierge dans le domaine des études autochtones. Pourtant, cette thématique n’est certainement pas anodine au regard d’un exemple comme celui d’Iglulik (territoire d’Igloolik, Nunavut), où l’introduction de la télévision dans les foyers fut décidée par consensus, tant les conséquences éventuelles de son arrivée préoccupaient les gens. Les propos du cinéaste Zacharias Kunuk sont tout à fait éloquents :

Oui, le pouvoir de la télé. Quand la télé est arrivée à Iglulik en 1983 (juste à temps pour les séries éliminatoires de hockey), tout le monde a arrêté d’écouter, de se rendre visite et de se raconter des histoires. La seule façon d’y revenir était de mettre nos histoires dans la boîte, c’était le temps de raconter nos histoires à la télé.

Zacharias Kunuk[7]

L’objectif de cette note de recherche consiste en une réflexion sur les enjeux socioculturels inhérents à l’utilisation d’Internet dans le domaine de la création artistique contemporaine de l’Arctique canadien, axée sur la double question des droits d’auteur et de propriété intellectuelle, ainsi que les systèmes de valeurs inuit qui s’y réfèrent. Afin de mieux cerner le sujet, j’examine dans un premier temps les modes de gestion des droits d’auteur établis lors du développement de la production artistique inuit dans les années 1950 et actuellement en vigueur. De nouvelles préoccupations d’ordre éthique et moral interviennent quant à la question de la protection de ces droits sur Internet, dans un contexte où la reproductibilité numérique des oeuvres d’art et des savoirs devient aisément accessible. Dans une perspective anthropologique, je tente ensuite de définir quelques-uns des contours de la pensée inuit propres aux domaines de l’art, pour mieux saisir la finalité qu’un Inuk assigne à l’art ainsi que les obligations morales inhérentes aux oeuvres, en accord avec la notion de propriété des idées.

Les coopératives, les artistes et la gestion des droits d’auteur

Dans l’Arctique canadien, l’essor de la création artistique contemporaine reste étroitement lié à l’émergence du mouvement des coopératives, dans les années 1950, alors que les Inuit se sédentarisent dans des communautés récemment établies. Le développement de l’art – sculpture, art graphique (dessin et estampe) principalement – s’inscrit dans un contexte de difficultés socioéconomiques liées à des périodes de famine et d’épidémies ainsi qu’à la chute du commerce de la fourrure. L’art et l’artisanat apparaissent alors comme une nouvelle source de revenus dont les enjeux socioculturels dépassent rapidement la seule finalité économique. À la suite du succès de la première commercialisation de sculptures inuit contemporaines en 1949 à Montréal, des ateliers s’organisent et des coopératives se mettent en place (Crandall 2000). En 1956, les habitants de Kinngait (Cape Dorset) créent une coopérative (dont dépend l’atelier d’estampes) en charge de la rémunération des artistes, de la fourniture du matériel, de la diffusion commerciale des oeuvres sur le marché international et de la redistribution locale du bénéfice de ces ventes[8]. Parallèlement, l’art inuit acquiert en 1953 le double statut d’oeuvre d’art (tel que défini sur le marché international de l’art) et celui d’art national canadien, lorsque la Reine reçoit du gouvernement fédéral une sculpture inuit comme cadeau diplomatique. Face à la rapide expansion du marché de l’art de l’Arctique canadien sur la scène internationale, des copies frauduleuses de sculptures apparaissent (Peter 1983), incitant les gouvernements à établir des systèmes d’authentification. Ces mesures semblent d’autant plus importantes que le Canada n’a ratifié qu’en 1962 la convention universelle sur le droit d’auteur proposée par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO 1971) dès 1952.

C’est dans ce contexte que l’étiquette de l’iglu (igloo tag) est mise en place en 1959 par le Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada (MAINC) et enregistrée l’année précédente comme marque de commerce officielle. Cette initiative vise la structuration du marché de l’art et de l’artisanat inuit en développement, l’acquisition d’une certaine crédibilité sur la scène internationale, ainsi que la confiance des consommateurs. Elle permet également aux créateurs inuit d’affirmer la légitimité de leurs créations. Cela dit, bien que le MAINC soit l’administrateur légal de cette marque de commerce, l’attribution de cette étiquette revient à la charge des coopératives inuit, des grossistes et des galeries qui participent à différents niveaux à la diffusion des productions sur le marché international de l’art[9]. Cependant, si cette étiquette est devenue un symbole de qualité reconnu à l’échelle internationale (Bird 2008 : 4-16), elle ne concerne qu’une partie de l’ensemble de la création artistique. Systématiquement apposé sur les sculptures à la coopérative, ce symbole n’est par contre pas valable pour les oeuvres graphiques sur papier[10] sur lesquelles une estampille spécifique à chaque atelier est imprimée (Maire 2008 : 5). Les coopératives locales sont propriétaires des ateliers d’art et d’artisanat qui emploient les dessinateurs et maîtres graveurs/imprimeurs, potiers ou tisserandes, à titre de salariés. Elles gèrent ainsi les droits d’auteur des artistes qu’elle engage. Pour ce faire, la coopérative verse un cachet : à l’artiste dont le dessin a été sélectionné pour être reproduit par la technique de l’estampe, de la poterie ou du métier à tisser ; mais aussi à ceux et celles qui interprètent la reproduction de ce motif original, quelle que soit la technique (estampe, poterie, tapisserie notamment). Dans le cas d’une exposition ou d’une publication de ces oeuvres, un nouveau montant s’ajoute au cachet initial pour chacune des personnes concernées[11], tel que le stipule la Partie I, article 3, alinéa 1, de la Loi sur le droit d’auteur :

Le droit d’auteur sur l’oeuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’oeuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’oeuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante […].

Ministère de la justice Canada 2009 : 11[12]

En dépit de l’identification immédiate de ces symboles par les spécialistes et amateurs de l’art de l’Arctique canadien, ceux-ci n’ont aucune valeur juridique (Harris 1994 : 14), c’est pourquoi la Nunavut Arts & Crafts Association (NACA)[13] préconise l’apposition systématique du symbole de droit d’auteur (copyright) international sur toutes les créations : ©, ajouté à l’année de réalisation et au nom de l’artiste. Par ailleurs, la gestion des droits d’auteurs par la coopérative n’est pas représentative de l’ensemble des artistes travaillant dans l’Arctique canadien, bien qu’aucune statistique n’existe sur ce point précis. La situation diffère effectivement pour les artistes qui travaillent indépendamment de la coopérative[14] : ils doivent gérer eux-mêmes, entre autres choses, leurs droits d’auteurs. Si tous les artistes bénéficient officiellement du soutien de la Fondation d’Art Inuit[15], celle-ci n’a, dans la pratique, que peu de moyens d’action pour faire valoir les droits individuels des artistes. Elle exige par exemple que tout artiste dont l’oeuvre est reproduite reçoive un exemplaire de la reproduction effectuée. Mais aux dires des artistes, rares sont ceux qui conservent ces reproductions, puisqu’elles représentent un montant d’argent « nécessaire à la famille » et sont vendues aux touristes lorsque l’occasion se présente. Quant à la question des droits d’auteurs, la Fondation d’Art Inuit invite les artistes à contacter la NACA et dirige le public vers les coopératives qui gèrent les droits d’auteurs de ses artistes. Des associations telles que la NACA jouent un rôle essentiel en informant les artistes sur les droits et opportunités dont ils disposent : appuis financiers, formations, sécurité et santé, droits d’auteurs, tarification des oeuvres, notamment. D’autres alternatives existent également comme la Canadian Artists’ Representation/Le Front des Artistes Canadiens (CARFAC)[16] qui offre aux artistes la possibilité de recourir à des droits collectifs (Canadian Artists Representation Copyright Collective, CARCC). Le principe consiste en la réunion d’un groupe d’artistes dont le CARFAC traite collectivement les droits d’auteurs avec les institutions concernées (musées, galeries, etc.). Ces initiatives font écho au Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones :

Même à l’intérieur des frontières du Canada, il reste beaucoup à faire. Les gouvernements, les groupes de consommateurs, les associations de fabricants et de détaillants et les groupes autochtones doivent collaborer pour renseigner leurs membres et la population en général sur la différence entre l’art et l’artisanat autochtones et les imitations. Les gouvernements devraient procéder à un examen complet des règles d’étiquetage, de la législation relative à la protection des consommateurs, de la réglementation concernant la publicité trompeuse et des règles applicables aux importations et aux exportations, afin que le patrimoine et la culture des peuples autochtones soient protégés par la loi contre l’appropriation illicite et l’escroquerie.

Gouvernement du Canada 2006 : volume 3, chap. 6

La Loi sur le droit d’auteur s’applique également aux technologies numériques comme Internet, dont le développement rapide suscite de nouvelles préoccupations. Mais l’efficacité de cette loi demeure bien fragile, alors que l’expansion des sites Internet s’opère librement. Une consultation publique a ainsi été menée par le gouvernement fédéral dans dix villes canadiennes entre juillet et septembre 2009[17], dans le cadre d’un projet de réforme de la loi canadienne sur le droit d’auteur. Les discussions engagées par des professionnels de divers milieux – artistiques notamment – témoignent de nombreuses inquiétudes quant à l’inefficacité de la protection des droits d’auteur sur Internet. Le CARFAC a également adressé au gouvernement des recommandations parmi lesquelles figurent : la reconnaissance et le respect accrus des droits de reproduction et d’exposition ; la ratification du traité sur le droit d’auteur de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) ; et le renforcement et l’élargissement des responsabilités des sociétés collectives de gestion du droit d’auteur en ce qui concerne l’attribution de licences dans le monde numérique[18].

Valorisation des savoirs inuit via Internet et notion de propriété des idées

Déterminées par les sociétés occidentales, les notions de propriété intellectuelle et de droit d’auteur[19] s’étendent à l’échelle mondiale, en vertu des accords internationaux qui font autorité. Dans un contexte où « la loi de “l’homme blanc” remplaça la justice traditionnelle par des attitudes, des morales et des lois venues du sud » (Ipellie 1992 : 46), une réflexion mérite d’être engagée sur les représentations conceptuelles de la création artistique contemporaine et de la notion de propriété des idées dans les sociétés inuit, au sujet de laquelle nous ne savons que peu de choses dans le domaine de l’anthropologie. La conception élitiste de l’art selon laquelle la reproductibilité technologique et mécanique engendre la perte de l’aura qui détermine le statut même d’oeuvre d’art, défini par son caractère unique et original (Benjamin 2008), contraste nettement avec les conceptions inuit de l’art dont la finalité vise le partage des expériences individuelles et collectives. En effet, les témoignages sont unanimes dans les communautés. Un aîné me confiait par exemple : « le récit de mes expériences peut être utile aux autres, alors il est important que je les mette sur papier » (Pitaloosie Saila, Kinngait, 2009).

D’une façon générale, les aînés comme les plus jeunes oscillent entre deux attitudes non contradictoires : le souhait de partager leurs savoirs pour les transmettre, et la nécessité de rester vigilants quant à l’utilisation de leurs représentations par autrui sans leur accord, ce qui pourrait avoir des effets négatifs à plus ou moins long terme. Dans le domaine de l’art, le point de vue des Inuit est bien loin du concept occidental de « l’art pour l’art » développé par Théophile Gautier (1835) qui prône l’autonomie de l’oeuvre. Les discours inuit insistent souvent sur la dimension pragmatique des créations en termes d’éducation, de mémoire familiale et communautaire, de revendications politiques et d’économie. « Mais comment l’interprétation des oeuvres d’art inuit pourrait-elle ne pas être erronée quand les paroles des artistes ne sont pas écoutés ? Sur Internet, nos créations peuvent être vues et nos paroles entendues », entend-on dans les communautés inuit. Cela dit, la préservation de la langue et de la culture inuit engagée par le gouvernement du Nunavut consiste en la valorisation des savoirs auprès des aînés, des jeunes générations et du grand public, en associant les pratiques de transmission traditionnelle par l’oralité et les supports numériques comme Internet. Les artistes, toutes disciplines confondues, soutiennent activement cette démarche. Il n’est pas anodin d’entendre dire ainsi :

Nous ne sculptons pas seulement pour l’argent. Pas plus que nous ne sculptons des choses inventées. Nous représentons la vie dans les temps anciens comme celle de maintenant. Nous montrons la vérité [...] Nous sculptons des animaux à cause de leur importance pour notre alimentation. Nous sculptons des personnages inuit parce que nous pouvons ainsi nous montrer au monde tels que nous étions autrefois et tels que nous sommes aujourd’hui. [...] Nous sculptons pour montrer ce que nous avons réalisé en tant que peuple.

Kasalluaq 1997 : 21

Si la valeur monétaire des oeuvres d’art et le revenu des artistes restent des sujets controversés dans les sociétés occidentales, la production artistique est souvent pensée de façon plus pragmatique dans les communautés inuit où l’approvisionnement en nourriture, vêtements, matériels, outils et accessoires divers est une préoccupation constante déterminée par la capacité à obtenir de l’argent. Dans une société où l’ouverture sur le monde et l’exigence de visibilité sont des valeurs hautement prisées (Therrien 2002 : 125-126 ; 2008 : 276), la finalité de la création artistique dépasse la seule question monétaire[20] au profit du partage des connaissances, dont le détenteur des savoirs détient un certain pouvoir, rappelle Barnes (1980 : 64-66). Selon les conceptions inuit, toute parole énoncée, de même que toute oeuvre produite, résulte de la pensée réflexive, de la mémoire, des affects, de la conscience (isuma, en inuktitut), ainsi que le définit Taamusi Qumaq (1991 : 45) :

[…] la pensée est par nature invisible et silencieuse ; puissante, elle impulse un mouvement aux choses ; elle déclenche des processus qui lui permettent de se manifester de façon tangible ; cette force infra verbale effectue un trajet de l’amont vers l’aval, de l’intérieur du corps (lieu de l’invisibilité et du silence) vers l’extérieur du corps où elle devient acoustiquement saisissable.

Therrien 2008 : 275[21]

Parmi de nombreux artistes, Tiivi Ittuq (Tivi Etok) insiste sur l’importance de réfléchir durant le processus de création et de représentation artistiques : « Tout artiste doit penser par lui même et décider quel genre d’art il veut produire. […] Être un artiste est chose sérieuse » (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 99-100). Cette attitude renvoie au terme imminiiqijuq qui désigne « la personne capable d’agir de sa propre initiative sans menacer autrui » qui s’associe à l’expérience intime (imminiiqiniq) selon M. Therrien (2008 : 154). Lorsque la pensée devient visible/audible, la communication devient possible : une nouvelle relation à l’entourage peut se construire, fondée sur la qualité du rapport à l’autre. La création artistique oscille ainsi entre le domaine du privé et du public, mais ne relève pas de la notion de propriété individuelle qui reste encore mal vue dans les sociétés inuit aujourd’hui. Le partage des savoirs, de la nourriture et des rêves, par exemple, reste un comportement prescrit nécessaire au maintien de l’équilibre social. Les biens exclusivement individuels ne concernaient autrefois qu’un petit nombre d’objets (kayak, armes, aiguilles, lampes à l’huile), selon T. Qumaq (1991 : 169). Les chants personnels, les savoirs chamaniques et l’expertise des sages-femmes relevaient de la propriété privée, impliquant un accord implicite pour leur transmission (Therrien 2008 : 251). Aux dires de certains artistes ayant collaboré à mes recherches doctorales depuis 2006, il en va de même avec des dessins particuliers qui relèvent de la sphère privée, tant leur sujet iconographique et leur signification sont intimes. De telles représentations sont ainsi conservées à l’écart du regard d’autrui et ne sont partagées qu’à de rares occasions.

La notion de style créatif semble appartenir au domaine de la propriété individuelle, selon les propos tout à fait éloquents de l’artiste Qinnuajuaq (Kenojuak Ashevak) :

J’ai un style de dessin qui n’appartient à personne d’autre qu’à moi. C’est le mien et il m’appartient. Les gens peuvent essayer de le copier mais ils n’y parviennent pas. Ils essaient en vain. Il serait difficile d’exprimer le peu de désir que j’ai à imiter le travail de quelqu’un d’autre. Je n’ai aucun désir au monde de le faire. En même temps, je n’ai pas vraiment envie que mon style, dont j’ai le sentiment qu’il m’appartient, soit imité par quelqu’un d’autre. J’ai le sentiment que cela est juste. Je ne vais pas copier quelqu’un d’autre.

Blodgett 1985 : 74-75[22]

Bien que la question des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle ne soit pas formulée en ces termes, elle est ici centrale car l’appropriation des idées sans aucun accord (explicite ou implicite) transgresse le respect des devoirs moraux et éthiques, c’est-à-dire les règles prescrites unanimement par la communauté (piqusiit). Tiivi Ittuq le confirme : « Vous n’avez pas le droit de copier quelqu’un d’autre. […] Vous devez utiliser votre propre imagination et faire quelque chose de différent » (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 101).

Lors d’une enquête de terrain au cours du printemps 2010, à Panniqtuuq, j’assistai ainsi à la vive réaction d’un jeune artiste, ayant surpris des faussaires en train d’inscrire sa propre signature à la base d’une petite sculpture : « Ils signent de mon nom leur pierre à peine taillée ; tu imagines!?! », me dit-il, outré. Les enjeux sont en effet importants, pour l’artiste comme pour les faussaires puisqu’il en va de la réputation et de la cote de l’artiste dont la carrière est en devenir, et dont le prix de vente des oeuvres ne cesse de croître sur le marché de l’art. « Mais qui achètera mes oeuvres s’ils [les acheteurs potentiels] croient que j’ai fait ça [la pierre à peine taillée]? », s’inquiète-t-il, soucieux des conséquences que ces oeuvres falsifiées pourraient avoir. Ces cas ne sont pas isolés et montrent bien l’impuissance des personnes impliquées.

L’imitation apparaît cependant valorisée dans la culture, si l’on considère que l’éducation se fonde sur l’observation et l’expérimentation personnelle, même si l’appropriation d’éléments exogènes intervient, comme l’intégration des techniques d’estampe ou des modèles de structures institutionnelles. Il y aurait beaucoup à dire sur cette question, mais pour schématiser, l’imitation semble tolérée dans le cas où elle n’est pas considérée comme néfaste pour qui que ce soit. Tout effet négatif sur autrui rend ainsi la copie inacceptable, car le fait de « n’en faire qu’à sa tête, agir à sa guise » (isumainnaqijuq) au détriment des autres perturbe l’harmonie sociale. De ce point de vue, la protection des droits d’auteur et de propriété intellectuelle telle que définie par les conventions internationales fait écho à certaines représentations de la propriété des idées, exprimées par des artistes inuit, et dont la définition fait défaut, certes, mais qui reposent sur le respect des piqusiit, autrement dit des devoirs éthiques et moraux individuels. En inuktitut, les traductions des notions de droits d’auteur et de propriété intellectuelle reflètent cependant l’appropriation de nouveaux concepts liés aux changements socioculturels en cours et à l’introduction d’éléments exogènes. L’inuktitut a ainsi recours à des néologismes élaborés à partir de la définition occidentale de ces deux notions : sapumiuti amisururtautitsitailinirmut ou sapumiuti ajjiliurtauttailinirmut[23] désigne les droits d’auteur et sananguartannut pijunnautiit[24] correspond au concept de propriété intellectuelle. L’introduction de néologismes dans la langue inuit est d’autant plus fréquente qu’elle répond à des besoins, tant dans le domaine de la santé, que de l’éducation, de la justice, etc. (Dorais 1990), dans un contexte où des éléments exogènes sont incorporés à tous les niveaux sans que ne se pose la question des copyrights.

Dans le domaine d’Internet et du numérique, les responsables sollicitent la responsabilité éthique et morale des auteurs comme des internautes : les utilisateurs sont responsables pour toute violation du droit d’auteur ou de marque déposée ; et la mise en ligne d’un film, par exemple, implique l’acceptation du partage légal de l’oeuvre via l’ajout de liens ou en téléchargement (IsumaTV 2010). Bien qu’il existe un cadre juridique précis, le respect des droits d’auteur et de propriété intellectuelle reste fragile puisqu’il repose sur un accord implicite entre l’auteur et le destinataire de son oeuvre. Le site IsumaTV[25] présenté comme « un vidéo portail Internet pour les cinéastes autochtones, avec un contenu unique en langue autochtone » (notre traduction), offre un exemple significatif d’accès à un vaste répertoire de données audiovisuelles dont les auteurs autochtones et inuit partagent les sources avec le grand public, via Internet. Pour ce faire, les auteurs des vidéos et informations diffusées sur le site acceptent de renoncer à leurs droits d’auteur et de propriété intellectuelle : ils les cèdent au profit de la communauté des internautes. Structuré autour de thématiques (« Education », « Truth & Reconciliation », « Inuit Knowledge & Climate Change », notamment), le site vise la constitution d’un fonds d’archives audiovisuelles dans le cadre du projet DIAMA (Digitizing the Inuit and Aboriginal Media Archive) qui participe à la construction d’une mémoire sociale collective (Laugrand 2002).

Le cinéma et la vidéo sont très importants pour notre culture, car ces médias préservent indéfiniment ce que nous possédons. Ils préservent non seulement notre patrimoine, sensibilisent la masse, guérissent le « mal de la terre », mais ils divertissent aussi. Ils font réfléchir et ils inspirent.

Ann Meekitjuk Hanson, cinéaste[26]

La dimension sociomémorielle d’une telle démarche ne fait aucun doute et l’utilisation d’Internet comme support à la transmission des savoirs lui octroie une large visibilité, même si cette dernière opère au détriment des droits individuels. Zeebeedee Nungak (2008 : 63) considère le rôle de la mémoire humaine « comme archive » des récits propres aux mythes (unikkatuat) et aux histoires (unikkaat) de la culture collective inuit, tout en insistant sur l’importance des arts (littéraires, visuels et sculpturaux) et des nouveaux supports d’expression dans cette entreprise.

Conclusion

Le recours à la technologie comme outil de transmission des savoirs représente aujourd’hui un enjeu majeur. Dans l’Arctique canadien, les aînés comme les plus jeunes expriment ce même désir de partager leurs points de vue avec les Qallunaat (non inuit), en accord avec le principe de partage réciproque des expériences culturelles collectives et individuelles.

J’aimerais aider les Blancs et les habitants du Sud à mieux connaître mon peuple et sa culture. Je ne sais pas s’ils veulent apprendre des choses au sujet des Inuit. Ils peuvent éprouver de la difficulté à nous comprendre, mais je crois que quelques-uns d’entre eux pourraient y trouver un certain intérêt.

Angootealuk 1985 : 38[27]

Les sites Internet conçus par les responsables et acteurs des communautés arctiques s’inscrivent dans cette démarche en privilégiant notamment l’accès à des données historiques, socioculturelles et économiques propres aux localités : par exemple, les fonds d’archives des collections annuelles d’estampes de Kinngait et Panniqtuuq (Maire 2010)[28] et le développement des projets de musées virtuels par diverses institutions. Face à l’expansion rapide de l’accès mondial à Internet interviennent de nouvelles considérations d’ordre éthique et moral, parfois conflictuelles entre les politiques normatives des organisations internationales et le pragmatisme des sociétés inuit. Alors que la question de la protection des droits d’auteur et de propriété intellectuelle fait l’objet de débats récurrents à l’Assemblée législative du gouvernement du Nunavut, les préoccupations des acteurs des domaines culturels autochtones, inuit et occidentaux s’amplifient. En décembre 1996, l’OMPI met en place de nouvelles conventions internationales visant la protection des droits des auteurs, interprètes et musiciens, en vue de leur application aux technologies numériques. Ces accords sont dits « traités Internet » : il s’agit du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (WCT) et du Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (WPPT) qui fixent les normes de base relatives à la protection du droit d’auteur et des droits connexes dans l’environnement numérique[29]. Quant à l’application et au respect de telles lois, la question reste entière, quand bien même les spécificités des cultures autochtones et inuit restent occultées :

Le développement et l’internationalisation d’un système de propriété intellectuelle « institutionnalisé » est apparu sans aucune considération spécifique accordée aux besoins particuliers et aux aspirations des peuples autochtones du monde.

McMahon 1997: 1[30]

Si les besoins des Autochtones restent peu considérés par les systèmes juridiques de copyrights mis en place, l’actualité récente montre que les Inuit savent utiliser à bon escient ces nouvelles normes pour faire valoir leurs droits sur la scène internationale. Tel fut le cas lorsque l’inuksuk fut officiellement choisi comme symbole des Jeux Olympiques d’hiver 2010. Si Peter Ittinuar, politicien d’expérience, a appuyé le choix du logo, il a aussi écrit, dans une lettre acheminée au Nunatsiaq News :

Aujourd’hui, la reconnaissance est synonyme de marketing. […] Si elle est aussi positive que la tentative de Vancouver d’utiliser l’inuksuk pour un événement d’envergure mondiale, tirons en parti au lieu de le considérer comme un empiètement sur notre culture.

Peter Ittinuar[31]

C’est ainsi que l’inuksuk est officiellement devenu une marque de commerce déposée, protégée par les lois internationales sur le droit d’auteur (Vancouver 2010 : 7).

Dans un contexte où la préservation et la promotion de la langue, mais aussi la protection de la culture et des savoirs autochtones et inuit sont considérées par les gouvernements territoriaux comme prioritaires, des stratégies de (télé)communication se mettent en place pour renforcer leur visibilité sur la scène internationale, par l’intermédiaire des mouvements coopératifs et associatifs. Toutefois, l’élaboration de ces stratégies requiert un soutien financier conséquent ainsi que le développement de partenariats et de collaborations (KTA 2008), mais s’appuie également sur la maîtrise des droits juridiques individuels et collectifs. Dans les communautés inuit, les artistes se disent cependant peu informés de leurs droits et aspirent à davantage de communication de la part des organisations gouvernementales. Alors que le paiement des droits d’auteurs représente une source de revenus importantes pour les artistes et leurs familles, les réseaux virtuels perturbent ce système par une reproduction numérique des oeuvres d’art incontrôlable, compte tenu du développement rapide des sites Internet. Toutefois, les impacts économiques et socioculturels d’une large diffusion sont loin d’être anodins puisque les créations artistiques inuit se destinent presqu’exclusivement au marché international et représentent la seconde source de revenus après les emplois gouvernementaux (Government of Nunavut 2007). L’utilisation d’Internet s’inscrit dans une démarche collective de la part des Inuit de valoriser leur langue et leur culture ainsi que de préserver les savoirs. Le respect de leurs droits d’auteurs et de propriété intellectuelle reste d’autant plus soumis à la conscience éthique et morale de chacun que les sources Internet prolifèrent sans aucun contrôle (ou presque), au nom du marketing et d’une meilleure visibilité. Les artistes autochtones et inuit ayant leurs propres pages web pour y diffuser leurs oeuvres ne sont pas rares – y compris sur Facebook, Twitter, Flickr, etc. – bien qu’aucune protection des copyrights ne soit garantie. Si les réseaux numériques ouvrent de nouveaux espaces de circulation de la parole, il s’y exerce des tensions inévitables entre altérité et intériorité.