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Le temps était inhabituellement chaud et ensoleillé en ce 1er mai 2006, alors que des dizaines de milliers de manifestants en chemise blanche envahissaient les rues du district financier de San Francisco[1]. La garde d’honneur en uniforme du syndicat Longshoremen’s Union[2] suscitait les applaudissements de la foule. Leur marche en cadence, ainsi que leur présence inspirante me rappelaient les histoires que mon père et mon grand-père racontaient sur comment le syndicat des dockers avait mené la dernière grève générale des travailleurs de San Francisco en 1934. Cette Journée internationale des travailleurs du 1er mai avait cependant été rebaptisée « the Great American Boycott » (le grand boycott américain) dans le but de soutenir les droits des immigrants. Faisant fi des appels à travailler comme d’habitude lancés par des dirigeants et institutions en faveur des immigrants plus conservateurs, de jeunes étudiants, travailleurs, parents d’écoles et activistes de base ont plutôt mené la plus grande grève étudiante et de travailleurs, et le plus grand boycott économique de l’histoire des États-Unis. C’est ainsi que lors de cette marche annuelle de la Fête des travailleurs, on a vu des anarchistes brandissant des bannières noires et rouges se faire féliciter par des manifestants latinos, qui remerciaient donc des radicaux, blancs pour la plupart, de se joindre à « leur » marche[3]. Des pancartes aux couleurs des États-Unis affirmaient : « AMÉRIQUE, nous sommes TON peuple! ». Des femmes poussaient leur bébé dans des poussettes à côté de leurs enfants d’âge scolaire, tandis que d’autres brandissaient des bannières demandant que les heures supplémentaires pour les travailleurs domestiques soient payées. Des hommes portaient des drapeaux mexicains aussi bien qu’américains enroulés autour de leurs têtes, et le consulat du Nicaragua avait même suspendu son drapeau bleu et blanc du haut d’un gratte-ciel de Market Street. Les pancartes allaient du pragmatique « Arrêtez la HR 4437[4] » au plus dérangeant « Vous aimez notre nourriture ; pourquoi n’aimez-vous pas notre peuple? ». Le caractère militant des marcheurs du syndicat (y compris des femmes) allait de pair avec l’esprit convivial des manifestants qui se baissaient ou se relevaient de concert pour former de longues vagues qui parcouraient d’un bout à l’autre la rue Market Street, du centre social au port.

Cette action se tenait délibérément le jour de la commémoration internationale du massacre de Haymarket en 1886 à Chicago[5]. Si l’idéologie générale contemporaine tend à nier la dignité du travail et à définir les gens en fonction de ce qu’ils consomment, ces manifestations ont pour le moins montré que tous les travailleurs ne sont pas des hommes, que tous les consommateurs ne sont pas des adultes, que tous les électeurs ne sont pas blancs ou nés aux États-Unis. Ainsi que le proclamait l’une des bannières, « aujourd’hui nous marchons, demain nous votons ».

Les pontifes de nombreux médias ont vu ce jour-là comme le signe qu’une nouvelle génération d’immigrants américains usait de son pouvoir démographique pour influer sur la politique électorale, tout comme d’autres l’avaient fait avant eux. Mais le mouvement actuel en faveur des droits des immigrants ne consiste-t-il qu’à essayer d’obtenir une part du gâteau américain? La citoyenneté américaine signifie-t-elle la même chose lorsque le sujet qui se bat pour l’égalité des droits et les protections démocratiques se voit légalement exclu du corps politique? Si les citoyens américains doivent « jouer aux quilles tout seuls[6] » (Putnam 2000), qu’advient-il de la société civile lorsque ceux qui participent le plus activement à la vie de la communauté sont déshumanisés de manière systématique par des qualificatifs tels que « illégaux » ou « étrangers »? Comment une personne qui fait l’objet d’une telle exclusion en arrive-t-elle à réclamer légitimité, droits et reconnaissance sans assimilation? Une réponse à ces questions peut être donnée lorsque l’on comprend les caractéristiques apparemment contradictoires et cependant inséparables de l’histoire de la citoyenneté américaine comme libératoire pour les uns et exclusive pour les autres, dynamique, toujours en redéfinition du fait de ses incohérences, et qui fait l’objet d’âpres discussions.

Tandis que la couverture médiatique des événements du 1er mai se polarisait sur le phénomène d’une mobilisation soudaine et spontanée de millions d’immigrants dans tout le pays, on se doit, pour fournir une meilleure explication de cette capacité de mobilisation politique, de prendre en compte les transformations dans la subjectivité politique de la base qui caractérise les mouvements de libération américains des cinquante dernières années. Cette dynamique remonte en majeure partie aux tentatives dans les années 1980 de légaliser et développer des services communautaires aux réfugiés (Coutin 2000 ; Mahler 1995 ; Menjívar 2000) ; mais elle s’appuie également sur le travail d’organisations féministes et pour les droits civiques qui voulaient promouvoir l’égalité de participation politique pour les citoyens-sujets précédemment exclus[7]. Plutôt qu’un phénomène nouveau, spontané, ou issu du 11 septembre, l’activisme pour les droits des immigrants aux États-Unis aujourd’hui est l’expression d’un processus d’évolution complexe et inégal dans la transformation de la subjectivité politique. Ces processus et dynamiques transforment à leur tour ce que signifie acquérir un sentiment d’appartenance aux États-Unis, et y avoir des droits.

La citoyenneté est tout autant un processus culturel qu’un statut légal. Cette perspective sur la citoyenneté demande que l’on s’intéresse aux nouveaux citoyens-sujets et au terrain mouvant de la politique. Ces personnes et ces questions viennent perturber les distinctions entre les sphères publiques et privées de la lutte politique, entre les transformations individuelles et collectives de la notion de subjectivité, et les cadres nationaux et transnationaux d’analyse de la citoyenneté. Les chercheurs latinos qui travaillent sur la « citoyenneté culturelle » ont montré comment le processus de revendication de l’égalité des droits caractérise les tentatives actuelles des Latinos d’obtenir droit de vote, ainsi que dignité et respect aux États-Unis (Rosaldo 1994 ; Flores 1997). Sans pourtant nier le rôle que joue l’État à la fois dans l’exclusion de jure de certaines personnes de la citoyenneté, et dans la pérennité de facto des inégalités entre les citoyens, la question de la citoyenneté culturelle oblige à porter attention aux « traditions dissidentes » qui constituent la nature dynamique et la promesse de liberté qui accompagne la citoyenneté américaine (Rosaldo 1994). On voit ainsi que la citoyenneté se présente comme un terrain culturel dynamique et débattu (Dagnino 2003). Les chercheurs féministes sur la citoyenneté mettent l’accent sur le fait que les femmes élaborent leur citoyenneté par rapport avec l’État-nation en même temps que par rapport à plusieurs États, à plusieurs niveaux d’États, et ce, aussi bien qu’en fonction d’aspects plus privés de leur vie (Yuval-Davis 1997, 1999, 2002). Ainsi que le conclut l’équipe du El Barrio Popular Education Program dans sa révolutionnaire étude des effets de l’alphabétisation et du soutien mutuel sur la subjectivité en mutation des femmes hispanophones unilingues de East Harlem, « c’est l’affirmation de leur identité, de leur force et de leur sentiment d’avoir des droits que nous avons été amenés à considérer comme des expressions de leur “citoyenneté culturelle” » (Benmayor 1992 : iii).

Les récits des femmes activistes immigrantes à San Francisco qui suivent font référence à des principes démocratiques libéraux clés des droits individuels et de l’autonomie de la personne dans la mesure où elles recourent à la notion d’« estime de soi » (autoestima) comme à un facteur clé de la transformation de la subjectivité politique individuelle. Cependant, leurs pratiques politiques collectives vont à l’encontre de plusieurs aspects clés de la doctrine individualiste, qui consiste à revendiquer ses droits et à se faire reconnaître sur le plan politique en dépit de l’exclusion de jure et de facto de la citoyenneté américaine pleine et entière. Cet article veut attirer l’attention sur le processus subjectif par lequel des membres de groupes sociaux considérés comme inférieurs en viennent à prendre conscience qu’ils ont le « droit d’avoir des droits » (Dagnino 2003). L’examen ethnographique, à savoir comment les immigrants eux-mêmes analysent leur situation politique et sociale, offre des points de vue enrichissants à partir desquels bâtir une nouvelle théorie de la citoyenneté, qui se concentre sur les pratiques et discours dans des communautés justement rarement considérées comme centrales lorsqu’il s’agit des questions de citoyenneté, d’identité nationale ou de culture politique aux États-Unis. En considérant ces discours terre-à-terre sur la subjectivité et la transformation personnelle comme des histoires parlant de citoyenneté culturelle, cet article se base sur les récits des femmes à propos des problèmes personnels et familiaux qu’elles perçoivent comme étant des obstacles à leur participation politique pleine et entière, et à leur sentiment de satisfaction. Gloria Anzaldúa appelle ces récits des teorías, c’est-à-dire des théories sociales intersubjectives et à plusieurs niveaux qui « reflètent ce qui se passe entre les “moi” interne, externe et périphériques à l’intérieur d’une personne et les “moi” individuels et “nous” collectifs de nos communautés ethniques » (Anzaldúa 1990). Cette tentative n’entend pas affirmer un point de vue aux marges de la citoyenneté fondée sur les expériences de sujets culturellement ou politiquement marginalisés. Au contraire, elle se veut au service d’une analyse mieux documentée sur le plan ethnographique qui questionne la co-construction des marges et du centre dans la théorie sur la citoyenneté.

Depuis 1996, j’ai travaillé de concert avec des membres du mouvement féministe latino Mujeres Unidas y Activas (Femmes unies et actives, ou MUA), une organisation communautaire de la région de la Baie de San Francisco, à la fois comme chercheure et comme alliée politique[8]. À la fin des années 1990, moment où je colligeai la plupart des données présentées ici, le MUA rassemblait plus de 200 personnes, pour la plupart des travailleuses immigrantes unilingues hispanophones, dont la moitié en constituaient la part la plus active[9]. Le groupe avait été fondé par dix femmes en 1990, dans le but d’offrir un soutien et une éducation en matière de droits civils et politiques à leurs pairs, plutôt que de dispenser des services sociaux. À la création du MUA, la plupart de ses membres avaient des enfants, parlaient exclusivement espagnol, et possédaient un bagage de moins de huit ans de scolarité. Certaines femmes étaient arrivées juste quelques mois avant nos entrevues, alors que d’autres vivaient aux États-Unis depuis plus de vingt ans. La plupart des nouvelles immigrantes n’avaient aucun document d’immigration, alors que d’autres qui résidaient aux États-Unis depuis plus longtemps et avaient régularisé leur situation grâce à l’Immigration Act de 1986, connu sous le nom d’« amnestie », n’avaient cependant pas encore été naturalisées américaines.

Les membres du MUA ont étendu le champ de la citoyenneté en n’ignorant ni ne privilégiant l’État et ses politiques grâce à la manière dont elles envisageaient leur rôles sociaux et leurs droits aux États-Unis. Il en a résulté une pratique politique qui a obligé l’État à reconnaître l’existence de nouveaux acteurs politiques – définis dans leurs propres termes, avec leurs propres problèmes et questionnements – et de nouvelles positions de citoyens-sujets. Parmi les problèmes clés soulevés par les membres du groupe, au même niveau que les questions légales et structurelles de statut officiel d’immigrant aux États-Unis, figuraient la transformation de leur propre identité et la dynamique des relations dans la sphère intime[10]. S’intéresser à la subjectivité dans la citoyenneté introduit donc de nouvelles dimensions, mettant en évidence combien les expériences relatives aux inégalités des droits reliés à la citoyenneté, que ce soit de façon formelle ou dans les faits, peuvent être très personnelles, à multiples facettes et complexes. Les membres du MUA citaient l’« estime de soi » (autoestima) comme un facteur clé relié à la fois à leur participation dans les projets politiques collectifs, et à leur sens de l’identité en mutation par rapport à leur famille, à leur pays d’origine et aux États-Unis. Mon but est ici de montrer que ces analyses des expériences d’attribution, de possession et de déni des droits politiques constituent une ressource discursive qui peut participer à régler la question des inégalités sociales, plutôt que de lui survivre. En transformant les aspects dépolitisants de l’estime de soi telle que définie par le système libéral individualiste, les membres du MUA font usage d’une rhétorique de la citoyenneté libérale qui ne s’avère pas uniquement conservatrice en théorie, mais contient également les prémisses de formes d’identité et de pratiques politiques nouvelles et plus inventives.

Étudier avec les Femmes unies

Au milieu des années 1990, plusieurs initiatives électorales ont visé à couper la plupart des services aux immigrants sans-papiers, à bannir l’éducation dans les deux langues (anglais et espagnol), et à mettre fin à leur action d’affirmation dans les institutions de l’État d’accueil[11]. Même des femmes qui étaient ni en situation illégale, ni sur l’assistance publique au milieu des années 1990 ont déclaré avoir été affectées par ce que l’une des employées des MUA a appelé la « guerre psychologique » menée contre les immigrants et les familles pauvres. Cette image était d’autant plus parlante qu’elle et de nombreuses autres membres du groupe avaient vécu sous des régimes de guerre civile en Amérique centrale dans les années 1970 et 1980, que les États-Unis soutenaient et qualifiaient d’« à faible intensité ». Mais cette image s’appliquait également aux amis et membres de leur famille immédiate qui faisaient l’expérience aux États-Unis de la violence économique en tant que travailleurs à bas salaires ; de la violence culturelle en tant qu’étudiants des écoles publiques bilingues ; et, dans plusieurs cas, de la violence familiale à la maison.

Dans ce contexte tendu et très politisé, les activités des membres du MUA s’inséraient parfaitement dans ce que l’on entendait généralement par la notion de citoyenneté participative, et étaient conforme à l’idée que l’on se faisait de comment des groupes sociaux précédemment exclus acquièrent habituellement de l’influence politique : elles faisaient le piquet devant les bureaux du gouverneur de l’État, s’adressaient aux médias hispanophones, et montaient des pièces de théâtre amteur afin d’informer les autres immigrants des nouvelles lois. Ce faisant, elles remettaient cependant en question la légitimité du contrôle de l’État sur les limites de la définition du droit à la participation politique, et redéfinissaient le droit à la citoyenneté en termes de justice, plutôt que de statut légal ou de valeur économique. Au-delà de chercher à jouer un rôle dans un jeu politique qui se montrait exclusif, les membres du MUA voulaient également en changer les règles du jeu.

Le groupe tenait des réunions régulières plusieurs fois par semaine à divers moments de la journée afin d’accommoder les différents emplois du temps, et offrait un service de garderie pour les tout-petits. Certaines femmes assistaient à plusieurs rencontres dans la semaine. Pratiquant ce qu’elles appelaient la « democracia dirigida » (démocratie dirigée), les leaders du groupe prenaient note des préoccupations que les membres soulevaient individuellement ou collectivement, et invitaient des intervenants à parler sur ces sujets de manière informelle. Les sujets de ces assemblées générales hebdomadaires allaient de comment arriver à inscrire son enfant dans l’école publique de son choix, aux aspects des nouvelles lois importantes pour les femmes battues, comme le Violence Against Women Act (loi Violence contre les femmes, ou VAWA)[12]. Les MUA offraient un programme de développement des compétences des femmes dont un important volet comportait des ateliers sur des sujets comme le développement de l’enfant, la violence chez les jeunes, et les droits des immigrants. Ces ateliers prenaient place toute la journée la fin de semaine, sur une durée de six à huit semaines. Les participantes recevaient une petite compensation financière et on leur demandait de concevoir et de mener une compagne communautaire ayant rapport avec le sujet traité dans l’atelier une fois celui-ci terminé.

L’organisation du MUA affichait clairement son mandat de donner du pouvoir (empower) aux femmes et aux familles immigrantes d’Amérique latine qui cherchaient à affirmer leurs droits et besoins (Cruikshank 1999). Les priorités du groupe, délimitées par le personnel, mettaient l’accent sur l’éducation civique et sur l’organisation et l’action collective à la fois en tant que Latinos et en tant qu’association immigrante en collaboration avec d’autres groupes et communautés. Il était fondamental pour le MUA d’accorder une grande importance aux problèmes personnels et émotionnels des femmes, ce que les membres et le personnel voyaient comme étant aussi critique pour la survie de chaque femme que nécessaire pour la santé de l’organisation et de la communauté. Lorsque le personnel mettait l’accent sur la nécessité de s’engager dans l’action politique collective à cette fin, ils faisaient usage d’une notion de l’estime de soi qui comblait l’espace entre santé mentale des individus et bien-être de la communauté en général, et entre expériences individuelles et expériences collectives de la citoyenneté, de la maternité et de la femme. L’équilibre entre le leadership du personnel, orienté vers les activités, et la nature terre-à-terre des réunions dirigées par les membres créait un dialogue dynamique entre les luttes à grande échelle et celles à échelle individuelle, qu’il s’agisse de questions légales, de droit de vote ou de problèmes tant au niveau de la personne elle-même qu’à celui de la communauté locale.

Les membres du MUA parlaient des défis auxquels elles devaient faire face pour s’adapter à la vie à San Francisco, et de comment l’immigration les obligeait à puiser dans leurs ressources individuelles et culturelles pour surmonter leurs difficultés ou celles de leur famille. Qu’une immigrante bénéficie ou non du soutien de la communauté et de l’activisme offert par des organisations comme le MUA, chaque pas accompli jour après jour pour survivre dans un nouveau pays lui donne une toute autre appréciation de sa propre valeur. Interprétés par le biais du discours sur l’autoestima, les obstacles que représentent l’immigration, la classe sociale, la culture et la langue pour les femmes du MUA se sont avérés un gage de la force que ces femmes pouvaient tirer à la fois de leurs histoires individuelles et de leur identité collective pour se faire une place aussi bien dans la société américaine que dans leur propre maison. Les membres du groupe développaient un sens de l’estime de soi qui les aidait à faire le lien entre les changements opérés dans leur subjectivité, dans leurs relations conjugales et dans leur approche de leur rôle parental à la suite de leur immigration, avec les changements dans leur expérience de la maternité, du mariage et de la citoyenneté. L’existence même de ces catégories implique que tensions et conflits font également partie de ce processus de transformation (Stephen 2001)[13].

Alors que leur parcours individuel de vie, leur milieu d’origine, leurs relations familiales, leurs nationalités et leurs histoires étaient divers et variés, beaucoup de femmes que j’ai interrogées et observées entremêlaient des discours sur l’autoestima dans le récit de leur transformation personnelle et de leur participation dans le groupe. Cruikshank (1999) se montre convaincue que des concepts et termes comme « empowerment » (prise de contrôle ou de pouvoir) et « estime de soi » sont des « techniques de gouvernement de soi » spécifiquement créées pour inscrire les participants à ces groupes d’entraide et de femmes dans la logique de la subjectivité politique libérale. Pour ce qui est de mon propre travail à San Francisco, elle met en lumière avec justesse à quel point le gouvernement de l’État de la Californie, influencé par les études sociologiques qui attribuent les fléaux sociaux – de la pauvreté à la violence, en passant par le décrochage scolaire – au manque d’estime de soi ont accordé des subventions aux organisations communautaires qui faisaient du travail sur l’estime de soi pendant cette période, une partie de ces fonds ayant vraisemblablement fait son chemin jusqu’au groupe des MUA.

Tout comme il est difficile d’ignorer le pouvoir de l’État et sa force régulatrice, il est difficile de reconnaître que les femmes puissent être capables de redéfinir certains aspects de ces concepts et pratiques dans leur propre intérêt. Cependant, en portant plus attention aux contextes et domaines auxquels les femmes faisaient référence lorsqu’elles parlaient d’« estime de soi », de « stress » et de « dépression », j’ai commencé à voir les congruences et les divergences de ces termes par rapport à leur acception dans la psychologie populaire nord-américaine ou les groupes d’entraide[14]. La traduction n’en était pas faite directement, mais mettait en lumière un sens de la subjectivité et de l’identité très différent du soi autonome et indépendant de la conception libérale. Les femmes mentionnaient l’utilité de ces idées dans la revendication de leurs droits et de leur place, à la maison autant qu’au travail. Elles identifiaient de nombreux facteurs comme le soutien par les pairs, l’information, les formations d’organisatrices, et l’action politique collective comme des facteurs importants qui les aidaient à acquérir une confiance en elle et une conscience de leurs droits plus fortes. Les dialogues collectifs, tout autant que leurs pratiques politiques, venaient ébranler les forces qui, d’après elles, confinaient leur personne au rôle de mère et d’épouse, de travailleuse, ou de consommatrice. Les histoires qui vont suivre mettent en évidence comment ces femmes en sont venues à croire dans le potentiel que peut représenter le changement de la communauté, en valorisant leurs propres intérêts et ceux de leurs enfants par rapport à ceux des hommes et des autres membres de la famille, en gagnant confiance dans les autres, et en surmontant les obstacles individuels et collectifs à leur participation pleine et entière dans la vie politique et sociale américaine.

Les dialogues des femmes sur la notion de soi et l’intersubjectivité

Quinze femmes étaient assises en cercle sur des chaises de métal pliantes, buvant du café, mangeant des pan dulce[15], et discutant alors que nous attendions que commence la réunion du groupe de femmes. Le soleil brillait à travers les fenêtres du vieil immeuble d’où l’on pouvait voir les toits des édifices voisins du coeur du quartier Mission District de San Francisco. En ce matin de l’automne 1997, le groupe d’entraide des immigrantes n’avait pas d’autre ordre du jour que celui de laisser les femmes présentes discuter de ce qui leur tenait à coeur, et de susciter une discussion collective ou d’obtenir des conseils. Tandis que d’autres femmes déposaient leurs bébés et enfants en bas-âge à la garderie adjacente, plusieurs des femmes se présentaient, l’une après l’autre, précisant leur prénom, leur pays d’origine ainsi que combien d’enfants elles avaient aux États-Unis aussi bien que dans leur pays.

À bien des égards, cette réunion étaient typique de ce que les coordinatrices du groupe appellent des réunions d’autoestima, qui alternent chaque semaine avec des « assemblées générales » qui accueillent des intervenants invités à parler de manière informelle sur toute sorte de sujets. Une fois le tour fait et toutes les femmes présentées, l’animatrice du groupe croisa le regard d’Esperanza Navarro et lui demanda s’il y avait quelque chose de particulier dont elle aimerait parler. Esperanza, une femme grande et forte au début de la quarantaine, vivait à San Francisco depuis qu’elle avait immigré de Mexico City avec son mari et leurs trois jeunes fils en 1986. Elle se montrait en général silencieuse et timide lors des réunions, mais ce jour-là, elle acquiesça : elle avait besoin de parler. Alors qu’elle commençait à parler de ce qu’elle appelait son estrés (stress) et sa depresión (dépression), ses yeux se remplirent de larmes et sa voix se brisa. Cette femme, mère de cinq enfants, partagea son histoire d’abus physique et émotionnel par un mari alcoolique, raconta ce que ça lui faisait que ses trois fils adolescents l’ignorent et lui manquent de respect, et combien elle s’était sentie dépassée lorsque son fils de seize ans avait ramené sa petite amie enceinte à la maison pour habiter avec eux. Sa préoccupation principale, qu’elle voulait partager avec le groupe, était de savoir comment elle pourrait protéger ses filles d’âge préscolaire et les éloigner du domicile familial. « Je veux briser le cercle vicieux pour elles. C’est trop tard pour mes fils. J’ai besoin de devenir indépendante pour pouvoir quitter mon mari ».

Plusieurs personnes présentes lors de cette réunion connaissaient Esperanza depuis plus d’un an et l’avaient vue vivre des hauts et des bas émotionnels de manière récurrente, en dépit du soutien, de l’intervention professionnelle en santé mentale, des stages professionnels, et du travail. Mariana, une mère de trois enfants de Michoacán à la fin de la vingtaine, raconta à Esperanza qu’elle avait quitté son mari deux ans auparavant seulement, à un moment où elle n’avait ni travail ni argent du tout. Comme Esperanza, Mariana et plusieurs des autres participantes à la discussion parlaient peu ou pas du tout anglais à leur arrivée aux États-Unis ; elles avaient complété seulement quelques années d’école primaire dans leur pays d’origine, et n’avaient pas de papiers. Elles ont reconnu qu’elles étaient structurellement désavantagées et que la notion américaine d’individu autonome qui se débrouille par lui-même était un échec ; mais elles ont encouragé Esperanza à ne pas se considérer comme une femme incapable, et à avoir confiance dans sa capacité à survivre et à élever elle-même ses filles. « Si j’ai pu le faire, toi-aussi tu peux », dit Mariana. À un moment où l’État réduisait son aide aux femmes dans la situation d’Esperanza en coupant dans l’aide sociale et les logements sociaux, en particulier pour les femmes sans-papiers, ce soutien par les pairs s’avérerait une ressource importante dans le cas où elle se déciderait à se séparer de son mari. Quelle que soit sa décision, elles lui apporteraient le soutien émotionnel qu’elle sollicitait.

Deux autres femmes présentes, également insatisfaites de leur situation familiale mais qui pour toutes sortes de raisons n’envisageaient pas de quitter leur partenaire, parlèrent de l’importance de l’autoestima. Elles savaient qu’Esperanza était familière avec les aides et services publics à sa disposition pour elle-même autant que pour ses filles, qui étaient citoyennes américaines ; et elles savaient qu’en tant qu’une des seules propriétaires de maison et de petit commerce du groupe, elle se trouvait également dans une situation matérielle bien meilleure que la plupart d’entre elles. Son état émotionnel fragile fit qu’elles s’abstinrent de lui dire, comme à toute autre, que sa meilleure option était de quitter son mari. Plusieurs prirent la parole pour lui rappeler qu’elle devait s’occuper de son estime d’elle-même afin de s’assurer que ses filles puissent effectivement « briser le cercle vicieux ».

À la différence des réunions d’information, les rencontres d’autoestima n’avaient pas d’autre ordre du jour que celui de laisser les membres choisir un sujet de discussion, demander des conseils au groupe, ou répondre à une question posée par l’animatrice du jour. Les discussions allaient du rôle parental et de la discipline, à des questions économiques précises ou à des crises personnelles, en passant par les relations avec la belle-famille, les problèmes de travail, les pressions exercées par les médias et le monde de la consommation. À l’une de ces réunions, les membres pouvaient ainsi critiquer la culture des publicités ou les messages passés par le biais des téléromans et de la musique populaire. Lors d’une autre, elles pouvaient discuter de leurs problèmes et objections à certains aspects des expériences de leurs enfants dans les autobus scolaires, et des écoles de quartier versus celles plus en vogue. Une des réunions a consisté à parler des souvenirs sentimentaux, ironiques et parfois triviaux de leur rencontre avec leur mari ou le père de leurs enfants. La conception de ce que le groupe entendait par autoestima était beaucoup plus large que la traduction directe d’« estime de soi » ne le laisse entendre, et ne peut pas être comprise par le biais d’une analyse qui se limiterait à considérer les femmes comme des récipiendaires passives des conceptions néolibérales du moi. Tout en faisant référence à quelque chose de proche de la notion nord-américaine d’« estime de soi » comme un processus individualisé de développement d’une image de soi positive[16], et en l’appliquant dans la tradition des organisations féministes nord- et latino-américaines qui valorisent la prise de conscience et le soutien des pairs par la discussion, la notion d’autoestima incluait également processus de transformation personnelle et identité partagée en tant qu’immigrantes latinos ; une identité qu’elles se forgeaient au fil des discussions en toute convivialité – en partageant temps et expériences –, et en travaillant ensemble sur des projets sociaux et des questions politiques, de la réforme de l’immigration à la violence domestique.

Les membres du MUA firent ainsi l’esquisse d’une notion de l’autoestima étroitement liée à l’entraide et au dialogue à propos des problèmes sociaux et des solutions à leur apporter par le biais d’action collectives. Parler de leurs propres problèmes dans un groupe d’entraide collective politisé aidait les femmes à replacer leurs problèmes individuels dans un contexte social plus large. Pour beaucoup de femmes cette façon d’« apprendre à parler » (aprendiendo a hablar) est devenue indispensable afin qu’elles puissent acquérir un sens plus positif de leurs propres capacités et responsabilités, en particulier en tant que mères et épouses, souvent coupées de leurs réseaux familiaux et sociaux d’origine. L’autoestima était dialogique et nourrissaient les voix individuelles et collectives des femmes, à l’inverse des expériences d’immigration dont beaucoup d’entre elles disaient qu’elles les avaient muselées et les avaient dépossédées de leur pouvoir. Ainsi, l’autoestima s’avèrait à la fois un processus et un résultat, un moyen et une fin dans cette lutte continuelle pour acquérir un sens de la citoyenneté plus élargi et qui leur confère plus de pouvoir (empowerment).

Violence économique, sociale et domestique

L’impact des différentes formes de violence que pouvaient subir les femmes figurait en tout premier lieu dans plusieurs de leurs récits, et avait des conséquences directes sur leur capacité à préserver leur intégrité physique et émotionnelle ainsi que sur leurs pratiques de la citoyenneté. Cela faisait 23 ans que Tomasa Hernández vivait à San Francisco lorsqu’elle prit longuement la parole pour la première fois en 1998. Tomasa était une petite femme vive et mince dont le physique jeune et le penchant pour les jeans serrés et les habits de style chic urbain venaient démentir son statut de mère de six enfants. Elle n’était encore qu’une adolescente lorsqu’elle immigra en Californie à partir du Mexique, mais elle avait déjà travaillé plusieurs années après la fin de son primaire afin d’aider sa famille, dans sa petite ville natale près du lac Chipala de l’État de Jalisco. Tomasa secoua la tête et rit tristement à l’idée du culot qu’elle avait eu : elle avait sauté dans un bus avec une amie pour aller vers le nord. Elles finirent par se trouver du travail dans des ateliers clandestins et des restaurants de San Francisco et s’y installèrent. Tomasa était l’une des dix membres fondatrices des Mujeres Unidas y Activas.

Au moment de notre entrevue, Tomasa était enceinte pour la septième fois de son ami, qu’elle décrivait comme un partenaire de vie formidable pour elle et comme un père merveilleux pour ses enfants les plus jeunes. Elle me raconta l’histoire de sa transformation personnelle et politique, dans laquelle elle se décrivait essentiellement comme une victime de violence domestique émotionnellement instable, dont la seule motivation à participer au groupe était à l’origine les deux dollars qu’elle recevait pour sa présence. Le but d’une allocation de présence était d’encourager la participation des femmes qui n’avaient pas assez d’argent pour prendre le bus, mais à son propre étonnement, lorsque l’argent alloué pour cette compensation cessa d’être versé, elle continua à venir.

Après ça, ils nous ont aussi dit qu’il n’y avait plus de fonds pour nous donner l’argent, mais comme j’avais eu beaucoup d’informations et que je voyais un changement, comment dire? Un grand changement, en fait, très grand, à l’intérieur de moi. Même si la violence à la maison n’était pas terminée, je voyais quand même un grand changement en moi, dans ma vie, et aussi bien pour mes enfants que pour moi. Alors avec toute l’information que je recevais ici, il y a eu un changement tellement grand que, bien qu’ils ne me donnent plus les deux dollars, j’ai continué à venir. Et avant tout, je pense que ce que j’apprends ici avec le groupe… c’est à avoir de l’autoestima [estime de moi]. Parce qu’avant, j’aurais dit « hey, non! Je préfère me tuer. Je vais prendre ces pilules et je vais, je vais toutes les avaler! ». Pour attirer l’attention, pour qu’il voie comment je me sens, pour qu’il voie que moi-aussi, j’ai des sentiments. Pour qu’il vienne à l’hôpital, et qu’il me voie vraiment malade. Mais ça ne pouvait pas m’aider, parce qu’il y avait toujours les enfants, c’était à moi de m’en occuper… Parce que qui allait venir l’aider avec les enfants? C’est ça en fait, au moment où j’étais sur le point de prendre ces pilules, les filles ont fait irruption, je n’ai pas pu les prendre.

Tomasa, membre fondatrice des MUA

Tomasa n’était pas la seule ni à relater ses pensées suicidaires, ni à mentionner ses inquiétudes à propos de ses enfants ou encore l’aide apportée par le groupe, qui lui avait permis de changer sa façon de voir. Elle prit conscience que ses problèmes étaient liés à son manque d’autoestima, qui faisait en sorte qu’elle continuait à tolérer les abus et envisageait de se donner la mort. Sa compréhension de l’autoestima était suffisamment large pour autoriser des forces structurelles à limiter ses options. Dans son cas, son mari profitait de ses peurs et insécurités de petite provinciale sans-papiers, unilingue, avec peu d’éducation, pour la maltraiter émotionnellement et physiquement, tout en se maltraitant lui-même en abusant de l’alcool.

C’était une peur avec laquelle je vivais, c’était une tristesse… à cause de tout ce qui peut arriver à une femme… qui souffre de violence domestique… Je me sentais si moche… Le père de mes enfants me disait « c’est parce que tu es moche. Qui pourrait bien t’aimer? ». Il m’humiliait de la pire façon, vraiment de la pire façon. « Tu es encore plus moche que ces femmes qui font le pied de grue dans les rues et se font payer dix dollars! »

Ibid.

Le mari de Tomasa sapait son estime d’elle-même et sa dignité. Dans les récits de sa vie depuis son mariage et la naissance de ses enfants, elle utilisait un concept de l’autoestima qui l’autorisait à prendre une place à partir de laquelle défendre ses intérêts d’immigrante, de mère, et de femme. L’autoestima lui permit de faire le lien entre croissance et transformation personnelle d’une part, et processus de politisation collectifs d’autre part.

J’ai suivi quelques ateliers et j’ai appris ce que veut dire autoestima … C’est là que j’ai appris… qu’on doit s’accorder de la valeur à soi-même d’abord, avant d’aider une autre personne… J’ai suivi un atelier où on a d’abord parlé de l’autoestima. Cet atelier était sur les droits des immigrants… C’est là que j’ai fait mes premiers pas vers un meilleur sentiment vis-à-vis de moi-même. Après ça, j’ai pris d’autres ateliers, mais même si je continuais à subir de la violence domestique, je me sentais déjà mieux. Je savais que j’étais une femme et que je valais beaucoup… D’abord c’est moi qui suis venue, puis mes enfants, et après, tout le monde est venu, et après ça, il est venu aussi. C’est là que ma vie a complètement changé… J’étais comme une plante qui se desséchait, que personne n’arrose. Et une fois que j’ai suivi ces ateliers et que j’ai vu d’autres femmes avec des problèmes, et que j’ai vu que je n’étais pas la seule qui souffrait… Alors j’étais comme cette petite plante que, lorsque tu l’arroses, quand tu lui donnes de l’eau, tu lui donnes la vie, tu lui donnes l’opportunité de fleurir, de grandir, comme un tuteur qui t’aide à grandir… Je pense que si je n’avais pas été ici dans le groupe, et que si je n’avais pas eu toute cette information que j’ai maintenant, je pense que je serais une femme foutue.

Ibid.

Les discussions de groupe de ces femmes sur l’autoestima et sur leurs revendications individuelles à la maison se faisaient en lien avec des actions politiques collectives, comme la revendication de droits pour les immigrantes victimes de violence domestique. La façon dont Tomasa envisageait ses émotions et sa position sociale s’était constituée dans un contexte politique et économique de sentiment anti-immigrants et de discrimination envers les Latinos. Tomasa en vint à analyser le comportement d’abuseur de son mari à la lumière des difficultés qu’il avait lui-même rencontrées dans sa vie. Elle parla de lui avec compassion, mentionnant combien il était difficile pour des hommes comme son mari, qui avaient peu de bagage scolaire et parlaient peu anglais, de conserver une opinion positive d’eux-mêmes dans une société qui les traitait comme une main d’oeuvre à rabais, corvéable à merci et licenciable à volonté. Sans excuser la violence, elle fit allusion au fait que la pression psychologique et économique subie par les hommes les incitait à se tourner vers l’alcool et la drogue, ce dont eux-mêmes et leur famille finissaient par souffrir. Lorsque je l’interrogeai sur les espoirs qu’elle nourrissait pour l’avenir de ses enfants, elle répondit :

Des espoirs? Et bien, qu’ils aillent à l’école, qu’ils aient un meilleur avenir. Qu’ils ne passent pas par ce quoi moi ou leur père sommes passés. Parce que ça aussi, ça mène, je pense, à la violence. Peut-être que ce n’est pas ça, mais je pense que les problèmes économiques créent aussi des problèmes de violence à la maison, c’est le désespoir, je crois que ça joue aussi sur la désintégration de la famille. Parce qu’on pense tout de suite « Oh, mon Dieu! Je n’ai pas de quoi payer le loyer. Je vais prendre une autre bière pour oublier ». Et je n’ai pas entendu ça juste chez moi, mais chez plein d’autres gens, que les problèmes familiaux sont inscrits dans toutes les lois que nous avons ici maintenant et qui nous attaquent. Alors je pense aussi qu’il y a beaucoup de désespoir chez les hommes.

Ibid.

Bien que la violence entre partenaires soit présente dans toutes les classes socioéconomiques, et dans toutes les communautés et ethnies de la société américaine, les études empiriques tendent à confirmer l’analyse entendue lors des réunions des MUA : la pauvreté, l’isolement, le manque de soutien de la part de la famille étendue, la discrimination, ainsi que l’abus d’alcool et de drogues sont tous associés avec un risque accru de violence domestique[17]. Le désespoir que Tomasa mettait sur le compte des pressions à la fois économiques et politiques exercées sur les immigrants latinos était conforté par la marginalisation économique de plus en plus grande des familles immigrantes à la fin du XXe siècle. Une des conclusions de l’étude conjointe des États-Unis et du Mexique sur la migration[18] montre qu’entre 1990 et 1996, la proportion des familles mexicaines récemment immigrées avec des revenus annuels se situant en dessous de 5 000 $ avait doublé, passant de 5,5 % à 11 % (Davis 2000).

Tomasa s’appropriait des aspects des critiques féministes de la violence contre les femmes qui lui donnait un sentiment de pouvoir (empowerment), tout en rejetant les solutions généralisantes à des situations individuelles complexes. À cause de la nature de leur relation avec l’État américain, les femmes immigrantes et sans-papiers des MUA étaient très conscientes de ce que faire appel à l’État pour régler les problèmes de violence domestique puisse être une arme à double tranchant. Tomasa rejetait les stéréotypes selon lesquels les hommes latinos sont machos ou violents, et mettait plutôt l’accent sur les forces sociales et économiques qui contribuent à entraîner la violence domestique. Elle rejetait toutes les idées préconçues selon lesquelles la culture latino-américaine a une tradition de violence envers les femmes. Elle a participé à ouvrir un débat plus large sur comment utiliser les lois, y compris les politiques sur les immigrants et les réfugiés, afin de lutter contre la violence envers les femmes sans faire appel à des stéréotypes racialisants de cultures « traditionnelles » hyper-patriarcales qui font fi de la géopolitique et des autres conditions structurelles dans lesquelles la violence domestique se produit (Ong 2003 ; Ramos 1987 ; Razack 1995).

En tant qu’organisation, les Mujeres Unidas y Activas reconnaissaient que l’État était un allié stratégique mais pas complètement digne de confiance pour les femmes immigrantes victimes de violence et leurs familles ; les discussions incluaient donc souvent de peser le pour et le contre de différentes options, de faire l’évaluation des ressources disponibles, et de « choisir » parmi des « options » moins attrayantes[19]. La politique des MUA était d’offrir du soutien aux victimes de violence et à leurs enfants, mais aussi de reconnaître la complexité de chaque situation. Parfois, les femmes dont les maris avaient déjà un casier judiciaire avaient peur de les dénoncer, car ils seraient alors menacés de déportation, et elles perdraient ainsi tout espoir de bénéficier d’une quelconque aide pour leurs enfants. Dans d’autres cas, les femmes s’inquiétaient de ce que porter plainte mène à des investigations sur leur propre statut d’immigrante, ou à une intervention par les services de protection de l’enfance. Plusieurs femmes craignaient plus d’être déportées que de rester avec leur conjoint, sachant qu’elles n’auraient ni les moyens d’élever leurs enfants dans leur pays d’origine, et ni et encore moins accès à une protection légale contre leurs maris[20]. En général, survivantes de la violence domestique ou pas, de nombreuses femmes interrogées exprimaient le désir de retourner vivre au Mexique à un moment ou à un autre, mais la plupart ne pensaient pas que ce soit économiquement faisable, et ne croyaient pas que leurs enfants veuillent y retourner avec elles[21].

Sally Engle Merry a analysé les positions contradictoires dans lesquelles les féministes qui défendent les droits des victimes de violence conjugale se trouvent par rapport à l’État (Engle Merry 1995). Elles cherchent à donner aux femmes les moyens de changer partiellement leur situation par elles-mêmes en engageant des poursuites judiciaires contre leurs agresseurs. Cependant, en prenant part à ces discours officiels sur la violence domestique, elles participent à la construction des femmes-victimes comme sujets qui ont de la valeur et des droits et cherchent la protection légale de l’État, et des hommes comme méritant contrôle et punition de la part de l’État. Engle Merry reconnaît que le glissement du discours légal sur la violence domestique est le reflet de l’influence de plus en plus grande du féminisme sur l’État, et par conséquent d’une dénaturalisation de la violence de genre dans les relations familiales. Cependant,

[… C]ette réforme, paradoxalement, blâme les femmes pauvres pour leur échec à assumer la responsabilité de ce qui leur arrive tout en faisant fi de la restructuration économique qui fait que les travailleurs autant que les travailleuses se déplacent, minimisant ainsi la responsabilité du gouvernement qui consiste à fournir à ces familles un niveau de vie minimal, et légitime de nouveaux systèmes de surveillance et de contrôle des classes laborieuses et des pauvres, hommes et femmes.

Engle Merry 1995 : 69

Desahogandose, briser le silence après l’immigration

Contrairement au point de vue libéral selon lesquelles les femmes qui immigrent du Sud vont faire l’expérience de la liberté et du progrès lors de leur intégration dans les sociétés du Nord, la plupart des femmes que j’ai interrogées insistaient sur l’isolement et le sentiment de perte consécutifs à leur immigration. Pouvoir parler librement et discuter en toute confiance avec des pairs a constitué la pierre angulaire de la reconstruction de leur autoestima. En racontant sa propre expérience d’immigration, Adela Aguirre a mis en évidence combien il lui a été difficile de regagner sa confiance en elle une fois aux États-Unis. Elle n’était qu’une adolescente lorsqu’elle quitta sa petite ville des plateaux du Jalisco pour se prendre un travail et un appartement à Mexico. Elle avait terminé sa dernière année d’école primaire ainsi qu’une formation d’employée de bureau pour « secrétaire exécutive ». Sa soeur la rejoignit rapidement, et elles partagèrent dépenses et mode de vie, un mode de vie urbain inhabituellement libre pour des jeunes travailleuses. « J’ai toujours été plutôt rebelle! »[22], dit-elle en riant.

Lorsqu’elle avait vingt ans, Adela rencontra Manuel, qui était né et avait grandi aux États-Unis, et qui visitait sa famille à Mexico au moment où ils firent connaissance et tombèrent amoureux l’un de l’autre. Il lui dit qu’il voulait l’épouser et retourner à San Francisco, où il avait un travail permanent. Elle accepta alors d’émigrer, mais à la condition qu’il lui permette d’aller à l’école apprendre l’anglais afin de pouvoir travailler elle aussi. Il promit, et en mai 1991, ils se marièrent et s’installèrent dans l’immeuble où les familles de ses parents et de ses frères habitaient déjà, dans une cité de la banlieue sud-ouest de San Francisco connue sous le nom de Visitation Valley. Adela était tellement dévouée à son emploi qu’elle y travailla jusqu’à la veille de son mariage, et n’avait aucune raison de penser que cela pusse être différent une fois à San Francisco. Elle se rappelle les discussions d’avant leur mariage avec beaucoup d’ironie. Elle raconte qu’elle lui disait :

« Je vais aller à l’école pour apprendre l’anglais et dès que je peux, je veux travailler ». Il me disait « Bien sûr, c’est parfait! Tu peux faire ce que tu veux ». Enfin, tu vois, quoi! À l’en croire, il était totalement d’accord avec tout ça, mais quand je suis arrivée ici, tout était différent. Il ne m’a laissée y aller qu’un mois, maximum, juste après notre arrivée, et encore, je ne suis même pas sûre d’avoir complété ce mois-là.

Adela, immigrante mexicaine

À peine trois mois après son mariage, Adela s’est retrouvée enceinte. Son mari ne voulait pas qu’elle retourne aux cours d’anglais langue seconde offerts gratuitement au collège communautaire, d’abord à cause de sa grossesse, et plus tard parce que leur fils était trop jeune. Dès que son fils eut huit mois, elle s’inscrit de nouveau, mais son mari perdit son travail juste après cela, et lui interdit d’y retourner. Jusqu’à ce qu’elle commence à assister aux réunions des MUA, elle se sentait muselée et isolée.

L’occasion de sortir de leurs appartements en général petits, et d’être en compagnie de femmes qui leur apportent du soutien et vivent les mêmes problèmes, ainsi que de bénéficier de la sécurité d’un service de garderie à proximité pour leurs enfants, tout cela constitue autant de raisons avancées par les femmes pour expliquer le soulagement que représentait le groupe d’entraide. Le mot le plus courant utilisé lors des entrevues était leur besoin de « desahogarse » – littéralement de se décharger, de s’enlever un poids. « Desahogandose » était un premier pas pour que ces femmes puissent « aprendiendo a hablar », apprendre à parler, ou à prendre la parole.

Desahogarse a de multiples racines et dérivés. Ahogarse est la forme infinitive du verbe « étouffer », et dans sa version pronominale, veut littéralement dire « s’étouffer ». Desahogarse signifie donc directement « se dés-étouffer », dans le sens de se décharger d’un fardeau ou de la pression. Le choix de ce terme par tant de mes informatrices était indicateur de tous les plans sur lesquels elles se sentaient prisonnières, accablées, et muselées du fait des difficiles relations familiales, de la pression économique et de leurs conditions de vie en-dessous du seuil de la pauvreté. L’aspect verbal ou dialogique de ce terme revêt une importance particulière ici. Les femmes se sentaient soulagées grâce à l’opportunité de verbaliser leurs émotions, mais également leurs idées et leurs opinions sur toute sorte de sujets. Se réapproprier la parole n’était pas seulement un but, mais un moyen.

La capacité de desahogarse est critique afin que les femmes aient le recul nécessaire pour porter un regard sur leur vie, individuellement et collectivement. Cet espace ainsi que le soutien de ses pairs a donné à Adela le courage de participer avec Marta et plusieurs autres à une session de formation au leadership. Lors de cette formation, elles apprirent des choses sur l’histoire du travail et de l’immigration aux États-Unis, et purent également faire le lien entre leur propre situation et celle des travailleuses afro-américaines et afro-asiatiques en particulier. Lors des formations elles durent prendre la parole et mettre en pratique leurs nouvelles compétences en faisant du lobbying ensemble auprès de fonctionnaires locaux, puis en se rendant à la capitale de l’État pour faire pression sur les élus et participer à la mobilisation avec des immigrants de tout l’État.

C’était vraiment dur pour moi, mais comme je t’ai dit, j’ai pris cette formation et je suis vraiment contente de l’avoir fait. Je suis vraiment contente parce que je suis bien plus courageuse… et c’est donc, plus que tout, ce qui a aidé à notre autoestima. La mienne était déjà un peu meilleure [qu’avant], mais après cette formation, elle a grimpé en flèche! Et ça, c’est super!

Ibid.

Peur et pouvoir : les obstacles externes et internalisés à l’organisation des femmes

L’autoestima s’est avérée un outil discursif clé utilisé par les femmes afin de surmonter certains des mêmes obstacles créés par les membres de leur propre famille à leur participation à l’organisation politique populaire (Jelin 1997 ; Mamdani 2000 ; Stephen 1998). En plus de booster leur estime d’elles-mêmes, les réunions auxquelles participaient ces femmes incluaient souvent des discussions sur les stratégies à utiliser pour faire changer la façon de penser de leurs maris, ou de résister à leurs tentatives de contrôle sur leurs activités à l’extérieur de la maison. Lors des entrevues, les femmes partageaient les craintes de leurs maris et leur façon de les gérer, entre elles et avec moi. À côté des histoires du style « la première fois que je suis venue à une réunion », les récits de « ce que dit mon mari à propos du/contre le groupe » s’avéraient un genre discursif en soi. Ces récits étaient souvent ponctués de rires et/ou de larmes, ainsi que de sourires et de hochements de tête compatissants autour de la salle.

Cela a pris beaucoup de détermination à Adela pour participer au groupe, du fait que son mari s’y opposait radicalement. Il lui répétait qu’elle y subissait un « lavage de cerveau ». « Est-ce que c’est pour ça que tu vas là? Pour qu’ils te fassent un lavage de cerveau? Bande de vieilles chipies, de lesbiennes, de putes! »[23].

Cette question a également fait surface lors d’autres entrevues. Les hommes, maris, voisins ou beaux-pères, avaient dit à plusieurs reprises que ce groupe, constitué uniquement de femmes, logeait dans un immeuble où étaient regroupées de nombreuses organisations féministes qui militaient en faveur de l’autonomie sexuelle des femmes, et du lesbianisme en particulier. Tout en balayant d’un revers de la main les inquiétudes de son mari sur une éventuelle influence lesbienne, Adela elle-même faisait l’association entre la solidarité politique et sociale, et la sexualité et le désir interdit. Elle me fit part de ses craintes initiales quant au soutien que d’autres femmes pourraient lui apporter en des termes sexualisés, mais aussi dans des termes plus généraux de manque de confiance dans les autres, de nécessité de se défendre, et de se protéger des trahisons.

Si quelqu’un se préoccupe de toi, c’est juste parce qu’il veut obtenir quelque chose de toi en retour. Parce qu’on ne peut pas s’empêcher de penser ça, non? Tu te mets cette barrière invisible quand tout ce que tu veux, c’est juste un câlin. C’était la même chose à la maison, avec mon mari. Je me disais, « non, si j’y vais et que je lui fais un geste de tendresse, il va penser à ci, et puis à ça, et puis au reste, non? » Ou si je dis à une amie « Oh! Serre-moi dans tes bras! », elle va penser « elle est passée de l’autre bord! »… Ou encore, quand tu veux aider les gens, juste en leur donnant une information, ils te regardent avec l’air de penser « elle doit vouloir quelque chose », ou « elle va me dénoncer auprès de l’immigration », ou des trucs comme ça. Ce travail est plutôt dur, mais on doit le faire, et le faire maintenant, ou alors on n’ira nulle part. Je veux le faire, parce que quelqu’un l’a fait pour moi.

Ibid.

Adela put faire le lien entre sa capacité à faire confiance aux autres, et celle à avoir confiance en elle-même et dans son propre pouvoir. Elle acquit un sentiment de sécurité en apprenant qu’il existait des gens de bonne volonté, qui voulaient juste apporter leur aide sans porter aucun jugement ni avoir d’intentions cachées. Cette confiance en elle ré-apprivoisée l’aida à son tour à se percevoir comme quelqu’un qui pouvait apporter quelque chose aux autres. Adela a souligné le sentiment d’espoir et de compréhension qu’elle retirait du fait de faire partie d’une communauté de valeurs dans laquelle l’éthique de partage, de confiance, et de respect mutuel constituait un contre discours au relations sociales et politiques intéressées et compétitives qui caractérisent les normes néolibérales.

C’était aussi très important pour moi de savoir qu’il y a des gens qui donnent vraiment, qui ne sont pas intéressés, qu’il y a des gens qui vont te venir en aide sans te juger. Qu’il y a des gens sur lesquels tu peux compter à cent pour cent. Et comme tu peux leur faire confiance et qu’ils font que tu te sens bien, tu le prends, en tout cas, moi je le fais. Je le prends pour que quelqu’un d’autre puisse à son tour me faire confiance – pas un, pas deux, pas trois milliers, j’ai l’impression que je peux maintenant comprendre des milliers de personnes.

Ibid.

Le langage que les membres des MUA partageaient reflétait et rendait en même temps possible une multiplicité de positions en tant que sujets, définies par rapport à leur famille, à l’État-nation et aux groupes identitaires. Ce processus de constitution discursive de citoyens-sujets complexes n’était ni direct, ni exempt de conflits. Les leaders du groupe devaient souvent rappeler leur politique d’unité malgré les différences de nationalité, de religion, de statut marital ou maternel, d’âge, de statut d’immigrant ou d’orientation sexuelle. Pourtant, l’articulation de l’autoestima étaient souvent en lien avec un sujet qui se positionnait à la fois comme hétérosexuel et parent. Les membres lesbiennes ou sans enfants du groupe faisaient la remarque lors des entrevues qu’elles ressentaient parfois un manque de compassion ou de soutien collectif envers leur problème d’autoestima, ce qui finissait par les éloigner de plus en plus des activités du groupe. D’autres terrains de conflit, ou d’autres divisions tenaient à la participation même au groupe, certains membres en retirant plus sur le plan personnel et/ou économique du fait qu’elles acquéraient plus de compétences ou se retrouvaient embauchées comme membre du personnel par le groupe. En dépit des réalités et difficultés liées à la constitution d’une identité et d’une solidarité de groupe, ce qui était remarquable était à quel point ces tensions et différences à l’intérieur du groupe n’étaient ni ignorées ni éludées dans la pratique.

Parler de citoyenneté, théorie et pratique

Considérer les discours vernaculaires sur comment les individus et les collectivités en arrivent à acquérir sentiment d’appartenance et sentiment d’avoir des droits comme une théorie en soi (plutôt que de « théoriser » à partir d’exemples vernaculaires) offre ce que Mary Louise Pratt appelle des « ressources pour l’espoir »[24] pour le renouvellement de la théorie et de la pratique de la citoyenneté. Confrontées avec les fortes limites idéologiques imposées sur le discours contre-hégémonique, aussi bien qu’avec les coups directs portés à la citoyenneté par les « guerres » contre la drogue, la terreur, les droits et libertés civiques, les activistes du milieu communautaire de première ligne comme celles qui ont été interrogées ici continuent le travail d’élaboration d’une teoria et d’une action politique alternatives. Même si les récits des femmes font souvent référence à l’estime de soi comme à une catégorie tout faite qui évoque l’image d’un sujet néolibéral et autonome, leur pratique participait d’une forme d’opposition politique et d’identité plus stimulante. L’autoestima était porteuse à la fois de notions de possibilités démocratiques libératoires, et de reconnaissance des contraintes que constituent la discipline de soi et l’assujettissement, habituellement mises en exergue dans les discours sur la citoyenneté culturelle en anthropologie. Du fait que les organismes à but non lucratif doivent compter de plus en plus sur des sources de financement à la fois publiques et privées qui fonctionnent selon des critères néolibéraux, et que les mouvements sociaux se greffent de plus en plus sur ces groupes, développer pour ces progressistes politiques leur capacité à naviguer entre discours libéral et pratique démocratique est devenu d’une nécessité vitale.

L’élaboration par les membres du groupe d’une autoestima représente une importante contribution à l’élaboration d’une notion de citoyenneté culturelle qui embrasse à la fois les processus qui permettent d’acquérir un sentiment d’appartenance et de légitimité dans une société donnée (Rosaldo 1996) ainsi que la manière dont les nouveaux sujets sont conçus dans les relations dynamiques avec l’État et les forces politico-économiques (Ong 1996). Les activistes immigrantes de base citées ici considéraient les problèmes de genre et de subjectivité comme faisant partie de leurs tentatives de revendiquer leur place comme membres légitimes de la société américaine, et comme agents ayant un pouvoir réel (empowered) à l’intérieur de leur famille et de leur communauté. La question de la citoyenneté occasionne des luttes intérieures qui requièrent de profondes modifications de l’idée que les participantes du groupe se font d’elles-mêmes et de leur rôle dans la société. Leurs perspectives, considérées comme des interventions théoriques sur la relation entre subjectivité, migration, genre et politisation, offrent des manières de voir qui dépassent les notions de genre, de classe, de langue et de race habituellement comprises dans les termes de « politique », « agent », et « citoyenneté » (Dagnino 1994).

Ainsi que l’expliquent ces activistes, l’autoestima constituait pour elles une forme de citoyenneté culturelle jusqu’aux niveaux les plus intimes de leurs relations – entre femmes, entre membres de la famille, et à l’intérieur de la maison, en particulier avec leurs maris et enfants. Giddens (1992) soutient que tandis que la lutte pour la démocratie publique et politique a été un projet surtout masculin, l’avenir de la démocratie repose en grande partie sur les efforts actuels des femmes de démocratiser les sphères de la vie privée et des relations interpersonnelles intimes. Si cette analyse est particulièrement indiquée pour un sujet féminin bourgeois et urbain[25], les femmes que j’ai interviewées ne discutaient cependant pas de l’autoestima, de l’intimité ou de la démocratie en ces termes. Elle parlaient plutôt à la fois d’elles-mêmes et de plusieurs sujets culturels dans des termes clairement plus relationnels, les idées de soi, de famille et de communauté étant toujours imprégnées de préoccupations d’ordre public, politique, privé et intime.

Réflexions conclusives

Les histoires et récits rapportés ici datent d’il y a plus de dix ans maintenant. L’utilisation politique des immigrants comme boucs émissaires et l’extrême marginalisation des sans-papiers ne s’est pas seulement perpétuée : elle s’est intensifiée. Un changement significatif depuis le début des années 1990 est l’intention avérée du pays de tolérer, voire de fermer les yeux sur les actes de répression extrême posés par l’État vis-à-vis des immigrants, comme l’arrestation massive et la déportation sommaire de milliers d’immigrants latino-américains de différents lieux, de la Géorgie à la Californie en passant par l’Iowa. À San Francisco, les politiques du gouvernement local ont changé : elles sont passées des protections offertes par le décret « City of Sanctuary » (cité-sanctuaire) à des politiques dans lesquelles les sans-papiers, y compris les enfants mineurs, sont de plus en plus susceptibles de subir des mesures d’application des lois sur l’immigration et la déportation, juste pour avoir été soupçonnés d’activités criminelles. À quelques exceptions près, la plupart des femmes que j’ai interrogées, il y a plus de dix ans maintenant, ont approfondi leur analyse politique et intensifié leur participation à des actions collectives pour la protection des droits des immigrants.

Neuf ans environ après notre première entrevue, Tomasa Hernandez se trouvait dans la rue, le 1er mai 2006. Bien qu’elle ne soit plus active dans les MUA sur une base quotidienne, elle participait à la marche en tant qu’organisatrice communautaire pour une coopérative de travailleuses domestiques. Celles-ci marchaient pour montrer leur opposition envers les projets de lois fédérales anti-immigration, et également pour soutenir une campagne législative au niveau de l’État de la Californie pour l’égalité de paiement des heures supplémentaires pour les employées domestiques. Plus de quinze ans après avoir rejoint les rangs de l’organisation naissante qui était devenue les MUA, Tomasa faisait partie de ces immigrantes que les médias décrivaient comme se mettant tout à coup à manifester à l’occasion du « Jour sans immigrants »[26]. Soi-disant spécialistes et intellectuels ensemble discouraient sur la signification de cette « nouvelle » mobilisation des immigrants, mais peu prenaient en compte les années d’organisation souterraine à la base de cette participation publique à la vie politique américaine de tant de personnes en situation légale précaire. Pour de nombreuses membres passées et présentes des MUA qui marchaient en ce 1er mai, leur participation faisait partie d’un processus de dialogue et de praxis collectifs en cours depuis longtemps, avec d’autres femmes dont on ne pouvait en rien dire qu’elles fussent sous l’influence de personnalités politiques ou de vedettes de la radio hispanophone, contrairement à ce que certains commentateurs ont assuré.

Inscrire les expériences transnationales de solidarité, d’entraide, de conflit, de violence et de transformation personnelle de ces immigrantes au coeur d’une notion renouvelée de la citoyenneté élargit le champ juridique et légal statique pour y incorporer des dynamiques et processus de revendication de droits et de respect. Dans leurs histoires individuelles d’autoestima et dans leur militantisme collectif, les membres des MUA n’ont pas seulement fait le pont entre les domaines public et privé de la subjectivité politique, mais elles ont également remis en question une grande partie de la littérature sur la citoyenneté qui s’avère centrée sur l’État. La citoyenneté culturelle n’est pas un statut ni institutionnel, ni permanent, ni inaliénable, mais plutôt une lutte continuelle qui se joue à de multiples niveaux et par le biais de relations complexes. Une notion ethnographiquement fondée de la citoyenneté culturelle qui prend en considération le genre et la subjectivité fait tomber les barrières conceptuelles habituelles entre les sphères privée et publique, domestique et politique, ainsi que les multiples façons dont les normes légales et culturelles d’inclusion et d’exclusion sociale continuent à marginaliser autant de citoyens dans la société américaine. Dans les récits de citoyenneté de ces femmes, l’autoestima s’est avérée centrale au processus collectif de réclamation des droits ; elle leur a permis d’agir collectivement et d’ériger des institutions fondamentales par la base. Dans le contexte des mesures légalojuridiques et économiques destinées à marginaliser et à réduire au silence les immigrantes latinos et leur communauté, les exigences de respect sur les plans individuel, collectif et culturel qui accompagnaient celles de droits légaux nous poussent à reconsidérer, non pas seulement la nature des études sur la citoyenneté, mais la nature même de la citoyenneté.