Ce numéro placé sous le thème de la citoyenneté entend contribuer aux réflexions critiques actuelles autour des usages et modes de construction de celle-ci. Chacune des contributions permet à sa façon de faire le point sur les apports de l’anthropologie à ce champ d’analyse du politique, afin d’alimenter la réflexion sur le sujet. Cet objet problématique que constitue la citoyenneté nous amène à revisiter les liens entre culture et politique et il s’avère que la notion même nécessite de poser un regard critique sur l’État et, par extension, sur la nation. De nombreux travaux, surtout en sciences politiques, juridiques et en sociologie, ont été menés sur la citoyenneté comme statut légal et assise de l’intégration à la société ; comme critère d’appartenance (membership) à une communauté politique ; et comme participation aux processus électoraux. D’autres travaux, en philosophie, en sciences politiques et en histoire, ont entre autres retracé les conditions historiques de son émergence en Occident dans ses versions antiques et modernes, et analysé ses conditions d’exercice à différentes époques. Longtemps absente des travaux anthropologiques, la citoyenneté fait aujourd’hui l’objet de nombreux développements dans la littérature récente, notamment de langue anglaise ; pensons ici aux travaux fondateurs de Rosaldo (1994), Ong (1996, 1999), ou à ceux plus récents de Kabeer (2005) par exemple. En langue française, c’est peut-être au Québec que les anthropologues se sont le plus investis dans des recherches relatives à la citoyenneté au cours des dernières années. Comme le soulignent un certain nombre d’auteurs, telles Werbner (1998) ou Bénéï (2005), l’anthropologie s’est longtemps méfiée de cette notion considérée soit comme purement abstraite et théorique, voire strictement normative, soit comme trop clairement occidentale, surtout du fait qu’elle s’ancrait profondément dans une vision du politique ne permettant pas de rendre compte, ni de la diversité de ses formes d’un lieu ou d’un pays à l’autre, ni de sa polysémie. Non seulement son usage ne permet pas de saisir les processus à l’oeuvre, mais plus encore, il constitue un obstacle pour les agents à qui elle a été imposée, que ce soit par les chercheurs ou par les États. Pourtant, dès la fin des années 1960, Nader considérait La richesse contemporaine des recherches anthropologiques s’intéressant à la citoyenneté permet de dépasser certaines de ces réserves. En effet, elle démontre à quel point cette notion est aujourd’hui utilisée, saisie, convoquée, par des individus et des groupes, des mouvements sociaux, des États et des chercheurs dans une diversité de contextes qui ne permet pas de la réduire à une pure expérience occidentale ou théorique. Comme le soulignait déjà Leca en 1991, Il s’agit d’ailleurs là du premier apport de l’approche anthropologique des processus de citoyenneté : la saisir empiriquement comme ensemble de processus, comme « fabrique » (Bénéï 2005), dans laquelle s’entremêlent dimensions statutaires et relationnelles, enjeux d’appartenance et d’engagement, rapport à l’État et aux autres. L’anthropologie permet donc de saisir à la fois les processus par lesquels les citoyennetés sont constituées et débattues au fil d’engagements ou de politiques publiques, ainsi que les processus d’affiliations citoyennes en marche, mieux que les autres sciences sociales ne l’ont jamais fait jusqu’à présent. L’approche anthropologique permet de dépasser la seule perspective institutionnelle : elle suppose en effet une démarche qui s’approche des sujets localisés. Ce faisant, on comprend mieux les contextes d’action ainsi que les façons de mobiliser les ressources et de s’engager dans des lieux et des luttes de ces mêmes sujets. Plus largement, la citoyenneté est, pour Werbner (1998), un objet/concept particulièrement « bon à penser » pour l’anthropologie puisqu’il concerne notamment des enjeux de différence et d’identité, des processus …
Appendices
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