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L’adoption […] n’est ni un contrat civil ni un acte judiciaire. Qu’est-ce donc? Une imitation par laquelle la société veut singer la nature. C’est une espèce de nouveau sacrement, car je ne trouve pas dans la langue de mot qui puisse bien définir cet acte. Le fil des os et du sang passe par la volonté de la société, dans les os et le sang d’un autre. C’est le plus grand sentiment que l’on puisse imaginer. Il donne des sentiments de fils à celui qui ne les avait pas et réciproquement, de père.

Marmier 1969 : 10

Ainsi aurait parlé Bonaparte. Plus de deux siècles se sont écoulés depuis que cette phrase aurait été prononcée. L’adoption est devenue une des mesures de protection de l’enfance, permettant à un enfant de passer d’une famille déficiente ou en difficulté, à une autre désireuse de « faire famille » en ayant des – voire d’autres – enfants. Elle est encadrée par deux grandes conventions internationales, la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE)[2] et la Convention de La Haye (CLH)[3]. La première prône la nécessité pour un enfant d’être élevé par ses père et mère et concerne toutes les adoptions, nationales ou internationales ; la seconde, spécifique à l’adoption internationale, insiste sur le consentement à l’adoption des parents de naissance.

L’adoption, cette construction volontaire de la filiation qui donne des parents à des enfants en difficulté familiale, et un enfant à des personnes en mal de petit être à aimer et éduquer, que ce soit pour des raisons personnelles ou des raisons humanitaires entraîne un important montage de structures et l’intervention de nombreux acteurs pour en assurer la réalisation. C’est bien à ce champ de circulation de parenté (Ouellette 1996 : 63) que je m’intéresse, en étudiant les principes, voire le principe, qui le régissent, et en me penchant sur un organisme autorisé pour l’adoption (oaa) la Mission adoption de Médecins du monde qui aide à ce passage de l’enfant entre deux univers, devant ainsi un « faiseur de parenté ».

À la fin du printemps 2007, une affaire de sauvetage d’enfants en danger pour cause de guerre commence à agiter le monde de l’adoption français. Alors que j’assistais à une réunion de formation proposée aux bénévoles de l’OAA, un des responsables des affaires juridiques de cette structure vint en début de réunion pour recommander à tous les acteurs de l’adoption la plus grande prudence vis-à-vis de ce qui allait devenir au cours de l’été l’affaire de l’Arche de Zoé. Puis une note de rappel fut accrochée sur un des murs du bureau de l’OAA, précisant le cadre légal et éthique de l’adoption :

Une association à but non lucratif [l’Arche de Zoé] a lancé un appel proposant, aux familles d’accueil qui le souhaitent, de venir en aide et de prendre en charge dans leur foyer un enfant orphelin de moins de cinq ans, réfugié de la guerre du Darfour, dans une perspective d’adoption.

Sur ce dernier point, la plus grande prudence est recommandée aux familles. Il apparaît en effet utile de rappeler les considérations suivantes :

x) La Conférence de la Haye de droit international privé, a adopté en 1994, après consultation avec le haut-commissariat aux Réfugiés, une recommandation priant instamment tous les États de rester particulièrement vigilants en vue de prévenir des irrégularités pouvant survenir dans le cadre d’adoptions transfrontalières des enfants réfugiés et des enfants qui, suite à des perturbations survenues dans leur pays, sont déplacés à l’étranger.

x) De plus, conformément aux principes de la Convention des Nations Unies du 20 novembre 1989 sur les droits de l’enfant et la Convention de la Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, une adoption ne peut être envisagée que si l’enfant a été reconnu adoptable par les autorités compétentes conformément à la loi et aux procédures applicables. Au demeurant, si le Soudan est partie à la convention sur les droits de l’enfant, le droit de ce pays ne reconnaît pas l’adoption, à l’instar de nombreux pays de droit musulman.

D’autres avis, diffusés en août sur le site Internet des oaa du ministère des Affaires étrangères[4] appelaient aussi les familles engagées dans un projet d’accueil ou d’adoption d’enfants venant du Darfour à la plus grande vigilance, faisant remarquer que rien ne pouvait garantir que les enfants fussent réellement orphelins et sans recours.

Tous ces avertissements nous signalent clairement que « le but premier de l’adoption est de procurer une famille permanente à l’enfant que ses parents naturels ne peuvent prendre en charge » (article 13 de la clh ; souligné par moi). L’adoption, parce qu’il s’agit d’un transfert d’enfant d’une unité sociale à une autre, repose sur une dimension morale et politique lors de la définition d’une bonne famille pour remplacer une famille déficiente – qu’il faut aussi définir – et sur une dimension politico-administrative lors de la mise en place des procédures pour assurer ce transfert. Yvan Simonis rappelait dans des numéros d’Anthropologie et Sociétés parus en 1989 et en 1992 deux hypothèses centrales de Legendre : tout d’abord la sécularisation de l’ordre laïc a conduit à l’oubli de la dimension profondément religieuse du pouvoir politique ; puis, l’amour des institutions relève du sacré. Or, il me semble retrouver cette aura religieuse et cette dimension sacrée dans un ou plutôt dans le principe à la base des politiques de l’enfance : le principe de l’intérêt de l’enfant, érigé comme incontestable. Principe de l’intérêt de l’enfant à être élevé par ses père et mère (cide), devoir des États à procurer à l’enfant une famille permanente qui le prenne en charge (clh), puisque l’enfant ne doit pas rester sans parents : c’est précisément cette question de l’intérêt de l’enfant dont il va être question. Je voudrais ici proposer un éclairage historique de sa dimension morale, et aborder sa mise en action.

La dimension morale et politique

Cette question de la prise en charge de l’enfant sans parents, ou sans « bonne » parenté, n’est pas nouvelle[5], et il est intéressant de voir comment elle a pu se poser et être résolue pour mieux comprendre comment elle se pose aujourd’hui. Les travaux de Nadine Lefaucheur (2003) sur la prise en charge de l’enfant illégitime en France peuvent aider à mettre en perspective ce qu’une société entend par « intérêt de l’enfant ». Notre auteure, analysant les pratiques françaises mises en oeuvre entre le xvIe et le xxe siècle vis-à-vis de l’enfant en mal de parenté en relève un nombre limité, allant du contrôle de la chasteté et de l’interdiction de la contraception et de l’avortement jusqu’à l’aide à la mère-célibataire, en passant par l’obligation pour les géniteurs de l’enfant (soit seulement sa mère, soit aussi son père) de le prendre en charge, ou encore en organisant le transfert de l’enfant vers d’autres familles (comme les familles d’accueil ou d’adoption) ou vers des institutions (comme les orphelinats). Selon les moments de l’histoire, certaines de ces pratiques interdites à une époque peuvent devenir tolérées voire prescrites à une autre, comme la contraception. N. Lefaucheur s’interroge alors sur les principes qui président au bon usage de ces pratiques et montre qu’elles s’organisent autour de la notion, combien morale s’il en est, de plus grand mal, avec son corollaire, le moindre mal.

N. Lefaucheur construit deux grands modèles, qu’elle appelle paradigmes, pour classer ces pratiques : le paradigme angélique et le paradigme patriotique. Le paradigme angélique[6], recouvre l’idée que le plus grand mal n’est pas tant que les enfants meurent par manque de parents, mais qu’ils meurent sans avoir été baptisés ou encore qu’ils meurent – ou ne naissent pas – du fait de la volonté de leurs parents (avortement, infanticide) et non du fait de la volonté divine. Le moindre mal est alors la remise en orphelinat – éventuellement avec un placement familial par la suite – où ils seront baptisés. Et si mort il y a – n’oublions pas que le taux de mortalité était énorme – ces enfants deviendront de petits anges[7]. Avec le paradigme patriotique, il s’agit de transformer l’enfant en citoyen et non plus en angelot. Tout d’abord, le type de citoyen prôné sera le citoyen bien portant : il faut, à partir du xviiie siècle, lutter contre la dépopulation des pays. Le plus grand mal est alors de ne pas aider ces pauvres enfants à devenir des citoyens capables et sains, le moindre mal étant d’aider les mères à garder et élever ces enfants, utiles à l’armée, l’aide ne venant plus du père mais de l’État ; puis il ne suffira plus de « fabriquer » des citoyens en grand nombre, mais d’avoir des citoyens responsables, et… bien éduqués, l’État s’occupant là aussi de cette tâche, quitte à la déléguer à d’autres instances. La citoyenneté recouvre ainsi l’idée d’une mise en place par l’État de bonnes institutions ou de bons parents pour remplir cette tâche éducative.

Aujourd’hui, il nous faudrait trouver un autre paradigme que nous pourrions peut-être appeler le paradigme individualiste, bien que nous puissions toujours trouver des réminiscences des modèles construits par N. Lefaucheur, comme par exemple, pour certaines personnes, l’accouchement secret vu comme moindre mal, le pire mal étant alors l’avortement… De plus, aujourd’hui, l’enfant, s’il naît, doit vivre et être bien éduqué. Toutefois, par qui et pour qui? Pour être de bons descendants pour la nation ou pour les parents qui les éduquent? Ou encore pour que ces enfants s’accomplissent eux-mêmes, se réalisent en tant qu’individus? Notre modèle individualiste de réalisation de soi recouvre deux aspects, la réalisation de soi pouvant concerner l’adulte dont l’accès à la plénitude sociale et psychologique passe par devenir parent, avoir et élever un enfant à soi ; mais l’idée de réalisation de soi peut aussi s’appliquer à l’enfant, au bébé, cette individualité à respecter tout en l’aidant à advenir. L’enfant est donc en péril parce qu’être en mal de famille devient le pire des maux. L’adoption pourrait-elle alors y remédier, et comment?

La dimension politico-administrative pour assurer la prise en charge de l’enfant

L’État[8] doit s’assurer, d’une part, que l’enfant n’a aucune famille qui puisse le prendre en charge et, d’autre part, que les adoptants soient d’éventuels bons parents ; il va signifier la parenté « déficiente » dans les procédures d’adoptabilité de l’enfant et signifier inversement la bonne parenté par les procédures d’agrément. Puis, afin d’éviter le trafic d’enfants, il va organiser et contrôler le passage de l’enfant d’une famille à une autre. S’il s’agit d’adoptions nationales, l’État va généralement assurer lui-même la procédure de transfert de parenté par le biais de ses conseils de famille départementaux ; s’il s’agit d’adoptions internationales, il va informer les parents adoptants des procédures à suivre dans les pays d’origine des enfants adoptables ainsi que leur proposer, s’ils le souhaitent, des structures habilitées à assurer le transfert de parenté, soit les organismes autorisés pour l’adoption (oaa)[9], ou encore l’Agence française de l’adoption (afa)[10] qui a ouvert ses portes en 2006. Si lafa se doit d’informer, conseiller et servir d’intermédiaire à tout candidat agréé à l’adoption qui le lui demande, ce n’est pas le cas des oaa. Ces derniers édictent leurs champs d’action (les pays pour lesquels ils ont obtenu l’accréditation par le ministère des Affaires étrangères) et les adoptants qu’ils acceptent de soutenir dans leur démarche de recherche d’enfants. Comment répondent-ils à l’intérêt de l’enfant d’avoir une famille? Comment répondent-ils à la demande des adoptants de devenir parents de manière plénière d’enfants mis au monde par d’autres « parents » mais considérés comme délaissés par les services sociaux?

Je voudrais présenter mes premières réflexions sur le rôle tenu par ces « faiseurs de parenté » en me penchant sur la manière dont la Mission adoption[11] organise, conçoit et s’interroge sur son action quant à la meilleure manière d’assurer une famille à l’enfant. Cet OAA fait partie d’une association de solidarité internationale qui s’appuie sur l’engagement bénévole de ses membres (dont beaucoup sont des professionnels de la santé) pour porter secours aux populations les plus vulnérables dans le monde et en France. Cette association est née il y a plus de 20 ans, à la suite d’une scission au sein d’une autre organisation non gouvernementale à but humanitaire et aussi médical. Un des responsables de cette scission, en plus de porter secours aux populations en danger comme le font beaucoup d’organisations non gouvernementales, voulait témoigner haut et fort de la violation des droits de l’Homme et défendait le principe du droit d’ingérence.

C’est dans ce cadre général que, quelques années après la scission, cette association crée en son sein une cellule adoption pour venir en aide à la population qu’elle qualifie de « la plus vulnérable », celle des enfants, population qui reste une « première victime dans les pays en développement : précarité, l’exploitation, violence de la rue… première victime des conflits géopolitiques : orphelins, enfants soldats… »[12]. Retenons que la Mission adoption est l’un des rares, pour ne pas dire le seul OAA à faire partie d’une organisation humanitaire « généraliste ». Toutefois, un des précédents directeurs de cette cellule relevait deux paradoxes à cette situation, d’abord au sujet de la temporalité de l’action – une action humanitaire est temporaire, alors que l’adoption est un acte définitif – et au sujet du nombre impliqué – une action humanitaire est collective, alors qu’adopter un enfant est une mission individualisée. « L’adoption, c’est en bordure de l’humanitaire, il ne faut pas que ce soit de l’humanitaire »[13]. Ces paradoxes se trouvent résolus par le rappel du principe prioritaire de l’intérêt de l’enfant[14] et par la référence obligatoire aux conventions internationales de New York[15] et de La Haye sur l’enfant ; car il s’agit bien de donner une famille à un enfant, et non de l’inverse, ainsi que de défendre les droits fondamentaux de l’enfant à une famille afin qu’il puisse y grandir protégé, soigné, éduqué.

Pour exister, et mener à bien cette attention aux populations vulnérables et cette défense des droits fondamentaux de l’enfant, notre OAA doit séduire et convaincre des personnes agréées à l’adoption de passer par ses services. Par ailleurs, elle doit pouvoir mener à bien son rôle d’intermédiaire dans cette circulation d’enfants d’un pays à l’autre et d’une parenté à une autre, ainsi que convaincre les pays donneurs de travailler avec elle. Il lui faut donc apporter « un plus » dans le service qu’elle propose, par rapport à d’autres oaa, voire à l’afa ou à des démarches individuelles. Car le champ de l’adoption croise le champ du marché, comme le remarque J. Modell (2002), et se situe dans un monde concurrentiel, cela même lorsqu’il s’agit d’oaa. En effet, les parents, une fois l’agrément obtenu, peuvent s’adresser à plusieurs oaa, avant de choisir celui avec lequel ils continueront leur démarche. Leur choix est lié aux chances supputées de réussite. Or, ils auront d’autant plus de chances d’adopter que l’oaa, par l’infrastructure qu’il a montée dans les pays donneurs ainsi que par l’importance de son champ d’action, est à même de les mettre en relation avec un enfant adoptable. Cette concurrence entre oaa ne se joue pas tant sur l’argent (adopter a effectivement un coût), mais sur la qualité du service offert : rapidité d’une proposition d’enfants, assurance de l’accord des parents d’origine, connaissance la plus grande possible des caractéristiques de l’enfant, accompagnement des parents adoptants lors de leur séjour dans le pays d’origine de l’enfant, etc. ; tout cela afin d’assurer au mieux l’intérêt de l’enfant.

La cellule adoption va alors asseoir sa spécificité dans ce champ adoptif en privilégiant deux grands points. Tout d’abord, elle va s’intéresser particulièrement aux adoptions les plus complexes – les enfants en fratries, à particularités médicales ou âgés de sept ans et plus, du fait même de son intégration à une ong humanitaire. Ainsi, en 2006, sur les 240 enfants dont elle a aidé à l’adoption[16], 109 (45 %) relevaient d’une adoption complexe : 44 enfants sont venus en fratrie, 29 avaient sept ans et plus[17] et 43 étaient « à besoins spécifiques médicaux connus ». Remarquons que la majorité des « grands » enfants viennent du Brésil et que la grande majorité d’enfants « à besoins spécifiques médicaux » viennent de Chine (39 sur les 43).

Et surtout, la Mission adoption va mettre en place de nombreuses formations[18] pour sensibiliser ses chargés de suivis, ses responsables géographiques ainsi que « ses » adoptants aux questions actuelles posées par l’adoption, particulièrement à la grande question de l’insertion familiale et sociale de l’enfant adopté. Elle va alors insister sur l’importance d’accompagner les parents à différents moments de leur vie de parents. Tout d’abord au moment de l’adoption en réfléchissant avec eux aux informations contenues dans le dossier de l’enfant, en discutant de leurs craintes de cette parenté adoptive, en les prévenant des différentes réactions de l’enfant. Puis, lors des deux premières années qui suivent l’arrivée de l’enfant avec les cinq visites au domicile des parents, appelées les « suivis » ; ces suivis, qui sont inclus dans la charte de l’adoption et donnent lieu à des rapports demandés par les pays « donneurs », ne doivent pas être conçus comme une simple formalité mais comme une occasion d’échanges avec des professionnels[19] de l’enfance sur les réactions des enfants à leur nouveau milieu familial. Enfin, cet OAA va rappeler aux parents la possibilité de leur demander conseil tout au long de l’enfance et de l’adolescence de leur enfant adopté, et de profiter de leur connaissance du monde médical et des professionnels du psychisme de l’enfant adopté.

En fait, la Mission adoption veut participer à une « clarification sur le remaniement du paysage de l’adoption en France et le rôle précis des différents acteurs »[20], voire en être un des moteurs. Comme acteur de l’adoption, situé du côté du pays « receveur », il va principalement faire appel à des professionnels compétents dans le soin de l’enfant et de l’adolescent, médecins, psychologues, psychanalystes afin d’aider l’enfant à s’affilier à sa famille adoptive. Par exemple, il va réfléchir à la question de la deuxième adoption et y être favorable, estimant « qu’elle est de l’intérêt supérieur de l’enfant : le premier trouve un enfant ayant le même pays d’origine avec qui il pourra échanger plus tard et le second trouve un enfant comme lui en arrivant »[21]. Ses réflexions portent aussi souvent sur la prise en compte de la difficulté pour l’enfant de changer de monde et de famille. Ainsi, lors d’une formation à proposer aux adoptants au sujet de la parentalité adoptive, un des outils d’animation possible consiste en un jeu de rôles, afin « d’ouvrir à l’altérité », « de se décentrer de soi-même». Il est, par exemple, demandé aux adoptants de se représenter les parents de naissance et la raison de l’abandon et de réfléchir à la lettre qu’ils pourraient s’écrire les uns aux autres ; toutefois, il n’est pas demandé aux adoptants d’imaginer le « non-abandon », ou une circulation de l’enfant qui ne serait pas un transfert de parenté…

Effectivement, le modèle familial des adoptants est celui de notre culture, modèle dans lequel il n’y a qu’un seul mot pour désigner la mère, un seul mot pour désigner le père, modèle dans lequel la parenté ne se partage pas et l’adoption demandée est bien une adoption « plénière ».

Pourtant, de quelles parentés l’enfant a-t-il besoin? Notre paradigme individualiste touche aussi à notre conception de la famille. Si certains ont pu croire à la mort de la famille, soit pour la désirer (Cooper 1975), soit pour la déplorer (Roussel 1989), ce temps n’est pas encore venu. Toutefois, la famille d’aujourd’hui, de cellule de base de la société est devenue (aussi? ou seulement? Je ne saurais le dire) la cellule de base de l’individu, ainsi que le rappelle P. Yonnet (2006) ; la famille va se fonder sur l’individu et l’individu s’appuyer sur la famille pour se construire... Pour les adoptants, il s’agit alors de « faire famille » grâce à cet enfant venu de loin. Comme je l’ai indiqué, l’OAA va participer à leur objectif en se proposant de les accompagner de plus en plus longtemps dans leurs parcours de parents. Il me semble qu’il va aussi participer à cet objectif en assurant les adoptants de leur légitimité à revendiquer cette parenté-là, car, en tant qu’OAA, la Mission adoption garantit l’adoptabilité de l’enfant ; et une grande partie de son travail est de s’assurer que les services des pays « donneurs » auxquels il fait appel pour recueillir les enfants adoptables répondent bien aux règles de déconstruction de la parenté d’origine[22] ; parenté d’origine déconstruite, mais pas pour autant moins obsédante pour la famille adoptive. Notre OAA, malgré sa spécificité humanitaire de faire adopter les enfants les moins adoptables (fratries, enfants grands, enfants à particularités médicales) et les efforts déployés pour préparer les familles à ces adoptions complexes, n’échappe pas à la question impliquée par le paradigme individualiste : qui suis-je, moi qui ai permis à mes parents de « faire famille », mais qui suis charnellement issu d’autres individus que ces parents-là? L’enfant adopté navigue ainsi entre deux parentés au statut bien différent : l’une, légale, assurée par l’adoption plénière ; l’autre, rappelée par son corps, fait de chair et de mémoire. Faut-il garder l’adoption plénière afin de lui assurer une filiation incontestable et sans concurrence, mais la coupler avec l’adoption ouverte, ce syntagme encore inconnu en France? La coupler avec la pratique des banques mixtes (voir Ouellette dans ce numéro)? Du fait que cette pratique est, elle aussi, inconnue en France, elle ne s’applique que pour les adoptions nationales. Faut-il développer l’adoption simple et le parrainage?

Les acteurs de l’adoption, alors qu’ils sont là pour faire cette parenté, pourraient-ils se décentrer, « s’ouvrir à l’altérité » par rapport à la parenté même et pas seulement par rapport à l’individu? Avons-nous une parenté indiscutable? Avec « l’affaire » actuelle de l’Arche de Zoé, il faut pour le moins se poser la question[23]. Cette parenté n’est-elle que la nôtre? Comment, dans un monde mouvant et aux règles multiples, répondre à la diversité des pratiques parentales et des politiques familiales? La Chine n’est pas le Brésil, pour citer deux grands pays « donneurs d’enfants ». L’institution adoptive nous place dans un univers pluriréférentiel. Les sociétés d’où viennent les enfants adoptés à l’international ont un système ainsi qu’un habitus de parenté bien souvent différents de celui du pays « receveur », du pays « preneur ». Le passage de l’un à l’autre ne peut se faire par l’ignorance de l’un (ou de l’autre) des systèmes mais par leur difficile association. C. Collard (2004), s’intéressant à l’adoption canadienne d’enfants venus d’Haïti, nous montre que cette adoption internationale prend le relais d’une circulation d’enfants[24] traditionnelle et pas toujours glorieuse, et s’interroge sur le double sens à donner à ce relais : aide à la disparition de l’exploitation d’enfants pauvres par des parents, voire des voisins plus aisés, ou simple augmentation du vivier d’enfants adoptables.

Ces questions, posées par une ethnologue, sont peu à peu entendues par des acteurs de l’adoption. C’est ainsi que lors du forum « L’Arche de Zoé, dérive unique ou produit d’un système » organisé au siège d’un grand OAA en décembre 2007, on a pu entendre un membre de la Mission adoption utiliser l’expression « circulation d’enfants » pour parler de l’adoption, allant jusqu’à qualifier les pays d’accueil non plus de « receveurs », même plus de « preneurs » mais de « prédateurs »…