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On pourrait croire que soixante ans après l’institutionnalisation de l’anthropologie méditerranéenne, le débat sur l’existence de la Méditerranée comme région culturelle serait devenu chose du passé. La vérité, pourtant, est que d’importantes compilations sur le sujet ont été publiées récemment : cet ouvrage révisé (2005), ainsi que Renard et de Pontcharra (2000), Albera, Blok, et Bromberger (2001), ou Albera et Tozy (2006). Ces livres semblent en quelque sorte célébrer le cinquantième anniversaire des rencontres et des compilations qui ont créé les trames narratives des conflits qu’ils étudient (Pitt-Rivers 1963 ; Peristiany 1965 ; Davis 1977 ; Gilmore 1987).
Néanmoins, The Mediterranean Reconsidered. Representations, Emergences, Recompositions est une contribution intéressante au champ d’étude. Une fois dépassée ce qui semble être une tradition dans ce genre d’ouvrage, c’est-à-dire les attaques contre les discours racialisés d’une partie des chercheurs coloniaux français, le livre actualise certaines questions fondamentales qui affectent les sociétés méditerranéennes contemporaines en analysant des conflits émergents et des identités qui remettent en question les continuités temporelles. Des sujets tels que la migration, la religion, le tourisme et la nourriture, par exemple, sont reconsidérés dans des localités et des communautés contemporaines et fournissent la trame de fond d’une mise à jour du XXIe siècle qui requiert nécessairement une compréhension de l’hybridité et du métissage. Présentement, les processus de migration massive reforment les sociétés. L’ampleur des flux démographiques modifie la constituante culturelle des sociétés de la rive nord au même titre que la période coloniale a changé la rive sud. De plus, le disfonctionnement de l’État moderne dans les sociétés postcoloniales de la rive sud entraîne présentement le remaniement de ses régimes politiques et de ses identités collectives. Dans la section finale, « Recompositions », le livre va encore plus loin : alors que la période actuelle est marquée par les troubles, on nous présente l’expérience méditerranéenne comme un espace de réseaux qui se déploient à travers des structures politiques historiquement opposées, un espace de coexistence et d’espoir.
Le livre, peut-être prisonnier de son héritage intellectuel et des contradictions et disputes fondamentales qui ont contribué à l’émergence de l’anthropologie méditerranéenne elle-même, démontre un positionnement inconstant en relation à l’existence, ou la non-existence, d’un lieu méditerranéen. Si de nombreux articles critiquent l’usage de stéréotypes et de l’histoire pour construire la « Méditerranéité », d’autres semblent tenter de « recomposer ce qui pourrait être appelé la ‘ matrice ’ d’un ethos méditerranéen » (p. 5). Pourtant, je ne crois pas que cet enchevêtrement représente une faiblesse, au contraire. Ce vieux débat a produit, durant soixante ans, des douzaines de merveilleux ouvrages académiques. Cet ouvrage s’inscrit donc dans une longue tradition d’excellence.
Il semble y avoir un intéressant et curieux corollaire qui émerge de cette emphase sur les réseaux, l’espace transitoire et le cosmopolitisme. Quelques tensions, communes à l’anthropologie elle-même, semblent émaner de l’agenda politique implicite qui informe les critiques des nationalismes, des identités historiques et de la continuité culturelle. En anthropologie, la critique de l’usage politique des atavismes et des survies, ainsi que la déconstruction de la « culture » comme concept unitaire, sont des stratégies discursives communes. Les traits culturels et sociaux, personne ne le conteste, sont historiquement dépendants et sont interprétés et expliqués en accord avec les présentes vicissitudes sociales. Pour une identité collective ni questionnée, ni menacée, mais protégée par l’État, un tel discours est plutôt habituel et, si je puis me permettre, facile à produire. Les choses ont l’air un peu différentes du point de vue d’individus appartenant à des identités collectives non-étatisées. Souvent, la culture et l’histoire sont les seuls outils de légitimation que des groupes culturels sans État pour les protéger possèdent afin de s’accrocher à l’existence. Et n’oublions pas que le nationalisme, central ou périphérique, ainsi que le cosmopolitisme sont tous deux des produits de l’histoire.
En tout état de cause, cet ouvrage fournit un excellent survol des lieux et des thèmes méditerranéens. Certains des chapitres transportent les lecteurs au Liban, en Italie, en Espagne, en Tunisie, dans plusieurs régions des Balkans ou de l’Algérie alors que d’autres suivent des individus ou des thèmes à travers divers sites culturels et géographiques. The Mediterranean Reconsidered. Representations, Emergences, Recompositions nous prouve que l’anthropologie méditerranéenne est bien vivante à l’Ouest de l’Atlantique.
Compte rendu traduit par Maxime Lemoyne
Appendices
Références
- Albera D., A. Blok et C. Bromberger, 2001, L’anthropologie de la Méditerranée. Anthropology of the Mediterranean. Paris, Maisonneuve & Larose.
- Albera D. et M. Tozy, 2005, La Méditerranée des anthropologues: fractures, filiations, contiguïtés. Paris, Maisonneuve & Larose.
- Davis J., 1977, The People of the Mediterranean. Londres, Routledge.
- Gilmore, D.D., 1987, Honor and Shame and the Unity of the Mediterranean. Washington DC, American Anthropological Association.
- Peristiany J.G. (dir.), 1965, Honour and Shame : the Values of Mediterranean Society. Londres, Weidenfeld and Nicolson.
- Pitt-Rivers J. A. (éd.), 1963, Mediterranean CountrymenEssays in the Social Anthropology of the Mediterranean. Paris-La Haye, Mouton & Co.
- Renard P. et N. de Pontcharra, 2000, L’imaginaire méditerranéen. Paris, Maisonneuve & Larose.