Article body
Dans cet ouvrage, Michaël La Chance analyse les formes de répression et de censure qui s’abattent aujourd’hui sur des oeuvres d’art jugées « explosives ». Si ce phénomène peut sembler ne concerner que le champ restreint de l’art contemporain, il permet en fait de rendre visibles les rapports plus généraux qui se tissent entre les pratiques culturelles, les luttes sociales, la sphère du politique et celle du symbolique. Cet essai se situe d’emblée aux frontières de l’anthropologie culturelle, de la philosophie politique et de l’histoire de l’art contemporain. Dans une écriture impeccable qui s’appuie sur une importante recherche documentaire, La Chance démontre que dans un contexte marqué par l’obsession sécuritaire post-11 septembre, certaines oeuvres d’art auraient un potentiel de subversion équivalent à celui de véritables bombes.
Diagnostic : le sens de la métaphore se perd. Il laisse place à des interprétations littérales, donc réductrices des oeuvres d’art. Le livre est divisé en trois parties, chacune s’articulant autour d’un événement témoignant de cet état troublant des relations actuelles entre art et politique, entre le social et le symbolique. L’auteur réussit à penser, à la fois ensemble et dans leur singularité, la destruction au lance-roquette des bouddhas géants de Bâmiyân par les talibans, l’attaque d’une installation des artistes Dror et Gunila Feiler au Musée des antiquités nationales de Stockholm par l’ambassadeur d’Israël en Suède et « l’affaire Steven Kurtz ». Dans tous ces cas et par une étrange réversibilité, l’efficacité symbolique des oeuvres est retournée contre elles pour ultimement justifier une surveillance accrue du travail artistique et de la recherche individuelle. L’apport le plus important de cet ouvrage est de recenser ces événements eux-mêmes, qui sont généralement inconnus du public « non-initié ». On ne peut que regretter qu’il n’ait été publié qu’à 1000 exemplaires.
Pour rendre compte de la démarche et de l’argumentaire de Michaël La Chance, on peut reprendre ici « l’affaire Steven Kurtz », un artiste et professeur d’art à la State University of New York à Buffalo. Kurtz fait partie d’un collectif reconnu internationalement, le Critical Art Ensemble (CAE), qui explore au moyen de performances et de publications les intersections entre art, technologie, politique radicale et théorie critique (voir le site www.critical-art.net). Le 11 mai 2004, il appelle le 9-1-1 pour signaler le décès de sa femme. Lorsque les secours arrivent, ils remarquent la présence de plats de pétri et d’équipement de laboratoire, en plus de livres sur la guerre bactériologique. Ils alertent alors les autorités locales et fédérales (FBI), qui arrivent vêtus de combinaisons HAZMAT. Bien que Kurtz leur explique que tout ce matériel est inoffensif (ce qui sera confirmé par des tests ultérieurs), qu’il sert à préparer un projet du CAE sur les armes biologiques, il est soupçonné de bioterrorisme et détenu durant 22 heures. Cruelle ironie. Le FBI fouille son domicile durant trois jours et saisit une multitude d’objets. Après que les accusations de bioterrorisme telles que répertoriées dans le USA Patriot Act aient été déboutées, Kurtz est accusé de fraude postale pour avoir obtenu illégalement certaines bactéries et risque 20 ans de prison. Ce n’est que le 21 avril 2008 que ces accusations seront à leur tour déboutées.
Cette affaire met en évidence la dissolution du symbolique dans le monde actuel (p. 152). La recherche critique individuelle est vue comme subversion. Les artistes contemporains s’appuient souvent sur les théories des Foucault, Derrida, Deleuze et autres pour affirmer que leur critique des normes sociales et du système politico-économique peut avoir des effets symboliques et ainsi participer obliquement aux transformations sociales. Michaël La Chance démontre que cette conception est reprise par les autorités juridico-politiques, qui vont même plus loin en voyant dans ce type d’« oeuvres-bombes » de véritables menaces à la sécurité publique. Il aurait été intéressant que l’auteur développe une réflexion plus directe sur le rôle qu’a pu jouer la philosophie dite postmoderne dans la diffusion de cette idée que le symbolique est réel, que tout est à la surface.
En somme, cet ouvrage met en lumière la difficulté et les risques à adopter une position d’intellectuel engagé, alors que la création ne sert plus de médiation entre les réalités politiques, religieuses et scientifiques. En plus d’être philosophe, directeur du Centre interuniversitaire d’Études sur les lettres, les arts et les traditions à l’UQAC, président des éditions Intervention et professeur de théorie et histoire de l’art, Michaël La Chance est aussi poète. En nous mettant ici en garde, de l’intérieur, contre les dangers réels impliqués par la production d’énoncés critiques, il appelle aussi à la vigilance de tous.
Appendices
Référence
- Critical Art Ensemble, 2008, site Internet (www.critical-art.net) consulté le 31 octobre 2008.