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Ce qui frappe le lecteur ayant entre les mains l’ouvrage d’Éric Faÿ est la couverture. Trois mots en rouge se détachent sur fond noir : « Information, parole et délibération ». Jusque-là, pas de quoi accrocher notre curiosité. En revanche, notre attention s’attarde à la vue d’une toile familière de Kandinsky, Structure joyeuse. Or, à ce tableau abstrait à dominante jaune et aux couleurs chaudes est accolé un titre nouveau dans une teinte tout aussi chaleureuse : L’entreprise et la question de l’homme. Serions-nous face à ce que les linguistes nomment un énoncé antiphrastique? Le monde de l’entreprise n’est-il pas toujours synonyme de Violences en milieu tempéré (Jean-Marc Moutout) ou de ressources inhumaines? Serait-ce un nouveau manifeste : De la joie dans l’entreprise, et dans la gestion en particulier? De quoi s’agit-il exactement? D’une invitation. Une invitation à percevoir, à penser et agir autrement dans l’entreprise. Mais ne prenons pas les aboutissements pour les tenants. Procédons par étape et respectons l’approche tripartite proposée par l’auteur.
Dans une première partie intitulée : « Le travail se réduit-il à du traitement d’informations? », Eric Faÿ nous immisce dans un monde entrepreneurial où prédomine ce qu’il nomme le « paradigme informationnel » : « un paradigme où l’homme se conçoit, perçoit, pense, agit et s’adresse à autrui comme système de traitement de l’information, dans une société de l’information » (p. 13). Dans des contextes où l’être humain existe indépendamment du reste de l’entreprise et semble voué à cette sainte Trinité (utilité, rationalité, intérêt), l’auteur s’interroge sur la manière dont les individus sont travaillés par la science, traversés par les nouvelles technologies, et transformés par elles en processeurs d’informations. La société de l’information n’est pas une métaphore, mais bien une réalité structurante. Faÿ se livre alors à une fine analyse de ces manières de faire en portant son attention tant sur l’origine que sur les conséquences de ces théories et pratiques. L’information est un concept issu des sciences de l’ingénieur. Ce sont les fondateurs de la cybernétique et de l’informatique, d’origine anglo-saxonne, qui ont promu ce modèle en management. L’idée est la suivante : à l’instar de la rationalité algorithmique, l’homme doit être modelé comme un ordinateur digital. Il est un agent qui maximise son intérêt par le calcul et est capable d’une rationalité sans limite. Ce modèle de l’intelligence artificielle est non seulement synonyme de maîtrise, d’assurance et de contrôle, mais également porteur d’une vision de l’homme : « En recueillant et en traitant de l’information, l’homme se rend maître de la nature (science physique), de la vie sociale (science politique), de l’action et des autres hommes dans l’entreprise (management et science de l’organisation) » (p. 13).
Cette vision limitée et réductrice de l’homme s’avère lourde de conséquences. Assimiler le vivant à un système de traitement d’information permet de penser la gestion comme une émission ou réception de signaux. Dès lors, l’être humain est géré par des inputs informationnels (des stimuli) et est considéré comme une ressource. Les questions du corps, de l’expérience sensible et de l’altérité n’ont plus lieu d’être. Ce modèle favorise l’utilitarisme, étouffe le désir du sujet et soutient les rapports de pouvoir. Loin d’être source d’humanisme, il peut conduire aux pathologies de l’annulation du ressenti et à diverses formes d’aliénation pour le sujet qui travaille en entreprise. Propice à une économie de la réflexion, ce modèle réunit les conditions susceptibles de donner lieu à la maltraitance de l’homme par l’homme. Dans une perspective inductive et rebelle à l’abstraction, notamment aux rencontres et à l’organisation virtuelles, Éric Faÿ, à la suite de Denis Vasse, nous invite à une anthropologie ouverte. Ouverte à la dimension de la parole incarnée et qui se refuse à la dichotomie entre le sensible et l’intelligible, le corps et l’esprit.
L’auteur incite donc à repenser les liens entre la parole et l’expérience sensible (deuxième partie), la parole et le désir (troisième partie) au sein de l’entreprise. Information, parole et délibération présente une forte dimension propositionnelle, tant sur le versant théorique que pratique. Faÿ mobilise en effet des ressources philosophiques, psychanalytiques et linguistiques en étroite relation avec une expérience de terrain : une « recherche-action durant deux ans dans une société multinationale de l’informatique (à qui je donne le nom fictif de TIC) » (p. 11).
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à une réhabilitation et valorisation de l’expérience sensible en management et science de l’organisation. L’auteur s’insurge contre l’isolation sensorielle à laquelle conduit l’ère de l’information. L’homme advient et devient en parlant. Il suggère donc de privilégier le face à face au courrier électronique, l’échange en face à face aux réunions téléphoniques, la proximité au « travail collaboratif » à distance. Il s’agit là pour Faÿ de rétablir la légitimité de l’affectif, des émotions, du ressenti dans le travail. Un terme employé à maintes reprises est celui d’« éprouvé ». La rencontre avec l’autre constitue une épreuve. Épreuve qui est précisément niée (de manière consciente ou inconsciente) par le développement des communications électroniques. L’auteur rend alors compte par une analyse critique de ce dénigrement du ressenti au profit d’un jugement technocratique sain et objectif. Cette raison divorcée des émotions et insensible à la tonalité des situations sociales le conduit à une prise de recul historique. L’emprise d’une organisation hyper moderne occidentale fait suite à « une dérive de la pensée scientifique moderne telle qu’elle s’est développée depuis cinq siècles et telle qu’elle a été explicitée, mise en forme et promue, sous la forme du traitement de l’information, par un management scientifique et par les sciences cognitives » (p. 78). De là, l’auteur préconise, avec la phénoménologie et la psychanalyse, une pensée du passage du rationnel au raisonnable, cette « source vive d’une « raison autre », la source d’une parole incarnée qui fissure la gangue rationaliste » (p. 109). Puis, toujours dans une perspective d’anthropologie ouverte, Faÿ éclaire la souffrance que génèrent les pratiques de management d’entreprises, qui dénient la possibilité d’une parole intersubjective (troisième partie). Pour ce faire, il s’appuie sur sa recherche-action et montre que lorsque le sujet répond du désir qui l’anime, désir comme désir de l’autre, il peut passer des rapports de force à des rapports de reconnaissance. Il est ainsi possible de s’ouvrir, dans une situation de gestion, « à un nouvel exercice sensible et sensé d’une raison élargie, à d’autres formes de délibération et, partant, à d’autres choix d’organisations réalistes et appropriées qui conduisent vers un univers de travail à la mesure de l’homme » (p. 202). Au sortir de son cheminement, Éric Faÿ propose « la perspective d’un management délibératif ouvert, compris comme une forme de gestion, exercée par des sujets responsables qui ont pour désir de demeurer dans la parole. C’est-à-dire qu’ils consentent à mettre en suspens leur activité rationnelle pour écouter ce qui parle, émerge, dans la rencontre intersubjective et risquer alors leur parole. Les sujets responsables permettront aux personnes concernées (ou parties prenantes) de s’engager dans la délibération ouverte (qui va de l’interprétation des situations à la décision dans laquelle la rationalité sera référée à la raison) » (p. 202). Espérons que cet ouvrage fera parler de lui, et qu’à sa suite dans une entreprise, une personne puisse faire sienne cette réflexion de Malraux : « un jour, j’ai écrit le roman d’un homme qui entendait le son de sa propre voix, et ce roman, je l’ai appelé La Condition humaine ».