Depuis quelques années, de petites maisons d’édition bien décidées à en découdre ou plutôt à découdre le vieil imperméable gris sous lequel s’abrite une grande partie du milieu intellectuel français, s’appliquent à traduire tous azimuts ce que quarante ans d’insularité théorique (entre autres) ont permis d’ignorer tout à fait dans l’hexagone. Cela nous permet de pouvoir lire deux ans à peine (se surprend-on à penser) après sa publication originale le volumineux essai de Bayly, The Birth of the Modern World (disponible aujourd’hui dans un format de poche). Le titre dit tout de l’ambition de l’auteur, et les attentes du lecteur sérieux seront donc d’autant tempérées que les quelque 600 pages du livre n’offrent nullement l’illusion d’épuiser un tel sujet. Pour autant, il ne s’agit pas d’un ouvrage de vulgarisation, car Bayly cherche à donner à son ambition des moyens sinon inédits du moins peu courants. Son propos est donc bien de démontrer que ce que l’on appelle mondialisation, c’est-à-dire l’interdépendance économique et politique à l’échelle du globe terrestre, ne résulte pas de la mise en place des institutions de Bretton Woods en 1944, mais est l’aboutissement d’un plus long processus. Pour réaliser cette remise en perspective, qui après tout n’est pas profondément originale, Bayly ne se contente pas de faire l’histoire du seul impérialisme euro-occidental ; il tente plutôt de rendre le contexte global de la structuration de ladite échelle dans un essai d’histoire générale du monde, dont le résultat est plus maîtrisé et donc abouti que celui d’un Jared Diamond. Pour réussir cela, Bayly doit se confronter aux trois devoirs de l’historien : périodisation, méthodes et sources. On lui pardonnera, et d’autant plus facilement si l’on n’est pas historien, de passer outre le dernier des trois, puisque son propos repose essentiellement sur la littérature secondaire. Ce manquement au travail sur les sources fera dire au puriste qu’il s’agit là d’un travail sur l’histoire plutôt que d’un travail d’historien. Soit. De cette nécessaire entorse aux règles de sa guilde, et du fait de l’ampleur du propos, découle immédiatement un problème de méthode, insoluble, que Bayly n’assume pas toujours : le travail sur les sources secondaires ne peut être exhaustif et oblige à un choix qui ne suscitera pas la caution de tous. La périodisation est elle-même un casse-tête, mais Bayly se montre là plus habile à se défaire de l’obligation d’organiser son propos selon une chronologie strictement linéaire. Passons sur l’entrée en matière qui, parce qu’elle demeure eurocentrée, ne déroge pas tant aux usages historiographiques que le reste de son histoire du monde moderne. Pour celui-ci, Bayly bricole une façon de faire qui fera discuter bien des historiens, mais qui pourrait également faire débat en anthropologie. Car Bayly affronte là un dilemme commun aux sciences sociales admirablement résumé par l’historien italien Carlo Ginzburg : faut-il assumer un statut scientifique faible pour arriver à des résultats marquants, ou assumer un statut scientifique fort pour arriver à des résultats négligeables? Bayly, dont le projet lui interdit a priori tout statut scientifique fort cherche à inventer une « histoire latérale » qui ne sacrifierait pas totalement à cette ambition et qu’il définit comme une « histoire des liens et des rapports » qu’il distingue (sans la privilégier) d’une « histoire verticale » (p. 13-15, puis p. 526 et 535). Il s’agit donc de proposer une forme d’intelligibilité à des interactions entre des dynamiques qui ne sont pas nécessairement synchrones, mais dont les effets conjugués dépassent les échelles locale, régionale et nationale. À la différence d’une perspective transversale qui s’attacherait à un phénomène bien circonscrit s’inscrivant dans une échelle assez large (les dynamiques intellectuelles …
Christopher Alan Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914). Paris, Éditions de l’Atelier, 2006, 600 p., bibliogr.[Record]
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Yohann Cesa
Département d’anthropologie et CIERA
Université Laval, Québec, Canada