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Les habitants de San Carlos vivent dans un village des Andes, au nord du Pérou, dans le département d’Amazonas. Ils manifestent dans les expressions de leur identité collective et dans leur tradition orale une conflictualité sélective avec la communauté voisine de San Pablo, qu’ils isolent ainsi du reste de leur univers social[1]. J’ai publié en 1999 un ouvrage intitulé Structures identitaires et pratiques solidaires au Pérou, qui donne un aperçu des manifestations identitaires et solidaires dans la communauté villageoise de San Carlos, en soulignant tant le rôle de l’articulation de différents niveaux sociaux auxquels elles s’expriment que les tensions qui existent au sein de chacun d’eux et servent en partie de base au niveau suivant. Ainsi parmi les « autres » qui leur permettent de se définir eux-mêmes, il en est au niveau supracommunal, les San pablinos, qui sont perçus à la fois comme plus proches et comme étrangers particulièrement menaçants pour l’intégrité de la communauté. Cette situation conflictuelle lie en fait réciproquement et de manière ambivalente les deux communautés. Je m’interroge ici sur les mécanismes de représentations culturelles et de dynamique sociale qui sous-tendent cette opposition sélective et qui l’entretiennent à partir de la communauté de San Carlos.

Il s’agit en fait de situer les représentations et les manifestations identitaires que révèlent les relations sociales actuelles par rapport à une certaine vision cosmogonique récurrente à l’environnement historique et sociologique dans lequel s’insère la communauté. Je centrerai plus particulièrement mon attention sur la dynamique sociale interne de celle-ci, mais en en soulignant les conditionnements et le cadre externes. Je m’intéresserai ainsi au rôle joué par les tensions internes en tant que facteurs de mobilisation de celle-ci face au monde extérieur. La communauté andine apparaît souvent comme un monde fermé et harmonieux de structures supposées équilibrées et immuables, conformément aux représentations cosmogoniques récurrentes qu’en donnent ses représentants face au monde extérieur. Dans la littérature andiniste, ces représentations idéales donnent parfois l’impression de tenir lieu de réalité sociale. Mais parallèlement, la relation mythique, tout en se référant à une ancestralité et à une histoire commune, laisse apparaître une dualisation de l’univers originaire en moitiés complémentaires en incluant l’altérité dans l’identité, cela tant à l’intérieur de l’entité de référence que par rapport au monde extérieur. De nombreux auteurs, tout en soulignant cette dualité structurelle, ont réduit leur attention aux aspects essentiellement intégrateurs des représentations autochtones[2]. Le discours éthique, qui sans nécessairement se confondre avec le discours idéologique, prend souvent une connotation proche de ce dernier, se différencie nettement de cette relation mythique en soulignant à la fois l’unité et la solidarité entre les composantes sociales du monde, tant de la communauté que du monde autochtone plus vaste, mais en excluant les divisions et l’altérité de ses représentations. Les représentations mythiques et le discours éthique, qui ont tous deux des contenus statiques, bien que fondamentalement différents, doivent en fait être mis en regard d’une réalité historique dynamique celle-là, et d’une structure sociale conflictuelle, segmentaire, voire déséquilibrée, impliquant des individus ou des groupes internes à la communauté que des entités extérieures à celle-ci. Les manifestations discursives, qu’elles soient mythiques ou éthiques, voire idéologiques, occultent souvent les contradictions sociales ou les prétentions hégé-moniques contradictoires pour ne retenir que ce qui apparaît comme des éléments de cohésion au service d’une mobilisation derrière des intérêts particuliers non formulés. Certains auteurs ont mis en évidence cette dynamique sociale[3]. D’autres soulignent la malléabilité des modèles dualistes de type structural dans des contextes historiques déterminés[4].

Pour mieux comprendre l’enjeu du litige frontalier, je confronte l’histoire telle qu’elle apparaît dans le mythe aux informations que nous donnent les sources écrites le plus souvent extérieures au monde étudié mais portant sur ce dernier. La mythologie elle-même se nourrit en les transformant, tant des documents écrits dont disposent les habitants que de la mémoire collective de transmission orale. Les documents écrits sont d’ailleurs jalousement conservés et cérémoniellement transmis à leurs successeurs par les dirigeants communautaires. En lisant, en communiquant et en interprétant le contenu, et en les intégrant dans leurs gestes, ces derniers transforment des sources mythiques en instruments qui, débarrassés des aspects dualistes et complémentaires, peuvent venir intégrer un discours de nature idéologique à tendance intégriste. Les documents témoignent aussi, par leur caractère sélectif et interprétatif, du rôle que jouent les acteurs, le plus souvent extérieurs au monde étudié, qui les ont écrits. Ils permettent également, à travers la critique historique ou sociologique, de déterminer l’existence de certains événements passés comme les omissions et transformations effectuées par une relation, qu’elle soit écrite ou orale. L’observation participante et les entrevues libres qui ont présidé à mon approche de l’univers de San Carlos principalement, a permis par ailleurs d’analyser l’oralité normative contemporaine, et de la situer par rapport au discours mythique et par rapport à certains conditionnements socio-historiques.

J’essaye de montrer ainsi que le discours mythique de l’univers observé répond à une vision culturelle fortement marquée par une approche dualiste, valorisant la complémentaire sociale et fondant l’identité sur l’altérité, et se différencie des revendications éthiques à tendance idéologique d’intégrité et de communauté excluant la différence, et énoncées à l’occasion de situations conflictuelles à connotation à la fois territoriales et économiques, telles qu’elles se manifestent autour des frontières intercommu-nautaires. Ces mêmes revendications éthiques s’inscrivent dans un contexte social particulier tant interne qu’externe aux communautés, qu’il conviendra de préciser. Différents discours semblent ainsi être mis en oeuvre selon les personnes qui les énoncent, et selon les contextes socio-historiques, ainsi que selon la situation sociale spécifique dans laquelle se trouve une même personne. Le rapport à la frontière communautaire semble refléter ainsi des enjeux qui dépassent, tout en les englobant, le rapport compétitif à la terre, l’identité territoriale et la défense d’un certain ordre cosmogonique idéal, selon les cas, complémentaire et altruiste ou unitaire et intégriste.

Origines et divisions dans la cosmogonie autochtone

La relation que font les habitants de San Carlos de leurs origines et des développements de leur monde nous éclairent sur certains fondements cosmogoniques de leur identité collective et des frontières de leur territoire. Les habitants associent leurs lointains ancêtres, qu’ils désignent comme étant les gentiles, aux minerais du sol, de l’or et de l’argent, qu’ils exploitaient dans des galeries souterraines dans la montagne. Ces ancêtres qui relèvent d’une histoire inscrivant le passé dans le présent comme dans le devenir, constituent aujourd’hui encore les gardiens pérennes, jaloux et invisibles de ces richesses toujours présentes et cachées. Celles-ci sont localisées avec les restes des ancêtres dans la portion élevée du territoire désignée sous le nom de jalka et formant une étendue froide et humide de collines, de prairies et de forêts, qui s’étend au-dessus des villages actuels de San Carlos et de San Pablo et dont les parties non boisées sont utilisées aujourd’hui principalement comme pâturages. Les habitants mettent en garde quiconque s’approcherait des restes des gentiles et des minéraux auxquels ils sont associés, car ces survivances du passé dégageraient un gaz, l’antimonio, qui peut faire cracher le sang à celui qui s’en approcherait, entraîner le pourrissement progressif du corps de l’intrus et conduire celui-ci à la mort. Aux yeux des san carlinos, les gentiles constituaient à une époque reculée une humanité dont seuls de rares survivants survécurent à un déluge. Les rescapés de ce cataclysme, ceux que les habitants désignent sous le nom d’antepasados, reconstruisant le monde détruit, fondèrent et peuplèrent un village appelé Corobamba, situé dans cette partie élevée du territoire où vivaient leurs ascendants plus lointains. Ce sont, paraît-il, les os des ces antepasados rescapés qui peuplent aujourd’hui encore les grottes voisines qui servaient ainsi de lieu de sépulture à Corobamba. Or, raconte-t-on à San Carlos, à un moment de l’histoire de ce dernier établissement, de fortes gelées détruisirent au cours de trois années consécutives les cultures de ses habitants, qu’elles menacèrent ainsi de disparition. C’est à cette époque que le chef autochtone, Curihuamán (Faucon d’or), et un noble espagnol établi dans le village, Niño Rodriguez, s’entre-tuèrent pour l’amour d’une jeune fille du village, dont le statut ethnique n’est pas précisé. Ils furent enterrés séparément de part et d’autre de l’église. Peu après, une source d’eau jaillit au milieu de celle-ci. L’eau se mit à envahir progressivement tout le village. Les enfants furent les premières victimes de ce qui risquait de se transformer en un nouveau et véritable cataclysme compromettant la reproduction des générations futures. Pour échapper à un sort fatal, et considérant désormais les lieux comme maudits, les habitants décidèrent donc de fuir ce dernier pour aller s’installer ailleurs. Quatre familles de Corobamba s’organisèrent alors pour acheter au nom de la collectivité la propriété foncière d’un curé qui était située plus bas dans la montagne au lieu-dit Bonllol. Ceux qui se joignirent aux quatre familles construisirent à cet endroit le village actuel, qui allait devenir San Carlos. Mais d’autres familles de Corobamba refusèrent de participer à cette initiative. Elles préférèrent aller fonder un autre village dans le voisinage de Bonllol et dans des conditions environnementales similaires, et cela en achetant une propriété au lieu-dit Tambo, qui allait devenir San Pablo, où vivent aujourd’hui les descendants de ces dernières familles.

Selon les dires de leurs descendants, les habitants qui s’installèrent à Bonllol dans le futur San Carlos voulurent emmener les « saints » qu’ils vénéraient dans leur église de Corobamba. Mais ces derniers, qui pourraient bien personnaliser leurs antepasados ou ancêtres, refusèrent de rester à Bonllol, où ils avaient été transportés par les fondateurs du nouveau village. À la stupéfaction des habitants, ils regagnèrent alors Corobamba par leurs propres moyens. Néanmoins, certains « saints » de Corobamba, dont la Virgen Puríssima, alors la sainte patronne de cette entité, après avoir été à nouveau ramenés d’autorité à Bonllol, se résignèrent finalement à résider dans ce nouveau lieu. Les habitants de Bonllol firent cependant fabriquer un nouveau saint patron, plus docile et sans rapport avec Corobamba. Ce dernier saint, San Carlos, donna son nom au nouveau village. D’autres « saints » de Corobamba se laissèrent emmener à Tambo par les familles qui n’avaient pas voulu s’installer à Bonllol. Ces familles adoptèrent un autre saint à eux, San Pablo, dont ils donnèrent le nom au village qu’ils fondèrent de leur côté.

Toujours selon la tradition orale, les habitants de la nouvelle entité correspondant à Bonllol-San Carlos utilisèrent des minerais de Corobamba pour fondre sur les lieux mêmes de Corobamba la cloche de la nouvelle église qu’ils avaient érigée à San Carlos. Mais la nouvelle cloche, que les habitants étaient en train de transporter vers le nouveau village, se serait mise à peser très lourd, à tel point qu’elle aurait dû être abandonnée en chemin pour la nuit. Quand ses porteurs voulurent la récupérer le lendemain, elle avait disparu. Les habitants l’entendirent et l’entendent encore aujourd’hui régulièrement sonner de loin, et considèrent qu’elle est enchantée. Elle se serait transformée en pierre et figée dans le sol de l’ancienne entité Corobamba, où reposent les antepasados, les ancêtres, s’avérant ainsi indissociable du sol originaire comme de ces derniers qui y reposent.

La relation locale des événements ayant conduit à la fondation de San Carlos comprend certains éléments et enchaînements d’éléments structuraux. Il apparaît notamment dans la relation autochtone des origines l’idée d’une dualité entre le monde autochtone et le monde espagnol. La mort conjointe des deux chefs protagonistes, l’autochtone et l’Espagnol, enterrés séparément chacun des deux côtés de l’église de Corobamba, exprime le fait qu’aucun des deux n’exclut l’autre ou ne s’impose à lui, bien que le pouvoir espagnol soit associé avec celui qui prédomine à la capitale, Lima, et bien que la population indigène compose le gros de la population à cette époque comme aujourd’hui. La source qui jaillit ensuite du lieu de ce double sacrifice exprime elle-même une nouvelle dualité : l’eau qui en jaillit sème la mort et la désolation sur l’ancien emplacement résidentiel, lieu de vie des ancêtres, mais elle déclenche elle-même une nouvelle fondation villageoise où s’établissent les descendants. La genèse communautaire telle qu’elle se manifeste dans la mythologie locale exprime ainsi une dynamique fondée sur l’idée d’une renaissance du monde actuel à partir de la mort d’un monde ancien, les mondes ancien et nouveau étant, dans le cas de San Carlos, représentés chacun respectivement par la cloche enchantée et enracinée dans le territoire des ancêtres et par la cloche fabriquée et suspendue au clocher de San Carlos. Les identités du présent et celles du passé se renvoient l’une à l’autre à travers le contact potentiel et dangereux actuel entre les vivants et les morts. Mais par ailleurs, on assiste à la fondation de deux villages à partir de l’ancien. Les saints sont alors répartis entre deux groupes de familles, chacun étant associé à une communauté spécifique, cela conformément à la bipartition sociale et ethnique de la même entité ancestrale de Corobamba[5]. Les habitants de San Carlos ou san carlinos se reconnaissent ainsi une origine partagée et une histoire commune avec les habitants de San Pablo. Ils se considèrent comme les survivants d’un même cataclysme et comme les descendants, dans chaque communauté, d’espagnols et d’indios, et par-delà, des mêmes ancêtres éloignés. On trouve la même référence à la dualité mort-vie, ancêtres-vivants, eau destructrice-eau fécondante ou villages dédoublés par fragmentation après un cataclysme dans les récits mythiques de fondation que j’ai pu relever dans des communautés voisines dans la région andine du département d’Amazonas[6]. Cette vision dualiste du monde n’oppose donc pas seulement le groupe acteur de la perception aux groupes voisins, mais s’applique également à chacun des groupes concernés de part et d’autre de la frontière les séparant, rejoignant ainsi ce que Wachtel a appelé une « fondamentale ambiguïté » au niveau de conceptions d’application plus générale dans le monde andin[7].

Il est à noter d’ailleurs que, dans la mythologie de la région voisine de la vallée du Haut Imaza, on trouve la même ambivalence de proximité originaire et d’altérité ethnique entre, d’une part, les habitants de cette région faisant partie de la cordillère, et d’autre part, les « infieles » ou habitants du piémont forestier oriental tout proche, chaque groupe ayant ses descendants dans une des deux communautés voisines (Yambajalca et Diosán) (Malengreau 1999 : 348-349). Celles-ci constituent deux moitiés traditionnellement endogamiques d’un même ensemble avec chacune son église, sa place centrale, ses quartiers et son territoire rural propre, les deux communautés formant une même agglomération divisée par une rue.

La référence mythique à la bipartition antérieure et à la commune origine des deux entités en présence ainsi qu’au jeu binaire d’éléments contrastés entre ces entités et au sein de chacune d’elle reflète la vision cosmogonique ambivalente et complémentaire du monde comme des rapports sociaux, situant les habitants de San Carlos ou san carlinos par rapport à un alter ego, à la fois proche et éloigné, familier et étranger, frère et cousin séparé.

Pratiques et discours identitaires autour d’une frontière

Dans leur discours courant et informel, les san carlinos entendent, par-delà la reconnaissance de leur histoire commune avec les san pablinos, se distinguer nettement de ces derniers. Ils le font de manière sélective par rapport à d’autres communautés voisines, prolongeant de la sorte le dualisme présent dans la relation mythique. Mais, s’écartant de l’image complémentaire qu’ils donnent de leurs voisins san pablinos dans la mythologie, ils présentent ces derniers dans leur langage courant de manière dénigrante, comme étant des gens violents et peu fiables, dont il convient de se protéger en tout temps contre les tentatives d’empiétement sur le territoire de la communauté. Les san pablinos sont également associés aux animaux qui fréquentent les grottes de la montagne où reposent les os des ancêtres de Corobamba. Si la mythologie les présente donc comme deux partenaires d’une origine et d’une histoire commune, le discours normatif exprime une très nette distanciation identitaire, voire une attitude de dénigrement et de rejet de l’autre, par laquelle l’exclusion semble l’emporter sur la complémentarité de moitiés. Se référant à une réalité qui se reproduirait depuis plusieurs générations, les habitants de San Carlos se plaisent à relater les intrusions répétées qu’effectueraient des san pablinos sur leur territoire, se livrant au vol de bétail et à des destructions d’habitations. Le secteur où se produiraient les invasions est situé dans la partie élevée, dite jalka, du territoire et sert de fait jusqu’à la fin des années 1990 de cadre communal à des activités d’élevage extensif menées indistinctement par les membres de chacune des deux communautés. Ce partage, non reconnu, d’un espace commun dans les activités d’élevage remonte peut-être à une époque ancienne[8]. L’occupation du terrain litigieux, quotidiennement discrète, simultanée et extensive par des membres de chacune des deux communautés, s’effectue occasionnellement par les membres d’une seule d’entre elle sous une forme ritualisée, exclusive et intensive. Les communiers prennent alors possession de manière symbolique et ostentatoire d’une portion d’espace, et cela à travers une démarche collective revêtue d’une certaine solennité, qui ne revêt pas pour autant explicitement un caractère sacralisé[9], mais qui implique clairement à ce moment la volonté d’établir, au moins formellement, un rapport exclusif au territoire. À cette occasion, les autorités de la communauté mobilisent les membres ou chefs de famille de la communauté dans le cadre d’une obligación ou travail collectif obligatoire. Dans ce cas, l’objet de l’obligación consiste à défricher et à ensemencer une parcelle du secteur frontalier ou à y construire une maison, ou encore à y ériger des barrières reliant des obstacles naturels pour empêcher le passage du bétail de l’autre communauté. Ce type d’action se verra opposer ultérieurement par l’autre communauté, à son tour mobilisée par ses autorités, une action similaire en sens inverse, soit l’arrachage des plantes cultivées, la destruction des édifices construits ou le démantèlement de la clôture installée, voire la réalisation des mêmes entreprises que celles menées par la communauté antagoniste, mais sur une autre portion du secteur frontalier. Les habitants font état également d’affrontements collectifs directs tout à fait occasionnels autour de ces actions entre communiers organisés de San Carlos et ceux de San Pablo. Cela se manifeste par des échanges d’insultes, voire quelques jets de pierre isolés, mais pas par des affrontements physiques directs.

Le déclenchement des hostilités semble souvent résulter d’initiatives individuelles ou familiales de membres d’une des deux communautés qui entreprennent d’occuper ostensiblement des espaces du secteur frontalier et de s’attaquer à des biens appartenant à des personnes de l’autre communauté. L’intervention des autorités de leurs communautés respectives est alors sollicitée par les protagonistes, cela pour défendre l’intégrité territoriale de leur entité, et ce faisant, leurs droits particuliers. Ainsi, en 1981, quelques membres de la communauté de San Carlos prirent l’initiative provocatrice, sans l’aval de leurs dirigeants, d’incendier l’une ou l’autre maison secondaire et isolée qui appartenait à des habitants de San Pablo et que ces derniers avaient construite dans le secteur qui fait l’objet du litige dans les terres de pâturages situées dans les hauteurs des deux communautés. Les agresseurs agirent ainsi sans doute davantage pour améliorer leur position sociale dans la communauté que pour défendre les intérêts de « la communauté » ou pour exploiter le secteur. Plusieurs attaquants de San Carlos entendaient par ailleurs à cette même époque s’approprier des terres communales à titre individuel en construisant des enclos illicites, tant à l’intérieur même du territoire incontesté de San Carlos que dans les espaces revendiqués à la fois par les deux communautés. D’autres intervenants étaient des immigrés originaires de la vallée voisine du Haut Imaza. En s’attaquant à des habitants de San Pablo dans le secteur frontalier litigieux, les agresseurs tentaient ainsi de se poser en héros de la communauté, les originaires et certains immigrés pour se faire pardonner l’accaparement de terres communales, les immigrés pour parfaire leur intégration à leur communauté d’accueil. Les pâturages d’altitude constituent en fait une source lucrative dans chacune des deux communautés, mais surtout, d’une part, pour certains membres influents de la communauté qui disposent d’importants troupeaux dans ce secteur destiné à l’élevage, et d’autre part, pour leurs habitants immigrés qui, davantage accoutumés à travailler dans des secteurs d’altitude, ne disposant souvent pas de terres dans les secteurs privatisés des niveaux écologiques inférieurs de la communauté et désireux d’affermir leur ancrage communautaire, développent davantage leurs activités dans ce secteur de propriété communale situé en altitude. Les gens de San Pablo réagirent au niveau de la communauté à l’action du groupe de San carlinos en occupant et clôturant collectivement le terrain qui avait fait l’objet du raid de ce groupe. Les protagonistes racontent que seule une intervention des forces de l’ordre relevant du pouvoir central empêcha dans ce cas qu’une mobilisation offensive simultanée et un affrontement collectif de l’ensemble des membres des deux communautés ne débouchent sur de sérieux affrontements. La plupart des confrontations semblent, selon l’ensemble des sources, s’effectuer davantage par des rencontres formelles entre les autorités accompagnées d’hommes de loi et des membres de leur communauté et en complément de démarches des autorités locales auprès des autorités judiciaires extérieures. Ces rapports échappent à la logique d’un monde organisé en moitiés complémentaires, tel que cela se manifeste dans le discours mythique, ou dans d’autres régions des Andes[10].

La mobilisation collective et l’affirmation identitaire des san carlinos, mais aussi celle des san pablinos, qui résultèrent de l’occupation d’initiative associative privée dont je viens de faire état, trouva ainsi son origine dans des tensions sociales internes indépendamment de la mémoire mythique partagée d’une partition externe « originelle » commune. L’affirmation des limites extérieures de la communauté apparaît en effet ici chez certains protagonistes comme le produit dérivé d’une revendication de droits et de reconnaissance sociale, cela pour mettre fin à une discrimination ressentie à l’intérieur de la communauté et garantir un accès normal à ses ressources. C’est le cas des immigrés. Elle se présente chez d’autres comme la prétention à occuper ou maintenir une position privilégiée, dont l’accès à certaines ressources collectives, cela toujours à l’intérieur de la communauté et en infraction avec les normes solidaires qui prévalent officiellement dans celle-ci. C’est le cas de personnes à la fois originaires et élitaires de la communauté. Ces deux catégories d’habitants sont par conséquent enclines à adopter une attitude plus intransigeante dans le conflit intercommunal, et donc à valoriser davantage les symboles identitaires, dont celui que constitue la frontière sur le secteur en litige. Ces personnes instrumentalisent l’action de la communauté en lui servant de gardes-frontières externes, en incitant les autorités à se ranger derrière eux à l’occasion du conflit intercommunautaire qu’ils provoquent[11], et cela indépendamment des convictions communautaires ou des manoeuvres plus intéressées des autorités elles-mêmes.

L’identité et la mobilisation communautaires se construisent donc sur le traitement de divisions internes et pour répondre à des intérêts particuliers en son sein dans la défense de son intégrité en tant qu’entité contre l’envahissement réel ou pressenti par la communauté voisine. L’affirmation solidaire de la communauté occulte alors ses contradictions internes autant qu’elle les utilise. On peut noter dans ce cadre que la communauté continue de manière générale à défendre l’intégrité de son espace collectif face aux tendances, renforcées à la fin du XXe siècle, à la privatisation et au morcellement de son propre territoire, qui tendent à terme à vider le problème frontalier soulevé ici de son contenu identitaire et solidaire. Cela se produit dans le cadre du développement des communications et de la commercialisation qui relèvent des phénomènes de globalisation au niveau national et international.

Mais les informations orales dont je dispose de mes informateurs locaux concernant les relations entretenues par la communauté avec d’autres communautés voisines nous amènent également à relativiser l’interprétation mythologique duale des tensions frontalières. Ainsi, les qualifications hostiles dont les habitants de San Carlos affublent ceux de San Pablo impliquent la sélection d’une seule communauté antagoniste, celle-ci faisant partie avec San Carlos, depuis au des décennies, d’un ensemble formé, quant à lui, de plusieurs communautés (Shipasbamba, Cuispes, San Carlos, San Pablo). Par ailleurs, les rapports externes de la communauté ne se résument pas au litige frontalier avec San Pablo, mais impliquent traditionnellement diverses formes de coopération entre les diverses communautés voisines.

Il fut ainsi une époque, selon mes informateurs, au cours de laquelle les habitants, non seulement des deux communautés en litige, mais également des communautés contiguës de la région en général, coopéraient davantage dans l’entretien des chemins qui les reliaient et qui furent marginalisés par l’ouverture dans le fond de la vallée de la liaison routière appelée « Marginal » avec la côte Pacifique en 1964 et avec la région amazonienne en 1977. D’autre part, au début du XXe siècle, les habitants des différentes communautés voisines issues de Corobamba ainsi que d’autres communautés voisines se rendaient visite en transportant leurs saints respectifs lors des célébrations de saint de chacune d’entre elles, et cela dans la capitale paroissiale qui était San Carlos, en juin, à l’époque du solstice d’hiver, lors de la fête de Corpus Christi et en décembre, à l’époque du solstice d’été, lors de la célébration de Virgen Puríssima, l’ancienne sainte patronne de Corobamba. Aujourd’hui encore, des rencontres sportives et des bals qui ont pris la place de ces rencontres réunissent la jeunesse de plusieurs communautés, y compris celles de San Pablo et de San Carlos, et non pas exclusivement ni préférentiellement de ces deux communautés. Par ailleurs, chacune des communautés connaît depuis les années 1960 un nouveau dédoublement, non pas communautaire mais de leur centre résidentiel, nombre de leurs habitants s’installant ou prenant une seconde résidence dans des nouvelles bourgades, respectivement Jazán pour Cuispes, Pedro Ruiz Gallo pour San Carlos et Cocahuayco pour San Pablo, qui se sont développées le long des nouvelles voies de communication dans la vallée de l’Utcubamba, et où ils ont accès à de nouveaux services et à de nouveaux emplois. Ce phénomène est d’un autre ordre que celui du litige qui se trouve au centre des préoccupations de cet article.

Bien que le travail présent concentre son attention sur les représentations et les gestes locaux, il faut être conscient du fait que l’incorporation des actes frontaliers posés par les membres de communautés voisines s’effectue sous l’autorité supérieure des autorités centrales de l’État et de ses dépendances judiciaires et administratives. Mais l’intervention des autorités centrales, fréquemment mentionnée dans la documentation écrite et rapportée oralement par mes informateurs contemporains, et d’ailleurs sollicitée par les parties en litige, bien qu’elle soit destinée à apporter une solution aux conflits éventuels, n’est pas étrangère non plus à la dynamique conflictuelle sur les frontières. En effet, l’État oblige au compromis sur une ligne fictive séparant nettement les territoires de celles-ci. Ce faisant, il institutionnalise et rigidifie la réalité de frontière entre deux communautés. Or, dans les communautés dont il est question ici, la règle était l’usage indifférencié par les éleveurs de chacune des deux communautés d’un espace commun aux limites poreuses et floues sur le terrain. La fixation précise et figée de la frontière devient alors une source de conflit entre les deux communautés. Par ailleurs, la poursuite de litiges frontaliers ou autres constituent une manne pour une multitude de juges, d’avocats, de notaires et de fonctionnaires provinciaux auxquels les parties en litige sont amenées à recourir. Ces représentants du système judiciaire et administratif de l’État peuvent en effet être tentés de légitimer l’occupation de leurs charges et le bénéfice des avantages qui y sont associés à travers l’entretien de la situation litigieuse entre les communautés. En même temps, ils permettent peut-être d’éviter certains dérapages incontrôlés des tensions intercommunautaires.

Les témoignages écrits : la production historique de la frontière intercommunautaire

Il convient de nous interroger également sur ce que nous enseigne la consultation des sources historiques locales et régionales en ce qui concerne la fondation de San Carlos et les rapports de cette communauté avec les communautés, et en particulier Cuispes et San Pablo, occupant de part et d’autre le même versant oriental du bassin moyen de l’Utcubamba. La vision officielle des autorités locales et extérieures telle qu’elle apparaît dans ces sources nous apporte encore un autre éclairage sur la nature et l’objet du découpage socio-territorial que celui qui se dégage de la relation orale autochtone et populaire, qu’elle soit mythique ou qu’elle revête un caractère idéologique.

Les comptes rendus des réunions des organes dirigeants de la communauté de San Carlos au cours du XXe siècle font état des tensions et des affirmations identitaires autour de la frontière qui la sépare de San Pablo. Les tensions entre San Carlos et San Pablo trouvèrent en 1994 un épilogue devant les autorités régionales, et je sais par mes informateurs locaux qu’il fut rapidement remis en question par les deux parties, sans pour autant qu’aucun acte d’hostilité mutuelle n’ait été porté à ma connaissance depuis lors. Selon une source documentaire, un accord avait déjà été signé en 1940 devant un juge régional pour être ensuite contesté par les parties en présence. Ces mêmes documents font état de mobilisations effectuées sur l’initiative des autorités de la communauté de San Carlos, pour affirmer des droits de celle-ci sur un secteur limitrophe avec la communauté de San Pablo. Un compte rendu de conseil communautaire de 1954 fait ainsi état de la convocation par les autorités communales de San Carlos des membres de la communauté pour aller semer collectivement du maïs en travail collectif obligatoire sur une parcelle du secteur disputé avec la communauté de San Pablo. Il est également indiqué qu’un litige a opposé San Carlos à Cuispes au sujet d’un secteur limitrophe et qu’une clôture a été construite à un autre endroit pour protéger le territoire des errements du bétail de la communauté voisine de Cuispes. Le litige foncier avec Cuispes ne semble cependant plus guère préoccuper aujourd’hui les habitants de San Carlos, pas plus d’ailleurs qu’il n’est fait référence à Cuispes dans les récits mythiques.

Les limites territoriales entre d’une part San Carlos et d’autre part chacune des communautés voisines de Cuispes et de San Pablo sont déjà mentionnées dans des documents administratifs et judiciaires qui remontent à l’époque coloniale. Ces limites ont, en effet, selon les sources écrites, été fixées et confirmées par les autorités coloniales en accord avec les chefs autochtones à la fin du XVIIIe siècle. Cela s’est produit à l’occasion de l’éclatement de l’ancienne reducción coloniale de Santo Domingo de Corobamba et du déplacement de sa population vers les concentrations résidentielles actuelles de San Carlos et de San Pablo sur des terres situées à une altitude inférieure. Les pièces écrites de cette époque contiennent également plusieurs références, qui n’apparaissent guère dans la tradition orale, de l’intervention en 1782, et donc antérieure de peu à ces événements, de l’évêque de Trujillo, Monseigneur Jaime Martinez de Compañon, auprès des autorités civiles, provinciales et locales, pour qu’elles organisent le déplacement des populations vers des secteurs écologiques plus bas et moins hostiles à leurs yeux. Ils étaient sans doute également d’accès et de séjour plus aisé pour les curés et pour l’évêque, qui s’apprêtait à faire une visite d’inspection dans la région. Un document d’archives de la même date nous informe que les habitants de Corobamba louaient à cette époque des terres appartenant à un propriétaire privé au lieu-dit de Bonllol, terres que les autochtones affirmaient dans ce même document avoir appartenu à leurs ancêtres. Parmi les documents épars que j’ai pu retrouver et consulter, le premier à mentionner le village de San Carlos date de 1794. Il précise les limites entre les territoires de San Carlos et de Cuispes. Un document de 1798 fait état de la délimitation entre les territoires des villages de Bonllol (nom ancien du lieu d’implantation du nouveau village de San Carlos) et de San Pablo de Tambo (premier nom du nouveau village de San Pablo) de part et d’autre d’une ligne imaginaire qui suivrait « un vallon appelé Lindapa ou Rumichaca limitrophe des terres de la Virgen del Rosario propriété des Zuñiga suivant en ligne directe et vers le haut un vallon passant par Tinajapata Palomita Pampa Lechete Cruz y Chonta Cruz frontières stables entre les Indiens de Bonllol et San Pablo de Tambo par les arêtes et steppes »[12].

Avant son éclatement et le déplacement de ses habitants entre 1782 et 1794, et cela selon diverses sources écrites datant de cette époque, Corobamba était composée des parcialidades ou sous-entités dénommées Quilo, Oya et Ancash Fallay. Les documents nous informent qu’au moment de l’éclatement de l’entité englobante de Corobamba, Oya et Ancash Fallay se réunirent pour constituer ensemble la communauté de San Carlos, tandis que Quilo forma seule la communauté séparée de San Pablo. Les titres fonciers possédés par chacune des deux communautés, en réalité des copies des titres originaux que je n’ai pas pu voir et qui devraient se trouver quelque part parmi les nombreuses liasses du dépôt d’archives régionales à Chacha-poyas, capitale du département d’Amazonas, constituent pour les habitants actuels des deux communautés l’expression formalisée d’une réalité intangible de frontières inaltérables. Ils sont précieusement conservés par les autorités communales, qui les transmettent cérémoniellement à leurs successeurs de génération en génération, et cela jusqu’à aujourd’hui[13]. Les limites territoriales entre les deux communautés qui sont fixées et précisées dans ces documents semblent difficilement localisables sur le terrain et le sont de manière contradictoire par les habitants des deux communautés. Ces dernières s’accusent en plus l’une l’autre d’avoir déplacé des pierres servant de bornes pour camoufler une invasion du territoire de l’autre.

Les pièces d’archives permettent de faire remonter au moins jusqu’à la fin du XVIe siècle l’ancienneté des parcialidades citées plus haut et rassemblées dans la reducción de Corobamba (voir Malengreau 1999 : 311-312.). En effet, des copies datant de la fin du XVIIIe siècle, dont les originaux seraient de 1595, font état de la reconnaissance par l’autorité coloniale, en présence des chefs autochtones locaux, de l’existence de ces mêmes parcialidades. Cette reconnaissance portait également sur leurs droits territoriaux spécifiques comme sur leurs devoirs tributaires reducción. Mais il n’est pas question ici de dédoublement de l’entité. Les quatre parcialidades voisines qui existaient au début de la période coloniale semblent en fait s’être maintenues par-delà la formation administrative des reducciones au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, pour s’affirmer à nouveau explicitement à l’occasion du déplacement, dans le cas de Ceuta, ou de l’éclatement, dans le cas de Corobamba, de ces anciennes reducciones. Ces événements reproduisent d’ailleurs tout en la dédoublant la configuration spatiale verticale du territoire qui correspond à un modèle assez généralisé dans les Andes centrales préhispaniques. Dans ce cadre, les limites entre les communautés de San Carlos et de San Pablo, comme d’ailleurs celles entre les communautés de San Carlos et de Cuispes, semblent correspondre à celles qui séparaient des entités ethniques préhis-paniques rassemblées dans des reducciones par les autorités coloniales. Il semble ainsi y avoir une remarquable continuité dans le découpage territorial et ethnique autochtone[14]. Cette continuité se traduit notamment par une forte endogamie interne à chacune des entités issues de ce découpage. Les entités territoriales, par-delà leur pérennité, semblent ainsi recouvrir des ensembles durablement différenciés tant par l’ascendance que par l’alliance[15]. Se pose alors évidemment la question de l’enjeu réel du litige sur leurs frontières entre San Carlos et San Pablo. Ce litige peut témoigner aussi bien de l’affirmation d’une identité collective face à des menaces affectant les entités en présence comme le jeu de tensions sociales diverses touchant ces dernières dans des contextes historiques déterminés.

Figure 1

Évolution des structures socio-territoriales du versant oriental du moyen Utcubamba (Andes du département d’Amazonas, Pérou) entre le XVIe et le XXe siècle.

Évolution des structures socio-territoriales du versant oriental du moyen Utcubamba (Andes du département d’Amazonas, Pérou) entre le XVIe et le XXe siècle.

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Les sources écrites laissent ainsi voir l’importance de facteurs de compétition sur la terre dans le développement de conflits frontaliers intercommunautaires. Mais l’appropriation privée de terres par des propriétaires fonciers coloniaux puis républicains n’a pas seulement opposé ces derniers aux entités autochtones. Elle a également pu être à l’origine de litiges entre ces dernières. Ainsi, c’est l’appropriation privée au XVIe siècle d’un secteur foncier situé à l’intérieur des limites de l’entité administrative de l’ancienne reducción de Corobamba qui semble à l’origine d’un litige mentionné plus haut opposant San Carlos à Cuispes. À la source de ce litige, il y a l’achat par la communauté de Cuispes de ce secteur limitrophe à un propriétaire privé, avant que la communauté de San Carlos n’en revendique la propriété au nom du droit hérité de ses ancêtres de Corobamba, qui eux-mêmes s’en seraient vus dépouillés par un ancêtre du propriétaire en question. La parcelle qui fit l’objet de ce dernier litige retourna finalement à la fin des années 1960 dans les limites du territoire de San Carlos ne suscitant plus dès lors de discussions au sujet de son appartenance juridictionnelle. Les communautés doivent également faire face aux pressions subies sur l’ensemble de leur territoire, et notamment sur des portions limitrophes entre elles, comme résultat des spoliations foncières privées sur n’importe quelle de leurs frontières[16]. Ainsi, le litige contemporain entre San Carlos et San Pablo trouve sans doute au moins partiellement son origine à une époque relativement récente de l’histoire républicaine lorsque San Pablo vendit certaines de ses terres situées à l’autre extrémité de son territoire à une propriété privée voisine, La Coca, qui exerçait des pressions en ce sens à l’égard de ses autorités. Cette transaction foncière réduisit en effet le territoire et les pâturages de San Pablo, accentuant les pressions sur la frontière qui la séparait de San Carlos. Les deux conflits frontaliers mentionnés pour San Carlos au cours de son histoire coloniale et républicaine ont ainsi été au moins attisés, sinon causés, par des propriétaires privés qui se sont approprié des terres limitrophes, comme ils le sont actuellement par les convoitises privées qui exercent sur ses terres communales des personnes faisant partie de la communauté.

Les sources écrites officielles laissent ainsi entrevoir une autre perception de la réalité que celle qui transparaît à travers la tradition mythique. L’intervention des autorités ecclésiastiques et civiles dans le déplacement de la population, considérée isolément de toute action autochtone dans les pièces écrites, est pratiquement absente des relations autochtones sur les origines de leur communauté. Par contre, la relation mythique explique la fondation des nouveaux centres résidentiels comme résultant d’une conjonction d’un phénomène naturel, une inondation, et de l’action de héros locaux (combat de chefs, dédoublement et déplacement du centre habité par certaines familles locales pionnières). Les sources écrites font état de la fondation villageoise comme résultant d’une action unique et à sens unique, évoquant la nécessité d’évacuer définitivement les habitants d’une zone qu’elles jugent inhospitalière et qu’il convient d’oublier en faveur d’un lieu plus accueillant, Le récit mythique autochtone, de son côté, insiste davantage sur le combat fondateur entre deux chefs et sur le dédoublement de l’entité originale en deux communautés, ainsi que sur la renaissance d’entités nouvelles à partir de la destruction de l’ancienne, dont les habitants entretiennent soigneusement le souvenir. La tradition mythique fait ainsi état du maintien de rapports entre les nouveaux établissements et l’entité-mère commune ; elle évoque en effet des « saints » qui rentrent d’eux-mêmes du lieu d’implantation nouvelle au lieu d’où ils proviennent, et cela conjointement à la création par les habitants de saints nouveaux dans le lieu d’implantation.

La tradition orale attire également l’attention sur la cloche ancienne « enchantée » enracinée et cachée dans les environs de l’ancien emplacement où elle est retournée d’elle-même, tout en relatant la fusion d’une nouvelle cloche qui est destinée au lieu d’implantation nouvelle et qui constitue la double de l’ancienne dont elle porte le même nom. Parallèlement, rappelons-nous que les habitants de San Carlos insistent dans leurs expressions orales courantes sur ce qui les oppose à San Pablo, mais sont par contre beaucoup moins loquaces lorsqu’il s’agit de parler de Cuispes ou d’entités autre que celle de San Carlos, alors que cette préférence n’apparaît pas dans la documentation écrite. Les habitants manifestent donc bien, à travers leur relation mythique, comme ils le font d’ailleurs de manière plus indirecte dans leurs préoccupations quotidiennes et actuelles, une certaine perception duale du monde représenté sous formes de moitiés complémentaires. Ils se démarquent ainsi de la manière absolue, unitaire et exclusive dont les représentants du pouvoir colonial et plus tard et jusqu’à aujourd’hui, républicain, entendent construire leur rapport au territoire, aux voisins, et entre eux.

Conclusion

L’affirmation par le récit mythique de l’histoire commune aux deux communautés de San Carlos et de San Pablo ainsi que de leur statut originaire de gémellité reflète la vision cosmogonique d’un monde dual constitué de moitiés complémentaires. La cosmogonie qui se dégage du discours mythique s’inscrit cependant en faux dans un contexte socio-historique colonial et contemporain particulier qui génère un discours identitaire et instrumental de type à la fois communautariste, solidaire et unitariste, où la complémentarité de l’autre semble effacée, et où l’exclusion se substitue à la complémentarité. Le discours identitaire, devenu non seulement éthique mais également idéologique et débarrassé de son fondement mythologique, entend en fait occulter les tensions sociales internes aux communautés, et notamment à celle de San Carlos. Ces tensions proviennent tant de menaces d’une privatisation foncière de la communauté par certains de ses membres et portant particulièrement sur son espace limitrophe avec San Pablo, que des efforts consentis par certains habitants immigrés sur le territoire de la communauté de San Carlos pour échapper à la marginalisation et renforcer leur intégration par rapport à celle-ci, et qui se posent alors en héros et gardiens de l’intégrité de son territoire. Des situations privilégiées comme des situations de marginalisation internes à la communauté nourrissent ainsi un phénomène d’identification collective face à un voisin érigé en ennemi pour l’occasion. La cristallisation artificielle par le pouvoir juridique de l’État d’une frontière au milieu d’un espace en fait coutumièrement partagé, comme les lois nationales établissant l’intégrité séparée de chacune des communautés, participent à la construction des tensions frontalières entre les communautés.

Les habitants actuels de San Carlos semblent donc concentrer leur discours de l’altérité sur un acteur préférentiel, la communauté voisine de San Pablo, dans un rapport dont la nature duale inhérente aux représentations mythiques locales est altérée et modelée par les développements historiques dans lesquels ces habitants s’inscrivent. De leur côté, les sources historiques, qui semblent mettre à jour une remarquable continuité dans l’existence à travers l’histoire de diverses entités socio-territoriales voisines, parmi lesquelles San Carlos et San Pablo, font état de litiges fonciers qui ne se limitent pas à une confrontation entre ces deux communautés. Ces sources laissent en effet apparaître des litiges qui opposent les communautés à des propriétaires privés ou qui résultent de l’appropriation privée de parcelles communales davantage que des communautés entre elles dans le cadre de ce qui serait des conflits frontaliers et identitaires.

Le dédoublement et la démarcation frontalière des communautés concernées sont ainsi largement conditionnés, non par une structure duale qui en constituerait l’essence formelle, mais par le développement de conditions socio-historiques particulières qui, sans pour autant détruire les représentations mythologiques dualistes, ne les dénaturent pas moins en privilégiant un pôle pour en exclure l’autre.