Mais personne ne mettait en cause l’approche duelle du genre, s’appuyant sur l’« évidence » que les sociétés sont constituées d’hommes et de femmes. Et la question principale qui était posée était plutôt de nature politique : d’où vient la domination masculine observée dans les sociétés humaines? Ce questionnement s’ajoutait à un intérêt plus ancien de l’anthropologie pour la division sexuelle des tâches, qui touchait à la fois l’organisation familiale, l’organisation sociale, économique et religieuse. Margaret Mead (1935) avait réussi à mettre en lumière pour l’Océanie la relativité de la division sexuelle des tâches. Grâce à une approche multisites (plusieurs sociétés océaniennes), elle avait montré que la capacité d’effectuer une tâche ne tenait pas au sexe biologique de la personne, puisque des tâches considérées comme masculines dans une société étaient féminines, dans la société voisine… Certains affirmaient aussi qu’en raison de leur constitution physique, les hommes étaient plus forts et pouvaient faire des travaux que les femmes étaient incapables de faire, celles-ci étant plus aptes, disait-on, à prendre soin des enfants et à les élever, etc. Sans nier le fait que ce sont les femmes qui mettent au monde les bébés et les allaitent, les travaux de Mead remettaient en question la vision simpliste et pour le moins machiste, qu’elles doivent se cantonner au jardinage, à la cuisine, et aux tâches domestiques, pendant que les hommes font la chasse, la guerre et les travaux pénibles. En dehors de ce cadre général, aux frontières floues, on trouvait des gens difficiles à classer. À Kangiqsujuaq (au Nunavik) par exemple, il y avait Mitiarjuk, une femme inuit qui avait tout appris de la chasse et du maniement du kayak ou du traîneau à chiens avec son père, souvent malade, qu’elle suppléa jusqu’à son mariage (il n’y avait pas de garçon dans sa fratrie), quand Naalak, son mari, accepta de venir vivre chez ses beaux-parents et d’être le pourvoyeur de la famille. À Kangiqsujuaq je découvris aussi, en 1965, lors d’une enquête de dix-huit mois, l’existence d’un autre type d’individu hors normes, désigné par le terme sipiniq, s’appliquant à un enfant que l’on croit avoir changé de sexe à la naissance. Les Inuit pensent en effet que le sexe du foetus est instable et qu’il peut s’inverser, de mâle à femelle ou le contraire, au moment de l’accouchement. On reconnaît ces individus aux marques particulières qui sont associées à leur changement de sexe. Par exemple, quand un foetus mâle devient femelle, il aura plus tard une implantation capillaire avec un dégagement frontal des deux côtés, alors qu’une « vraie » femme aura une implantation plus rectiligne. On dira : « C’est le signe que c’était un mâle quand il était foetus ». Et si en plus elle a tendance à dominer, on dira : « Sa masculinité originelle réapparaît », etc. À Kangirsuk, un village voisin, j’appris qu’on pouvait empêcher le bébé mâle de changer de sexe en saisissant le bout de son pénis, ou en le fixant du regard pour éviter qu’il se rétracte ; et puis cette idée, évoquée par Mitiarjuk dans ses premiers écrits ethnographiques (1965-66), qu’un accouchement, long et difficile, risquait d’entraîner un changement de sexe. Il y avait là une valorisation de la rapidité : il fallait avoir des accouchements rapides pour avoir des garçons, ou bien des filles qui seraient de rapides couseuses et enfanteraient des garçons rapides et habiles à la chasse… On pouvait déceler, là encore, une préférence pour les garçons. Mais comment classer les individus qui changeaient de sexe? J’évaluerai plus tard leur fréquence, entre 1 % et 2 % du total des naissances à …
Appendices
Références
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