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Les extraterrestres, les Ovnis sont des objets d’investigations récurrents dans les sciences sociales aux États-Unis, principalement abordés par le biais d’études consacrées à la culture populaire, aux parasciences ou aux théories de la conspiration. En évitant de se formuler en termes de rationalité – irrationalité et d’évaluer les controverses des ufologues, les huit essais qui composent E.T. Culture ouvrent à des approches moins anxiogènes et sensationnelles de la question. Ils privilégient ce que Debbora Battaglia, qui dirige l’ouvrage, appelle une « anthropology of visits », où l’intérêt porte sur le rôle joué par l’existence des extraterrestres dans les vies de ceux qui s’y réfèrent, et ce qu’il nous apprend sur le monde actuel. Battaglia l’évoque ainsi dans l’introduction :
While it is not the purpose of this book’s contributors to interrogate the truth value of such claims [ET’s are here !] or of the documents circulating as evidence in spheres of public culture, we hope to show that there is much to be learned about what it means to be human at particular historical moments by admitting a de-exoticized alien into our ethnoscapes and into the light of anthropology’s most searching disciplinary questions. (p. 2)
Autrement dit, l’un des objectifs du livre serait d’apporter une réponse négative à la question suivante : les sciences sociales ne peuvent-elles étudier les Ovnis qu’après les avoir rangés au rang d’illusions ou d’erreurs de perception ? En ce sens, il faut bien reconnaître que les travaux sur le milieu ufologue du sociologue français Pierre Lagrange, entrepris il y a plusieurs années dans le sillage de la sociologie des sciences de Bruno Latour, feraient volontiers office de pionniers. Malheureusement, ils semblent avoir échappé aux contributeurs de l’ouvrage.
Ceux-ci s’attachent principalement à l’« E.T. culture » d’Amérique du Nord. Le mouvement Raëlien, les pèlerinages dans les villes de la cause extraterrestre Roswell et Rachel, l’ufologie et les tentatives de communication avec les extraterrestres, ou encore les aficionados de la série Star Trek et du manga Yugioh ponctuent les essais, lesquels soulignent les liens intimes qui peuvent se dessiner avec des mondes donnés comme étranges et distants. Les auteurs entendent notamment étudier les connexions entre la référence aux « aliens », les inquiétudes concernant les avancées de la technologie et les relations interculturelles. Le cas du musicien de jazz Sun Ra mentionné à quelques reprises dans le livre est particulièrement éclairant. Il a soutenu jusqu’à sa mort en 1993 qu’il venait de Saturne, imprimant cette identité à un jazz cosmique et psychédélique. Cette identification intergalactique a eu un impact considérable sur l’aura de sa carrière. Aujourd’hui, elle reste le plus souvent un artifice marketing pour les uns, une preuve de son aliénation mentale pour les autres et un objet de fascination pour les tenants de l’afrofuturisme. Pourtant, il a construit sa mythologie sur une image de l’altérité qui devient une métaphore extrême de la marginalisation sociale, une expérience ex-centrique commune à beaucoup d’Afro-Américains, étrangers à la plus grande partie du centre jugé coercitif et terrestre.
E.T. Culture est issu de la section « Anthropologie of Outerspaces » lors de la rencontre de l’American Anthropological Association tenue en 2002. La déclaration d’intention transposait l’un des mythèmes emblématiques de l’anthropologie – le premier contact – à la rencontre avec des mondes extraterrestres chère aux romans de science-fiction. Ce type de glissements analogiques est particulièrement développé dans le texte de Christopher F. Roth qui met en perspective l’ufologie comme anthropologie, partant de l’hypothèse selon laquelle « ufology and anthropology share intellectual roots » (p. 39). Dans sa recherche des affinités structurelles entre ces deux domaines, Roth dresse une histoire de l’ufologie aux États-Unis à partir de l’anthropologie physique et des théories raciales. En conséquence, l’ufologie serait une autre façon de faire de l’anthropologie. Ainsi, ce livre pourrait se lire aussi comme une manière de revisiter les thèmes de l’anthropologie à partir d’un registre science-fictionnel et des imaginaires qui lui sont associés. Debbora Battaglia, dont les travaux précédents portaient en partie sur la notion de personne en Nouvelle-Guinée, s’intéresse au mouvement Raëlien et à sa technophilie. Cette secte prétend que l’espère humaine est le fruit d’une expérience extraterrestre. Elle a obtenu une visibilité internationale après avoir annoncé en 2002 la réalisation du premier clonage humain. Le linguiste David Samuels, qui s’est consacré auparavant aux traductions de la Bible en apache par les missionnaires, étudie les moyens imaginés par les scientifiques pour communiquer avec les extraterrestres, inspirés autant par les auteurs de science-fiction que par les travaux de leurs collègues. Ces moyens de communication (la musique, les mathématiques, les ondes radios) envoyés par Voyager 1 ou Pioneer 10 et destinés à des êtres situés à des milliers d’années lumières apparaissent tout autant dirigés vers les habitants de la Terre.
Cependant, si la série des affinités entre anthropologie et E.T. culture traverse le livre de manière manifeste, elle amène à se demander si leur évidence ne pourrait pas être le fruit d’une E.T. culture anthropologisée. Comme le texte de David Samuels nous le rappelle, les auteurs de science-fiction, lesquels animent aussi les représentations des storytelling communities étudiées par Debbora Battaglia ou Susan Lepsteller, sont des lecteurs avides de récits anthropologiques, ou du moins ils en connaissent les ressorts descriptifs et les reportent dans leurs romans. Babel 17 de Samuel Delany et Les Langages de Pao de Jack Vance se présentent comme des illustrations de l’hypothèse Sapir-Whorf. Les descriptions de la société paranoïaque dans Le Monde Inverti de Christopher Priest, des univers des séries Fondation d’Isaac Asimov et Dune de Frank Herbert sont imprégnés de rhétoriques anthropologiques ce qui leur donne une épaisseur socioculturelle. Réciproquement, on peut ajouter que des anthropologues ont écrit de la science-fiction par laquelle ils ont exprimé leur fascination pour l’altérité. Samuels nous apprend que Benjamin Lee Whorf était l’auteur d’un roman de science-fiction, non publié, écrit en 1924 avant qu’il ne commence ses études de linguistique. On peut retenir aussi La Terre Demeure de George R. Stewart, L’Enchâssement de Ian Watson et Les Découpeurs de Monde de P. Dibie. Il faut réserver une place particulière à Ursula Le Guin, fille d’Alfred Kroeber, l’un des fondateurs de l’ethnologie américaine, qui puise abondamment dans les découvertes de la discipline ethnologique. Dans des livres comme La Main Gauche de la Nuit, Les Dépossédés et Le Nom du Monde est Forêt, Le Guin s’inspire librement de tout un bagage ethnologique pour dépeindre dans le détail la vie de peuples imaginaires. Ces liens hyptertextuels entre anthropologie et science-fiction ne sont malheureusement pas explicitement abordés dans E.T Culture alors même qu’ils semblent en former la trame. Cela est révélateur lorsqu’on tombe sur cette phrase de l’introduction : « From outerspaces we gain perspective on a person’s innerspaces in anxious times, and a view of planetized social networks that are charged with fear, but also with hope for the future of life on Earth » (p. 31). Elle pourrait à la fois résumer le livre et convaincre de prendre au sérieux la littérature de science-fiction autrement qu’une littérature d’évasion.