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L’oeuvre de Louis Dumont, trop peu connu des sociologues et trop vite déconsidéré par maints anthropologues, surtout s’ils communient à la post-modernité, trouve ici une présentation condensée et intelligente qui contribuera, espérons-le, à en faire connaître et reconnaître la valeur critique et heuristique.
Difficile à résumer, cet oeuvre qu’une lecture trop cursive associe à tort au conservatisme témoigne d’une rigueur et d’un projet intellectuels exemplaires. Au départ de la démarche dumontienne, on trouve l’idée que le social est pourvu de sens, qu’il est lui-même signification vivante, sans pour autant se réduire aux phénomènes de conscience. Comme toute bonne sociologie, celle-ci tire l’essentiel de ses principes méthodologiques de la comparaison : appliquée d’abord à une région, puis étendue à toute une société ; appliquée ensuite entre deux grands types de société ; et enfin au sein d’un même type, entre deux variantes nationales. En Inde, Dumont dégage la notion de hiérarchie comme principe organisateur, structural, de la société des castes (1er chapitre). Ce holisme, où tout est interdépendance, contraste profondément avec la civilisation moderne dans laquelle l’individu prédomine en tant qu’être moral, libre et autonome. En servant de point d’appui, le premier jette sur la seconde un éclairage inédit, éminemment critique. Sans jamais mettre en question les valeurs modernes, Dumont met en effet en exergue les coordonnées intellectuelles qui forment les catégories de référence de l’individualisme et montre le travail de réfection qui s’impose en conséquence aux sciences sociales, trop largement tributaires de la modernité. Quand il se fait ainsi méthode, le holisme ouvre un vaste chantier qui suit deux axes principaux : l’un, génétique, retrace l’apparition des idées et valeurs typiquement modernes car la configuration individualiste s’est constituée progressivement au fil des siècles (chapitre 2) ; l’autre, proprement comparatif, dégage au sein de ce grand ensemble des variantes nationales car les différences culturelles n’y sont pas complètement gommées, seulement reportées au second plan de la vie sociale. Finalement, c’est toujours à partir de configurations précises et patiemment reconstituées que les études inscrites sur l’un ou l’autre axe donnent leurs fruits.
Dans cette synthèse délicate, voire périlleuse, Vibert multiplie les citations au point d’alourdir parfois le texte, mais on devine qu’il a opté, avec raison, pour la prudence contre le risque des approximations trompeuses, la pensée hiérarchique ne se laissant pas aplatir dans une logique du « ou bien …, ou bien… », et exigeant au contraire son cortège de nuances. L’exercice est d’ailleurs grandement limité par le cadre de la collection qui cantonne dans une présentation générale, laissant peu de place à la discussion. Sûrement pour cette raison, ne sont pas mentionnées les craintes de Dumont de voir réifiée l’opposition holisme-individualisme, ni les limites de son application, qu’il notait devant la pensée de Hobbes ou l’Allemagne de la Bildung, par exemple. Une anomalie a placé le résumé de l’étude sur l’Allemagne des 18e et 19e siècles sous la rubrique des « pathologies de l’idéologie moderne » (chapitre 3). Or, Dumont ne condamne pas cette configuration idéologique, seulement sa transformation ultérieure dans le courant des années 1920, et son basculement dans ce qui deviendra le totalitarisme nazi. En tant que réaction aux Lumières françaises, la disposition originale construit un individualisme de la singularité s’épanouissant dans le champ culturel en l’opposant à l’individualisme français, rationnel et universaliste, coextensif au domaine politique ; en elle-même, elle est tout à fait saine. C’est le développement économique et technique accéléré, jumelé ensuite à la défaite de 1918 qui font basculer le tout dans l’horreur nazie.
Dans la conclusion, Vibert se donne les coudées franches, avec bonheur. Malgré l’espace restreint, son interprétation y respire librement et fait dialoguer l’oeuvre de Dumont avec celle des philosophes, politologues ou sociologues dont les travaux se rapprochent du holisme méthodologique. Les Descombes, Castoriadis, Gauchet, Taylor et Freitag cherchent en effet à qualifier, dans une perspective critique, l’aventure sociopolitique moderne et à ce titre, qu’ils se réfèrent explicitement ou non à Dumont, leurs analyses s’apparentent grandement aux siennes. En bref, cet ouvrage synthétique est franchement bienvenu et saura piquer la curiosité du lecteur intéressé à comprendre le monde contemporain et ses avatars, et l’inciter ainsi à pénétrer plus avant l’oeuvre magistral et toujours d’actualité de Louis Dumont.