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Nicole Hahn Rafter et Mary Gibson, respectivement spécialiste des rapports entre les femmes et la justice et professeure d’histoire de l’Italie du 19e siècle, se sont attachées à retraduire l’ouvrage du médecin Cesare Lombroso, père fondateur de la criminologie et de Guglielmo Ferrero, son assistant, publié originellement en Italie en 1883 sous le titre : La donna delinquente, la prostitute e la donna normale.
Cette nouvelle traduction, même si elle est toujours une version épurée, est plus conforme à l’original : elle reproduit le cadre initial de l’ouvrage en quatre partie, de nombreuses illustrations et analyses concernant notamment les caractéristiques sexuelles des femmes ainsi que la partie concernant « la femme normale », autant d’éléments injustement amputés de la première traduction anglaise, datant de 1895 et intitulé The female offender.
En réduisant les redondances, les multitudes d’exemples et de répétitions, la lecture s’en trouve facilitée mais paradoxalement, et peut être ironiquement, le texte en devient plus rationnel et scientifique. Les traductrices espèrent qu’ainsi il alimentera la réflexion au-delà du champ de l’histoire de la criminologie vers ceux de l’histoire de l’art, des études sur le genre ou de l’anthropologie.
Dans leur passionnante introduction, Rafter et Gibson résument les arguments de Lombroso et contextualisent son travail. Elles replacent ses écrits dans un État italien balbutiant, au sein des débats scientifiques de l’époque et des sciences émergentes comme la sexologie. Elles soulignent l’influence considérable que l’auteur exercera de son vivant sur de nombreuses disciplines et son rôle dans la diffusion de multiples méthodes scientifiques. C’est en 1870 qu’une découverte le propulse dans le cercle restreint des grands noms de la science : il décèle une même série d’anomalies ataviques chez les détenus et les vertébrés inférieurs. Il pense alors avoir résolu le problème de la nature et de l’origine du criminel : une résurgence de caractères primitifs.
Dans la lignée de ces conceptions sur l’atavisme, Lombroso veut démontrer ici l’infériorité des femmes. De son activité intellectuelle à sa sensibilité, la femme, « est intellectuellement et physiquement un homme arrêté dans son développement ». La première partie de l’ouvrage caractérise la volonté de l’auteur de présenter sous tous les angles cette infériorité. Ne reculant devant aucune ressource, il combine allègrement des mythes, des statistiques, des histoires recueillies en prison, des analyses de tatouages, l’anthropométrie, l’anatomie, les « anomalies céphaliques » et la pesée des cerveaux, la psychologie et la biologie mais aussi des dictons, des anecdotes, des allégories religieuses, des photographies, des proverbes et des phrases tirées de la littérature philosophique ou poétique et, bien sûr, la comparaison avec le monde animal.
Dans la seconde partie, Lombroso va s’intéresser aux crimes commis par les femelles dans le règne animal puis à ceux des êtres sauvages et des femmes primitives pour rapprocher les comportements des femmes criminelles et des prostituées de ceux de la vie sauvage. Les troisième et quatrième parties sont consacrées à l’examen anatomo-pathologique et anthropométrique, à la psychologie, la sensibilité sexuelle, au lesbianisme et aux psychopathies sexuelles des femmes criminelles et des prostituées. Si pour lui « toute femme a un fond de cruauté », la femme criminelle a tendance à faire souffrir ses ennemies par une torture lente et continuelle qui découle de sa faiblesse originelle, mécanisme de défense devenu héréditaire qui conditionne ses réactions.
Parce qu’il était convaincu que les femmes étaient inférieures aux hommes et qu’il voulait défendre envers et contre tout son modèle théorique sur l’atavisme criminel, Lombroso ne pouvait résoudre le problème du faible engagement des femmes dans les activités criminelles, reflétant nécessairement leur « supériorité » sur les hommes puisque d’un niveau d’atavisme moins élevé. « L’art » de Lombroso va consister à transformer sa logique comparative et scientifique en un discours souvent contradictoire venant confirmer ses croyances intimes sur l’infériorité des femmes.
Si les théories Lombrosiennes sur l’atavisme criminel et la nature des femmes ont été abandonnées, que sa démarche inductive, ses contradictions, ses conclusions erronées, son échantillon de recherche biaisé furent amplement critiqués, cette réédition et les notes critiques qui l’accompagnent participent à stimuler notre vigilance critique envers toutes les tentatives passées, présentes ou à venir de naturalisation et de hiérarchisation de comportements sociaux.