Qu’un juriste s’aventure sur le terrain difficile de l’anthropologie philosophique n’est pas chose rare. Mais que sa spécialité soit le droit du travail et qu’il s’intéresse à la filiation a de quoi étonner. Qu’il nourrisse sa réflexion en puisant à toutes les sciences sociales ne peut qu’en accroître l’intérêt. Une telle entreprise mérite qu’on s’y attarde, afin d’en discuter les principales thèses, quitte à suspendre ses autres travaux. C’est de la nature du droit que traite Alain Supiot dans son ouvrage intitulé Homo Juridicus, reprenant ainsi une question générale et ancienne dans les sciences sociales, autour de problèmes cependant très actuels : la mondialisation, l’internationalisation des droits de l’Homme, la filiation et les fondements de la Loi. La recherche théorique et fondamentale sur le droit est ici liée à une interprétation très polémique des transformations du droit dans le monde contemporain. On pourrait résumer l’entreprise en une triple question : quelle est la fonction générale du droit, sur quoi fonde-t-il ses prescriptions ou interdits, et quelle généralisation (ou internationalisation) peut-on en tirer? C’est poser la question de la justice, de ses fondements et de son interprétation, et chemin faisant, poser le problème des usages politiques de l’anthropologie. Le droit est la manière occidentale de lier, une forme culturelle particulière de ce qu’Alain Supiot appelle la justice, la façon dont les individus s’insèrent dans un univers de significations, qui leur permet de s’accorder sur « une représentation du monde où chacun a sa place » (p. 9). « Donnée anthropologique fondamentale », la justice donne un sens à une condition qui n’en a pas par elle-même, et auquel les individus s’assujettissent. « Pour entrer dans l’univers du sens, tout homme doit abdiquer sa prétention à dicter le sens de l’univers, et reconnaître que ce sens dépasse son seul entendement » (p. 39). La forme occidentale de la justice a ceci de particulier qu’elle prend la forme de lois ou de règles, sous l’autorité d’un Législateur (un tiers) garant des paroles et des contrats : Dieu, la Loi ou l’État. Le droit est une « technique de l’Interdit » (ibid.), qui confère des droits aux individus, mais leur impose du même coup des limites, à la différence de la tradition chinoise, par exemple, où l’ordre cosmique et social procède plutôt d’une incorporation par chacun d’un savoir-vivre et de la place qui est la sienne. Trois attributs sont reconnus à l’humanité dans le droit occidental, l’individualité, la subjectivité et la personnalité, qui permettent à tout homme de « disposer pour son propre compte de la puissance législatrice du Verbe » (p. 138), mais sous l’autorité de ce Législateur, d’où l’ambivalence de ces trois attributs : « Individu, chaque homme est unique, mais aussi semblable à tous les autres ; sujet, il est souverain, mais aussi assujetti à la Loi commune ; personne, il est esprit, mais aussi matière » (p. 48). Ce montage juridique a survécu à la sécularisation des institutions occidentales, à la disparition de la référence à Dieu, au profit de l’État, mais il est aujourd’hui menacé de se dissoudre par la disparition ou l’effritement du tiers garant. L’individualisation et l’emprise croissante du marché, estime Supiot, conduisent à la généralisation de l’idée de contrat, auquel on ramène toutes les formes de liens sociaux, et dont on peut voir les effets néfastes dans le travail, avec l’instrumentalisation du droit au service de la création de valeurs marchandes. Supiot donne plusieurs illustrations de cette contractualisation. La nouvelle normalisation du travail ne porte plus sur la tâche, comme dans le modèle taylorien (le travail décomposé afin d’accroître l’efficacité), mais sur …
Appendices
Références
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