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Introduction

Dans cet article, je me propose d’analyser certains aspects des différents types de violence qui se présentent dans les relations indo-métisses au Mexique et d’exposer par la suite comment s’expriment ces relations dans la ville de Mexico. Je m’appuierai sur un matériel ethnographique recueilli entre 1997 et 2003 auprès d’indigènes mazahuas immigrants et de groupes non indigènes avec lesquels ils interagissent quotidiennement. Je m’appuierai également sur certains éléments discursifs qui témoignent de l’existence de nouveaux attributs d’identification tendant à criminaliser les indigènes dans un contexte où l’insécurité publique et la violence sont devenus un problème panmexicain.

Pour ce qui est de la méthodologie, nous avons réalisé des entrevues ouvertes semi-dirigées auprès de 54 immigrants mazahuas originaires de deux communautés différentes afin de cerner les processus d’identité et de changement culturel qui découlent de l’exode rural[1]. Au fil des entrevues et des échanges informels, des questions qui ne faisaient pas partie de la problématique de départ ont été abordées de façon récurrente, comme les problèmes rattachés à la discrimination, au racisme et à la violence. Nous avons aussi réalisé des entrevues auprès de 25 non-indigènes résidant dans le voisinage de familles indigènes et auprès de groupes de commerçants pour mieux connaître leurs perceptions sur la présence indigène dans la ville. Enfin, nous avons rencontré et questionné des fonctionnaires de l’ancien Instituto Nacional Indigenista[2] et du gouvernement du District fédéral.

Mais qu’est-ce que la violence? Elle a été définie comme « l’usage ou la menace de force physique entre des individus ou des groupes » (Giddens 2000 : 740). Nous pouvons donc dire qu’il s’agit d’un comportement objectivement préconstitué ou d’un type de comportement social. Dans le même ordre d’idées, Françoise Héritier (1996) définit la violence comme toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible de causer la terreur, le déplacement, le malheur ou la mort d’un être animé. La violence inclut les actes qui ont pour effet de retirer à l’autre, d’abîmer ou de détruire les objets inanimés qui lui appartiennent.

Cela dit, la violence est également un concept socialement construit où interviennent la culture et la subjectivité. Fréquemment, ce qui est considéré comme un comportement violent dans certains contextes socioculturels cesse de l’être dans d’autres. Des mondes normatifs différents peuvent même coexister dans une société et leurs définitions de la violence ne coïncident pas (Héau et Giménez 2005 ; Welzer-Lang 1992).

Nous pouvons qualifier de coutumières différentes formes de violence qui sont constitutives des relations de pouvoir. Il s’agit d’une violence institutionnalisée, enracinée dans la culture et inscrite dans l’esprit et le corps de ceux qui l’exercent comme de ceux qui en souffrent. Cette forme de violence est souvent imperceptible, car elle est inscrite dans la doxa et relève de ce qui est préinterprété. C’est à ce type de violence que se réfère Bourdieu (1998) lorsqu’il évoque la « violence symbolique » qui permet de reproduire et de perpétuer des relations de domination. Cette forme de violence, enracinée dans la culture, s’exerce avec la participation active et le consentement des dominés pour perpétuer leur propre domination sur d’autres. Ce concept est utile pour analyser les relations asymétriques de longue date.

La violence des relations interethniques s’exprime à des degrés d’intensité et de cruauté différents selon le contexte d’interaction et les intérêts en jeu. En Amérique latine, le racisme et la violence à l’égard des populations originaires ont été constants tout au long de l’histoire. L’usage de la force physique est l’expression la plus visible de la violence interethnique, mais ce n’est pas la seule.

L’élimination symbolique de l’Indien

La construction de la nation mexicaine a créé dans le métissage une des formes les plus évidentes de la violence symbolique en conduisant à l’invisibilisation des indigènes, à leur inexistence juridique comme sujets de droit et à l’absence d’organes de représentation politique propres. La violence a toujours quelque chose à voir avec la destruction de « l’autre », de celui qui est « différent », « étrange » (Ianni 2000 : 57).

Au Mexique, l’État a construit l’ordre « national » à partir d’un système de classification qui a impliqué des inclusions et des exclusions. Ce système s’exprimerait dans la mise en place d’une nation imaginée (Anderson 1997) comme culturellement homogène. Cette conception fait son entrée au début du XIXe siècle avec le mouvement d’indépendance nationale. Une fois l’indépendance acquise par rapport à l’Espagne, l’Indien devient partie intégrante de la société mexicaine en termes d’égalité juridique. En 1824, le Mexique indépendant promulgue sa première Constitution, qui établit l’égalité juridique de tous les Mexicains. Cette année-là, l’État naissant instaure une politique officielle d’éducation des Indiens, conçus comme des sujets à instruire et à intégrer au projet national des élites dominantes, métisses et d’ascendance espagnole. L’Indien est alors vu comme le produit du retard, de l’ignorance et de la barbarie, même par les intellectuels les plus progressistes de l’époque[3].

Néanmoins, les efforts les plus importants pour désindianiser le Mexique sont déployés au XXe siècle. Après la Révolution de 1910-1917, les principes libéraux sont enchâssés dans la Constitution générale de la République qui, comme celles du XIXe siècle, institue l’égalité de tous les Mexicains sans faire mention de la nature pluriculturelle et de la diversité ethnique de la population mexicaine. Les indigènes sont uniquement mentionnés dans la loi comme les dépositaires des terres données en usufruit dans les communautés agraires. Le fait d’établir dans la loi l’égalité juridique des Mexicains sans reconnaître leur diversité culturelle constitue alors une négation de tout type de reconnaissance des droits des peuples originaires sur leur territoire, de leur droit à utiliser leur langue, à maintenir leur culture et à disposer de leur propre système d’éducation et de gouvernement, entre autres choses.

Cette démarche a pour effet d’éliminer l’Indien du processus de construction culturelle de la nation, et le discours nationaliste des gouvernements postrévolutionnaires ne garde que la référence à son passé glorieux précolombien.

Animé par les principes libéraux, l’État lance également des politiques publiques visant à « forger la patrie », c’est-à-dire à unifier la population nationale sur les plans culturel et linguistique[4]. À partir de 1921, il met en place une politique d’éducation cherchant à assimiler les indigènes au mouvement de métissage prédominant, ce qui suppose leur apprentissage de l’espagnol, leur alphabétisation et leur acculturation. Cette année-là, le système d’éducation national repose sur le principe d’une éducation unique, gratuite et obligatoire. Les Indiens recevraient la même éducation que les Blancs et les Métis ou, comme le dit le ministre José Vasconcelos, la culture serait à la portée de tous, mais tous recevraient aussi la même culture (Oehmichen 1999).

Finalement, la nation mexicaine devient un produit de la fusion de races et de cultures européennes et indigènes, et il incombe précisément aux Métis de conduire le pays vers la modernité. Le métissage se fait symbole articulateur de la notion de mexicanité. L’État se présente comme le support de la nation (de la macroethnie métisse) et exclut les membres qui n’entrent pas dans cette catégorie. On voit s’établir ainsi un processus d’identité nationale où le « nous » reçoit une valeur positive et où les « autres », les Indiens, vont devoir être éduqués et assimilés pour arriver à être comme « nous », les Métis.

Toutefois, dans la plupart des zones interethniques du pays, on continue à appliquer les catégories de classification coloniale pour définir la population indigène par rapport à la population blanche et métisse. Dans ces régions, les classifications coloniales qui désignent les Indiens comme des gens de coutumes plutôt que de raison, comme le seraient les Métis et les Blancs, ont persisté jusqu’à ce jour (Bartolomé 1997 : 46).

D’après le recensement de 2000, le Mexique compte 97 483 412 habitants, dont 10 189 514 sont indigènes (CNDPI 2002)[5]. Les indigènes sont répartis sur tout le territoire national en raison des migrations. Toutefois, on les trouve en plus grand nombre au centre et au sud du Mexique, principalement dans les États suivants : Oaxaca (1 518 410 personnes), Chiapas (1 036 903), Yucatan (971 345), Veracruz (936 308), Mexico (869 828), Puebla (853 554), Hidalgo (505 878), Guerrero (478 388), Quintana Roo (338 158) et San Luis Potosí (325 253).

La dichotomie Indien-Métis en recouvre d’autres : les éléments associés aux Blancs et aux Métis ont une valeur positive, tels que la modernité et le progrès, tandis que les éléments associés aux Indiens renvoient au retard, à l’ignorance et au monde rural.

Il existe au Mexique une grande variété de racismes dont les nuances s’expriment différemment selon les régions et les localités de même que selon les contextes d’interaction particuliers. Par exemple, dans la zone côtière pacifique sud (Bajio) et dans le nord du pays, les élites ne se considèrent pas comme métisses mais comme « créoles », soit d’ascendance espagnole. Elles se distinguent ainsi clairement des Métis, car contrairement à eux, elles n’ont pas d’ancêtres indigènes et se présentent comme des descendants directs des Espagnols. Dans d’autres régions, par exemple au Chiapas, dans les huastecas de San Louis Potosi, Veracruz et Puebla, les conflits interethniques s’expriment plus violemment, surtout lorsqu’on dispute aux indigènes la terre et d’autres ressources que leur arrachent les éleveurs, les propriétaires terriens et d’autres acteurs en position de pouvoir.

À partir des années 1970, les luttes pour la terre qui avaient éclaté dans différentes régions paysannes et indigènes du pays coïncident avec les demandes d’un mouvement naissant composé d’enseignants et d’intellectuels qui partagent les principes indigénistes et éducatifs de l’État (Beaucage 1987). Diverses organisations réunissant des instituteurs indigènes et d’autres professionnels de l’enseignement expriment leur volonté de défendre leur culture, exigent la reconnaissance de leurs droits culturels et se prononcent contre les politiques assimilationnistes de l’État, qualifiant ces dernières d’ethnocide (Bonfil 1981).

En 1992, on reconnaît pour la première fois dans la Constitution la « nature pluriculturelle de la nation mexicaine », en ce 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique. L’amendement apporté à l’article 4 de la Constitution donne lieu à une série de changements dans la législation secondaire. Pour la première fois, les indigènes impliqués dans un processus judiciaire ou des causes du Tribunal des terres ont droit aux services d’un traducteur. Cependant, ces changements sont plus commémoratifs qu’effectifs, car l’article 4 n’a toujours pas été réglementé (Oehmichen 1999).

Le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN) fait irruption au Chiapas sous la devise Nunca más un México sin nosotros (jamais plus un Mexique sans nous), exprimant ainsi le sentiment d’exclusion des indigènes.

À partir du soulèvement de l’EZLN, on observe la formation d’un mouvement indigène appuyé par de vastes secteurs de la société civile qui réclame la reconnaissance d’une série de droits ethniques. Finalement, la Constitution est amendée en 2001 à la suite du compromis auquel parviennent le gouvernement fédéral et l’EZLN par les accords de San Andrés en février 1996.

Ainsi, en 2001, les articles 1, 2, 18 et 115 de la Constitution sont amendés. Désormais, on reconnaît le droit des peuples et des communautés indigènes à l’autodétermination, et par conséquent à l’autonomie nécessaire pour décider de leur mode de cohabitation, de leur organisation sociale, économique, politique et culturelle ; leur droit d’appliquer leurs propres systèmes normatifs dans la gestion et le règlement de leurs conflits internes ; leur droit aussi d’élire, en fonction de leurs normes, procédés et pratiques traditionnelles, les autorités ou les représentants chargés d’exercer leurs propres formes de gouvernement interne, entre autres choses.

Fait intéressant, il s’agit là du seul endroit où l’on affirme de façon explicite que de tels droits constitutionnels peuvent être exercés, mais toujours dans le cadre du respect des droits humains, particulièrement celui des femmes. Cette mention explicite cache des messages implicites, car cette précision n’est faite pour aucun autre groupe social. Ces énoncés ont un fond raciste puisqu’ils laissent entendre que les indigènes violent les droits humains et les droits des femmes, droits que « nous », les non-indigènes, respectons[6]. Ainsi, de nombreuses formulations d’apparence positive, évoquant une reconnaissance des indigènes, ne peuvent être complètement comprises sans un examen détaillé de leurs multiples propositions implicites, comme c’est le cas au Mexique et dans d’autres pays d’Amérique latine (van Dijk 2003).

Le racisme n’est pas discursif au Mexique, mais sa pratique est révélée dans les chiffres officiels. En 1990, 17 millions de Mexicains vivaient dans un état de pauvreté extrême. Les données du recensement, cette année-là, indiquent une grande coïncidence entre la pauvreté extrême et les régions à forte composition indigène (Pronasol 1990). Le recensement de 2000 montre que la majorité des indigènes continuent de vivre dans ces conditions : 52,6 % de la population indigène âgée de 15 ans et plus est active économiquement, mais a des revenus de travail inaccep-tables puisque 25 % des indigènes ne reçoivent aucun salaire pour leur travail, 56 % reçoivent à peine l’équivalent de deux salaires minimums mensuels et seuls 19,4 % reçoivent plus de deux salaires minimums mensuels[7]. Aux revenus maigres ou inexistants s’ajoutent des problèmes de marginalité : 25 % de la population indigène âgée de 15 ans et plus ne sait ni lire ni écrire, 39 % des 5 à 24 ans ne vont pas à l’école et 40 % des 15 ans et plus n’ont pas terminé leur cours primaire[8]. Dans tous les cas, la situation affecte davantage les femmes (CNDPI 2002).

Ces conditions ont obligé des milliers de familles indigènes à migrer. Les migrants se dirigent vers les villes du pays, principalement Mexico, Guadalajara, Puebla et Monterrey ; ils se déplacent aussi vers les villes frontalières du nord, telles que Tijuana, Mexicali et Ciudad Juárez. D’autres gagnent les pôles de développement touristique, par exemple Acapulco, Cancún et Puerto Vallarta. D’autres encore sont engagés comme ouvriers agricoles ou obtiennent des emplois temporaires dans les champs de culture agrocommerciale du nord-ouest ou les champs de canne à sucre. Leurs mouvements migratoires ont dépassé les frontières nationales. Il est d’ailleurs difficile d’établir l’ampleur de la migration internationale des indigènes, car plusieurs d’entre eux traversent la frontière sans papiers.

Relations interethniques dans la ville de Mexico

La ville de Mexico a été l’un des principaux pôles d’attraction des indigènes migrants. La ville compte près de 20 millions d’habitants, dont 600 000 ont été identifiés comme indigènes lors du recensement de 2000 (CNDPI 2002). Il faut ajouter à ces chiffres un nombre indéterminé de migrants temporaires qui ont échappé au recensement parce qu’ils ne résident pas en ville ; ils viennent y faire de courts séjours pour travailler comme journaliers en construction ou vendeurs d’artisanat et autres marchandises. Plus de 40 langues indigènes sont parlées dans la ville de Mexico dont, principalement, le nahuatl, le mixtèque, le zapotèque, la mazahua, l’otomi et le mazatèque (CNDPI 2002).

Les immigrants indigènes ne forment pas un tout homogène. Ils présentent différents degrés d’acculturation, niveaux de scolarité, taux d’emploi et façons de s’intégrer à la vie urbaine. Toutefois, leur organisation repose le plus souvent sur des réseaux de parenté et d’anciens liens de voisinage. Beaucoup d’immigrants indigènes contribuent au soutien de leur village, collaborent à la célébration des fêtes patronales et ont conservé souvent un pouvoir décisionnel qui leur permet d’intervenir dans les dossiers qui concernent le village où ils sont nés.

Dans la ville de Mexico, il est difficile de distinguer un indigène d’un non-indigène sur la seule base des traits physiques. Ce sont des éléments culturels, tels que la langue, l’habillement ou la toilette, qui indiquent l’identité ethnique.

La présence indigène dans la capitale n’a pas transformé le système de différenciation et de classification sociale qui tend à les placer au-dessous des Métis. Aussi ceux que l’on identifie comme indigènes sont-ils confrontés à des situations de discrimination, d’abus et de mauvais traitements, et sont désavantagés dans leur lutte pour l’emploi, le logement, l’éducation, la santé, la justice et d’autres champs de la vie sociale.

Dans les espaces publics, les personnes identifiées comme indigènes, comme les Mazahuas, sont originaires des États de Mexico et de Michoacan. Se trouvent dans la même situation les Triquis, les Mixtèques et les Otomis, qui reçoivent eux aussi un traitement hostile et sont parfois la cible de violence physique et verbale. Les femmes mazahuas, par exemple, relatent diverses expériences de discrimination et de mauvais traitements, entre autres le fait de se voir refuser une course en taxi ou un service au restaurant ou à la banque. Elles évitent habituellement les centres commerciaux, car elles ont souvent été obligées d’en sortir, escortées par des agents de sécurité qui menaçaient d’appeler la patrouille pour avoir soi-disant commis le délit de s’être introduites dans une propriété privée afin de demander l’aumône. Dans les transports en commun, des femmes ont essuyé des insultes. Les exemples de mauvais traitements par les gens de la ville sont innombrables.

Dès l’enfance, les indigènes se font insulter par les autres enfants, qui les traitent d’Indiens « cochons », d’enfants de « Maria[9] » ou de « pinches oaxacos » (bâtards de Oaxaca). Cette situation a obligé les mères à changer de tenue pour passer « inaperçues » et éviter ainsi que leurs enfants ne soient ridiculisés. Dans les écoles, tous les enfants identifiés comme indigènes vivent la discrimination. Les enseignants de l’école Ponciano Arriaga, située derrière le Palais national, rapportent que les jeunes Triquis qui fréquentent l’école ont beaucoup de mal à se faire des amis parmi les jeunes Métis et qu’ils ont tendance à demeurer entre eux, à l’écart des autres enfants.

Beaucoup d’indigènes, cependant, ont de la difficulté à cacher leur identité, car même s’ils communiquent en espagnol et s’habillent comme les Métis, leur accent, leur intonation et leur expression corporelle trahissent leur appartenance ethnique. Dans certains cas, notamment chez les Mazahuas, les Otomis et les Triquis, les femmes revêtent leur tenue traditionnelle lorsqu’elles tiennent à afficher leur appartenance ethnique, que ce soit pour vendre de l’artisanat aux touristes et aux clients qui recherchent des articles « authentiques », ou pour s’associer à un acteur social collectif devant les autorités gouvernementales ou la presse. Elles s’habillent alors « en Marias », comme elles le disent, pour présenter leurs demandes, par exemple pour obtenir un permis de vente.

Parmi les axes qui structurent les relations interethniques, l’emploi est une source constante de conflits. De nombreuses indigènes travaillent comme domestiques, et leurs patrons oscillent entre une relation paternaliste, cherchant à « éduquer ces pauvres filles qui arrivent en ville », ou carrément agressive, leur infligeant des mauvais traitements.

D’autres femmes travaillent dans le commerce informel. C’est le cas de familles mazahuas, otomies, triquies, totonaques, mazatèques, nahuas, mixtèques ou appartenant à d’autres groupes ethnolinguistiques, comme c’est le cas de Métis pauvres ou de travailleurs devenus chômeurs.

Parmi eux, les Mazahuas sont probablement ceux qui ont la plus longue tradition de commerce ambulant dans la ville, puisqu’ils ont commencé à pratiquer cette activité autour du marché central de la Merced à la fin des années 1940.

Les femmes mazahuas, tout comme l’ont fait leurs mères et leurs grands-mères, vendent dans la rue des fruits et des semences et, aujourd’hui également, des articles de fabrication chinoise. Les enfants contribuent au budget familial en vendant des sucreries ou en nettoyant les pare-brises des voitures aux intersections. Ils affluent à la sortie des théâtres, cinémas et boîtes de nuit pour vendre leurs bonbons. Leurs pères pratiquent également une forme de commerce ou travaillent comme cireurs de chaussures.

En raison de leur emploi dans le commerce informel, les femmes mazahuas ont une longue expérience d’agressions et d’affrontements policiers ou de la part d’autres agents du gouvernement. L’éternel problème de la « camionnette » (comme elles appellent le véhicule transportant les soldats et policiers qui viennent les déloger) fait partie de leur quotidien. Depuis leur arrivée à Mexico, elles craignent les coups de filet et les excès policiers. Elles ont reçu des coups et des menaces, se sont vu confisquer leurs marchandises et se sont retrouvées en prison. Presque toutes les immigrées originaires de San Antonio Pueblo Nuevo, dans l’État de Mexico, qui sont aujourd’hui âgées de 40 à 70 ans ont fait au moins un séjour en prison, les unes y passant 72 heures, les autres jusqu’à trois mois. Elles ont aussi eu à se battre avec d’autres organisations de commerçants dans leur lutte quotidienne pour un bout de trottoir afin d’y vendre leurs marchandises. Ces organisations comptent des groupes de fiers à bras mobilisés par leurs dirigeants. En 1999, j’ai été témoin de l’expulsion d’un groupe de commerçants par environ 200 fiers à bras armés de bâtons, de tubes, de pierres et d’autres armes, sous la direction d’un groupe rival. Leur activité commerciale a également converti les femmes en cibles d’extorsion, au profit des dirigeants d’organisations de vendeurs ambulants qui s’approprient des quartiers et obligent les vendeuses indigènes à payer une quote-part pour poursuivre leur activité. Les indigènes disent qu’elles doivent verser « la taxe de la peur » (las cuotas del miedo) à ces leaders, qui fonctionnent comme de vrais mafiosi et sont membres du Parti révolutionnaire institutionnel.

Le commerce ambulant structure l’horaire de travail et les conflits quotidiens des indigènes, et cela les place en position de ne pas recevoir d’aide pour la garde des enfants. Aussi les amènent-elles avec elles dans la rue. Une grande partie des démêlés qu’ont eus les Mazahuas avec la justice découle du commerce ambulant. Les hommes, mais surtout les femmes, ont été jetés en prison après avoir été accusés de vol de passants ou même de voies de fait sur des policiers. Les conflits avec d’autres vendeurs ambulants sont également une constante. Cela a motivé des femmes à assister en groupe à des spectacles agonistiques, jugeant qu’ils pourraient leur être utiles. Elles pratiquent la boxe ou la lutte libre parce qu’elles veulent apprendre à se défendre physiquement des agressions, non seulement celles de la police et des commerçants, mais aussi celles des hommes de leur groupe, y compris leurs conjoints. Certaines jeunes indigènes qui pratiquent le commerce depuis leur enfance sont devenues des boxeuses et des lutteuses professionnelles. Dans tous les cas, l’apprentissage de techniques de défense personnelle leur a procuré une sécurité et une confiance en elles-mêmes pour défendre leurs droits.

La criminalisation de « l’autre »

Dans les années 1990, le pays a été secoué par une hausse vertigineuse de la déliquance. Les attaques à main armée, les vols de voitures, les séquestrations et les viols sont devenus quotidiens. La presse et la télévision ont fait grand état de ces faits divers. L’année 1994 a connu le soulèvement zapatiste au Chiapas, suivi de l’assassinat du candidat présidentiel du Parti révolutionnaire institutionnel. La crise a éclaté à la fin de l’année. Plus d’un million trois cent mille personnes se sont retrouvées au chômage. Le trafic de drogue connut au même moment son apogée.

Il est dès lors devenu risqué de sortir dans la rue à Mexico. Aujourd’hui, la peur s’est installée, le danger est diffus : chacun sait qu’il peut à tout moment être attaqué, séquestré, abusé sexuellement ou qu’il risque d’autres actes de violence. La délinquance est devenue un phénomène qui affecte toutes les couches de la société. Le phénomène est aggravé par l’impunité des agresseurs en raison de la corruption des institutions policières et du pouvoir judiciaire. Il suffit de mentionner qu’à ce jour 93 % des crimes dénoncés n’ont pas été punis.

Lorsqu’un événement menace la sécurité, le danger est habituellement attribué à « l’autre », à ceux qui ne cadrent pas avec les canons de normalité établis. Le processus de criminalisation de « l’autre » fait émerger de vieilles représentations, actualisées dans des contextes d’interaction particuliers. Si, dans certains contextes, les indigènes ont été considérés dans le passé comme « ignorants », « retardés » et même « barbares », on peut envisager qu’aujourd’hui d’autres éléments négatifs s’ajoutent dans la construction des stéréotypes. La différence socioculturelle est brandie comme un élément d’opposition, de telle manière que « l’autre » est transformé en une menace, réelle ou imaginée.

À cela s’ajoutent des facteurs de classe. Il est plus plausible que l’on accuse et punisse des sujets qui présentent des traits physiques indigènes plutôt que métis, des pauvres plutôt que des riches, des délinquants occasionnels plutôt que des criminels à col blanc. Ces vieilles représentations condamnent au départ le Métis pauvre, l’indigent, le chômeur, l’homosexuel, l’enfant de la rue, le vendeur ambulant, l’indigène et, en général, quiconque affiche son appartenance aux classes défavorisées ou qui n’est pas « normal », c’est-à-dire quiconque ne cadre pas avec les modèles auxquels sont associées les élites économiques, culturelles et politiques.

Les préjugés racistes et la disqualification des classes défavorisées ne surgissent pas de nulle part. Les médias ont tendance à alimenter les stéréotypes qui associent la pauvreté au crime. Les statistiques sur la délinquance montrent que ce sont les jeunes de familles ouvrières ou paysannes qui remplissent surtout les prisons mexicaines. En 2006, la population détenue dans les centres de réadaptation sociale du District fédéral était principalement composée de jeunes peu instruits dont la principale infraction avait été commise sur la propriété et les biens d’autrui[10] (CDHDF 2006).

L’étroite relation qui existe entre l’appartenance ethnique et la condition de classe des migrants indigènes rend ces derniers plus sujets à la criminalisation et à la détention, puisque la police les voit comme des suspects. La conversion de l’autre en « criminel » est une façon extrême d’affirmer la « contamination » que produit sa présence. C’est une façon d’utiliser la différence pour dresser des frontières et accuser « l’autre » des événements indésirables.

Le centre historique de Mexico, où se trouvent des édifices désaffectés, offre des exemples cuisants de cette situation. Il s’agit d’un espace où les conflits interethniques et la criminalisation de « l’autre » sont fréquents. Par certains aspects, ce secteur présente des avantages pour les familles indigènes : lorsqu’elles parviennent à y trouver un lieu de résidence, les mères de jeunes enfants peuvent assez facilement vendre leurs produits dans la rue, à quelques mètres de chez elles, tout en vaquant aux activités domestiques. Elles profitent aussi de leur présence dans le secteur pour acheter à meilleur coût les marchandises qu’elles revendent, pour éviter de payer un loyer et obtenir une série de services gratuitement.

Mais le centre-ville compte de nombreux vendeurs ambulants et, surtout, il abrite l’un des principaux centres de distribution de marchandises qui alimentent le commerce informel : le quartier Tepito, réputé pour la vente de marchandises volées, de drogue et d’armes à feu. À proximité, se trouve le marché de la Merced, de même que des édifices abandonnés qui continuent d’abriter une population indigène ou métisse pauvre.

La plus grande menace dans ce secteur n’est pas l’écrasement de ces édifices au prochain tremblement de terre, mais plutôt le taux de délinquance élevé. Les problèmes associés à la consommation et à la vente de drogue, au vol et à la prostitution infantile font du centre historique de Mexico une zone de transition, d’après le chercheur Enrique Valencia (1965). Cela explique en bonne partie pourquoi, parmi les adolescents et les jeunes indigènes, certains trempent dans des activités délictuelles et pourquoi certains pères de famille décident de renvoyer leurs fils au village, lorsqu’ils arrivent à le faire. D’autres n’ont pas le choix. Plusieurs jeunes Mazahuas se trouvent actuellement en prison, accusés de crimes de droit commun : vol de particuliers, voies de fait, viol.

En raison de leurs activités commerciales et de leur lieu de résidence, de nombreux Mazahuas, Mazatèques et Otomis ont eu divers démêlés avec la justice. Certaines maisons du centre-ville ont la réputation d’être des « repaires de délinquants ». Une dirigeante mazahua d’une de ces maisons signale qu’effectivement certaines personnes de son village ont pu commettre un crime. Mais elle précise aussi : « Parmi nous, il y a des jeunes qui volent, qui se droguent, mais pas tous. Ici, c’est comme ailleurs. Il y a de tout. Il y aussi des gens parmi nous qui étudient et qui travaillent ».

Pendant mon travail de terrain, les indigènes interrogés ne parlaient pas de la délinquance ni de la criminalité à Mexico. Leurs préoccupations portaient surtout sur les abus commis par la police à leur égard ou envers leur famille, les uns et les autres ayant été accusés de délits qu’ils n’avaient jamais commis. Divers témoignages portent sur des détentions arbitraires de la part de la police aux fins d’extorsion. Une femme mazahua me racontait qu’un jour où elle était allée rendre visite à son fils en prison elle avait réalisé que les cellules étaient bondées d’indigènes et de pauvres comme eux. « Il n’y a ni voleurs ni délinquants en prison. Que des indigènes. »

Les relations de voisinage dans d’autres quartiers de la ville recouvrent d’autres types de conflits qui conduisent aussi à la criminalisation des indigènes. Au sud de la ville se trouve un édifice appelé par les gens du quartier « la Porcherie ». Les voisins signalent qu’il faut faire attention, dans le quartier, aux agresseurs qui y habitent. L’édifice en question abrite un groupe de Mazahuas de même que des immigrants pauvres originaires de Guerrero et de Michoacan.

Un autre exemple est celui du quartier Delegación Iztapalapa où se trouve un ensemble d’habitations qui accueille 120 familles indigènes mazahuas originaires de Michoacan. En 1997, les voisins ont protesté contre l’installation d’indigènes dans leur quartier. En novembre de cette année-là, ils ont invité des journalistes de la chaîne de télévision Azteca à faire un reportage où les Mazahuas furent dépeints comme des êtres vicieux et criminels. Des voisins protestaient parce que les Mazahuas avaient envahi la rue pendant qu’ils construisaient leurs maisons en ciment. Le reportage, diffusé à une heure de grande écoute, présentait les Mazahuas comme des vicieux, des ivrognes, des pères d’enfants drogués. Leurs voisins leur reprochaient de menacer la sécurité publique et ils exigeaient leur expulsion du quartier. Des cas semblables ont eu lieu dans d’autres quartiers de la capitale (Oehmichen 2005). Quant aux Mazahuas, ils ont indiqué qu’il y avait parmi eux une famille qui s’adonnait au trafic de drogue, mais que cette famille était protégée par des agents de police judiciaire, ce qui leur faisait peur et les empêchait de la dénoncer.

Cependant, pour les médias, les criminels sont toujours pauvres. Dans les publicités qui invitent à dénoncer les infractions, dans les informations, les téléromans et même les dessins animés, « le mal » est incarné par des sujets aux traits indigènes[11]. On punit ainsi le délit de faciès (Reguillo 2001), ce qui convertit les indigènes et les pauvres en victimes potentielles de la violence de l’État.

L’indigène, cet « Autre » incivilisé

Peu de dirigeants parmi les élites politiques et économiques du Mexique ou d’autres pays d’Amérique latine affichent un discours explicitement raciste, car il est mal vu de se montrer raciste. Aussi est-il difficile de trouver un type de racisme discursif devenu public (van Dijk 2003). Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de racisme. Les pratiques sociales cautionnent un type de racisme non discursif, dont les résultats les plus évidents sont les taux élevés d’exclusion et de pauvreté que l’on observe parmi les indigènes. Nonobstant cette observation, il a été dit, dernièrement, que le lynchage était un produit des « us et coutumes » des communautés indigènes et paysannes[12].

Dans l’imaginaire collectif, nourri en bonne partie par la presse et les discours des élites politiques, il existe une croyance selon laquelle les indigènes (et par extension, les paysans) gèrent leurs relations en faisant appel au droit coutumier, compris comme une pratique opposée à la rationalité du droit positif. Dans cette représentation, les communautés indigènes sont comparées à des « sociétés sauvages » qu’il faut « civiliser » par l’éducation.

C’est ainsi qu’on a pu entendre, dans les premières déclarations du chef de gouvernement du District fédéral, Andrés Manuel López Obrador, au sujet du lynchage du présumé voleur d’images religieuses à Santa Magdalena Petlacalco, dans la Delegación Tlalpan :

[…] mieux vaut rester à l’écart des traditions d’un peuple, de ses croyances […]. [Cet acte] fait partie de la culture et des croyances des peuples originaires, qui représentent un Mexique que l’on n’arrive pas à dépasser, le Mexique profond […].

La Jornada, 28 juillet 2001

La même opinion s’est exprimée en novembre 2004 après le lynchage de deux policiers appartenant à la Police fédérale préventive. Le lynchage a été diffusé par une chaîne de télévision commerciale en temps réel depuis le village de Juan Ixtayopan, situé au sud du District fédéral. La police n’est pas intervenue pour disperser la foule. Le lendemain, le secrétaire général du gouvernement, Alejandro Encinas, déclarait : « Il s’agit d’un cas isolé dans une communauté éloignée qui a ses us et coutumes […] mais il faudrait faire enquête pour voir ce qui s’est passé » (La Jornada, 28 juillet 2001).

De même, des députés, des délégués et des leaders de différents partis ont réprouvé le lynchage et ont tous dit qu’il était injustifiable que des « us et coutumes » puissent conduire à un tel type d’événement. Le coordonnateur du PRD à l’Assemblée législative du District fédéral, Carlos Reyes Gámiz, a déclaré qu’il fallait punir ce geste, car « il était devenu courant que, dans les villages, la logique communautaire prévale sur le droit et qu’il se commettait trop d’incidents arbitraires » (La Jornada, 24 novembre 2004). Enfin, Victor Hugo Círigo, chef de la Délégation Iztapalapa, a déclaré que les « us et coutumes » ne pouvaient pas justifier l’homicide des agents de la PFP[13].

Les déclarations contre les « us et coutumes » ont été faites dans un contexte où la lutte indigène avait conduit à une modification de la Constitution, qui, comme je l’ai signalé, prévoit que les indigènes peuvent exercer leurs droits dans le cadre du respect des droits humains et de la femme. Pour sa part, la hiérarchie catholique s’est également prononcée contre certains us et coutumes, comme les sanctions par coups de fouet, les mutilations, le lynchage ou la mort par le feu[14].

Ainsi, après les lynchages physiques subis par les policiers, on a procédé au lynchage moral des indigènes qui réclament depuis de nombreuses années que l’on respecte leurs formes d’organisation sociale et leur pouvoir de décision selon leurs us et coutumes.

La représentation de l’indigène comme synonyme de barbarie est largement partagée au Mexique[15]. Cependant, on ne s’aperçoit pas que le lynchage est une réponse anomique qui se produit en l’absence de normes et dans un manque de confiance envers les organes de l’État (qui, selon la proposition weberienne, monopolise l’usage de la violence légitime). Cette réponse surgit lorsque les normes de cohabitation sociale ont été chambardées et déstructurées à partir des hautes sphères qui ont le pouvoir. Le lynchage, finalement, est une réponse désespérée utilisée par des foules anonymes dont l’action consiste à :

transformer dans une représentation métonymique tout ce qui est incorrect, les attaques, les viols, les vols et les homicides qui demeurent impunis à cause de l’incompétence, de la corruption ou de la complicité des autorités […]. À travers le lynchage, les communautés (ou des segments de communautés) se substituent à l’État. Elles occupent la niche sociale qu’il a abandonnée, mais de telle façon qu’elles inversent simplement et ainsi préservent la violence dont elles ont fait historiquement l’objet.

Binford 2000 : 33

Contrairement à ce que laisse entendre le sens commun, l’expérience empirique a montré que l’application de la justice selon les us et coutumes n’engendre pas de foules en colère, mais plutôt des tribunaux populaires régis selon des principes et une logique soutenus par une norme au-dessus des passions et un droit au-dessus de la vengeance. C’est le cas, par exemple, de la police communautaire composée de représentants de 43 communautés indigènes et métisses de l’État de Guerrero et qui se trouve aujourd’hui fortement menacée par le gouvernement de cet État et confrontée aux narco-caciques de cette entité (Sánchez Serrano 2003). On ne peut nier qu’à travers les us et coutumes ont été commis des abus de pouvoir tels que le fait de brûler des personnes accusées de sorcellerie (Stavenhagen et Iturralde 1990). Cependant, le problème est plus complexe et on doit se garder de généraliser ce type d’actions à l’ensemble des indigènes ou d’utiliser ces exemples pour les stigmatiser et bafouer leurs droits.

De même que certains attribuent aux us et coutumes indigènes la prolifération des lynchages, il est fréquent que l’on dénonce des pratiques génocidaires commises par des agences de l’État et dont les auteurs demeurent impunis. Ce type de violence a fait des dizaines de victimes dans les États de Chiapas, de Guerrero et de Oaxaca, où se concentre précisément le plus grand nombre de lynchages[16]. Par une espèce de déviation du sens, la perte de confiance ressentie par les pobladores devant l’impunité affichée envers les criminels a pour effet que ces derniers sont associés aux agents du maintien de l’ordre. Cette perception se trouve confortée par le fait que les assassinats de paysans commis par des groupes policiers et paramilitaires à Charco (Guerrero), Aguas Blancas (Guerrero), Acteal (Chiapas) et Agua Fría (Oaxaca) sont demeurés impunis.

Conclusion

La violence qui s’exprime dans les relations interethniques n’est pas un fait que l’on peut isoler d’autres faits significatifs ni de l’histoire. Dans le processus de construction culturelle de la nation, les indigènes ont été vus comme une altérité étrangère à la modernité et identifiés comme un produit du retard par les élites économiques et politiques. Aujourd’hui, la flambée de violence et d’insécurité publique fait remonter à la surface de vieilles représentations qui, en situation de crise, ont de nouveau tendance à montrer les indigènes comme des barbares ou des criminels. On observe ainsi l’intégration de nouveaux attributs d’identité, généralement négatifs, qui reposent sur des représentations élaborées dans le passé.

La violence symbolique qui disqualifie les sociétés indigènes se manifeste dans un racisme non discursif. Cependant, lorsque se produit un événement que la société ne tolère pas, comme c’est le cas de la délinquance, on tend à accuser « l’autre » : l’étranger, celui qui ne cadre pas avec les codes de la normalité partagée. Et en ce sens, les indigènes, de même que les immigrants dans les villes et les Métis pauvres, apparaissent dans l’imaginaire comme des acteurs potentiellement délictueux.

Actuellement, les événements violents qui ont le plus retenu l’attention de la presse écrite et électronique sont liés au trafic de drogue. C’est un mal qui montre la vulnérabilité de l’État et de la société dans son ensemble, mais ce n’est pas le seul problème qui affecte la société mexicaine. Cela dit, dans la ville de Mexico, les gens n’ont pas peur des fusillades entre narcotrafiquants, car ces événements ont eu lieu surtout dans les États du nord et de l’ouest du pays.

Dans la ville de Mexico, le simple citoyen craint davantage les attaques, les vols de voitures à main armée, les séquestrations, les séquestrations éclair (secuestros exprés) et les viols et abus sexuels. Ces craintes ne sont pas gratuites et ne résultent pas seulement du nombre de faits divers publiés jour après jour par les médias. La crainte vient du fait que l’on a déjà été la victime directe d’une infraction ou parce qu’un membre de la famille, un ami, a subi un crime. L’information qui circule de bouche à oreille, et qui ne paraît pas dans les journaux, a pour effet de corroborer ce que publient les médias – ou de le réfuter.

L’insécurité publique vécue dans la capitale du pays entretient une crainte générale parce que la délinquance incarne une forme de violence qui se manifeste partout. Personne ne sait quand il sera victime d’un crime. Qui plus est, on ne sait pas qui sont les délinquants, on ne connaît pas leur visage. Dans ce contexte, il est plus facile de douter du pauvre que du riche, de l’indigène que du non-indigène. Ceux que l’on reconnaît comme indigènes ou comme pauvres ou extrêmement pauvres deviennent donc suspects.

Les indigènes se convertissent ainsi en objets potentiels de la violence de l’État, des institutions chargées d’impartir et d’administrer la justice, mais aussi de celle du simple citoyen qui agit en se basant sur les représentations collectives forgées au cours des deux derniers siècles. Ceux qui s’affichent comme indigènes ou qui sont identifiés comme tels sont soupçonnés par défaut.

Comme on l’a vu, la faiblesse de l’État et l’impunité ont provoqué des gestes d’autojustice : les lynchages se produisent lorsque les organes de justice de l’État ne punissent pas le crime. Ces actes sont le fait de communautés rurales mais aussi de foules anonymes dans les villes. Pourtant, le discours des élites attribue souvent ces actes à ce qu’elles appellent les « us et coutumes » indigènes, au « Mexique profond ». Nous voilà devant une actualisation de vieux préjugés racistes qui généralisent les stéréotypes et qui placent les indigènes du côté des « barbares »[17].

Les indigènes ou ceux que l’on identifie comme tels font l’objet d’une violence symbolique qui accompagne d’autres formes de violence physique ou verbale. En résumé, à la construction de frontières qui séparent les indigènes de ceux qui ne partagent pas cette identité, s’ajoutent aujourd’hui de nouveaux attributs négatifs. La différence culturelle est devenue criminalisée.

Article inédit en espagnol, traduit par Karen Dorion-Coupal.