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Dans cet ouvrage, Maurice Lagueux fait une incursion critique dans ce mode de pensée, pourtant proclamé caduc par des générations de philosophes de l’histoire, qu’est la philosophie spéculative de l’histoire. L’idée que le développement des sociétés humaines ait un sens, et éventuellement une fin, a été véhiculée, comme nous l’indique l’auteur, par un bon nombre de penseurs occidentaux allant de Joachim de Flore au XIIe siècle à Francis Fukuyama à la fin du vingtième. Malgré la disgrâce où est maintenant tombée dans les milieux scientifiques cette manière d’aborder l’histoire, l’auteur observe que « loin de n’être qu’une tentation à laquelle auraient succombé des philosophes d’un âge révolu, le souci souvent inavoué de comprendre quelque chose au mouvement de l’histoire continue, quoi qu’on en dise, d’occuper une place importante dans les préoccupations de nos contemporains » (p. vii-viii).
Cette remarque devrait avoir une résonance particulière pour les anthropologues, car même si le mythe fondateur de l’anthropologie moderne insiste souvent sur les critiques formulées par Boas ou Malinowski face à l’évolutionnisme ayant dominé la seconde moitié du XIXe siècle, certains auteurs n’auront pas manqué de noter que l’attrait pour cette perspective est néanmoins souvent demeuré implicite à la discipline (Kuper 1988). Il semble difficile de penser le développement des sociétés humaines sans avoir recours, en forme embryonnaire du moins, à quelque schéma venant organiser, ou rendant intelligible, ce développement. Il est souvent admis que ce « sens » que l’on peut accorder à l’histoire n’est pas intrinsèque à cette dernière mais plutôt un artifice dont se sert la conscience humaine pour tenter de comprendre un monde dynamique. Mais le livre de Maurice Lagueux nous montre bien que les sciences historiques et sociales ne peuvent se départir entièrement de cet artifice sans perdre au moins une part de leur capacité à penser le monde.
La présentation de l’auteur parvient à nous faire voir, dans le paysage intellectuel contemporain, l’influence marquante qu’ont eue les théories directionnelles de l’histoire. Même si plusieurs auteurs évitent de parler d’un « sens » de l’histoire proprement dit, Lagueux note que des concepts comme ceux de « développement », de « postmodernisme » ou de « néolibéralisme » contiennent une direction historique implicite (p. 14-16) qui parle soit d’idéaux à atteindre, de moments historiques définitivement transcendés ou de triomphe de certains grands principes. Il est possible que ces concepts aient une fonction simplement heuristique nous aidant à comprendre « ce qui se passe » ou ce qui est en train d’advenir du monde. Mais l’auteur s’aventure à l’occasion sur ce qui constitue plus proprement le terrain de la philosophie spéculative de l’histoire et propose qu’il existerait bel et bien certains acquis historiques sur lesquels il serait difficile de revenir en arrière à l’échelle de l’humanité. L’auteur demande : « Que penserait-on d’une histoire où les mouvements que l’on désigne habituellement sous le nom d’émancipation des Noirs et d’émancipation des femmes seraient présentés comme des modes qui ont marqué une époque et dont on ne voit pas pourquoi elles ne seraient pas oubliées dans l’avenir au gré de mouvements d’opinions qui peuvent tout aussi bien aller dans un sens opposé à l’origine de ces émancipations? » (p. 18).
Il faut dire que si, d’un point de vue politique, il est certes utile et mobilisateur de présenter l’idée de ces émancipations, et d’autres comme la démocratie, la liberté individuelle ou les Droits de l’Homme, comme étant définitivement acquises par une humanité en marche, la réalisation de ces idées dans le monde empirique semble, elle, sujette à un degré très important de contingence. Cette contingence signifie des reculs potentiels importants et viendra certainement, chez certains, faire flotter de sérieux doutes sur la réalisation irrégulière mais néanmoins progressive de ces idées dans l’histoire humaine que peuvent entrevoir certains philosophes de l’histoire.
Mais de telles spéculations sur le sens de l’histoire ne sont pas centrales à l’ouvrage. L’auteur s’intéresse beaucoup plus à montrer, au fil des chapitres, comment il est à la fois possible d’adopter une position critique face à la philosophie de l’histoire et de concevoir, sans contradiction, pourquoi des contributions scientifiques tout à fait légitimes ne sauraient « ignorer tout à fait le type de questionnement qu’ont pratiqué ces penseurs constamment à l’affût d’un éventuel sens de l’histoire » (p. 167). En discutant des racines théologiques de la philosophie de l’histoire, en abordant avec nuances la pensée d’auteurs qui ont marqué son âge d’or, de même qu’en nous montrant pourquoi cette façon d’envisager le développement historique a laissé une marque apparemment indélébile sur la pensée occidentale et les sciences sociales, Maurice Lagueux nous donne ici précieux instrument de réflexion et de critique qui, espérons-le, poussera les anthropologues à affronter, à nouveau, les colorations évolutionnistes qui subsistent toujours dans bon nombre de théories contemporaines du social et qui deviennent de plus en plus évidentes dans les discours politiques à tendance impérialiste.
Appendices
Référence
- Kuper A., 1998, The Invention of Primitive Society. Transformations of an Illusion. Londres et New York, Routledge.