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Les rituels jouent encore et toujours un rôle fondamental dans nos sociétés modernes, même à une époque marquée par les pouvoirs de la raison et de la science. Tel est du moins la position que Denis Jeffrey défend dans ce très beau livre dédié à la réhabilitation des rituels auprès de la population et des intellectuels. Certains rites retiennent bien sûr d’emblée l’attention des sociologues et des anthropologues, les rituels religieux étant les plus classiques. Toutefois, c’est ici sur les rituels de la quotidienneté que se penche l’auteur : rites culinaires, rites d’amitié, ritualisation des rapports amoureux, de la naissance, du deuil, de la mort, etc. L’ouvrage se propose alors de répondre à diverses questions de base ; qu’est-ce qui distingue le rituel de la routine, de l’habitude, de la cérémonie, de la commémoration? Un rituel peut-il être spontané? Doit-il être obligatoirement organisé, planifié, prévu? Tous les rituels respectent-ils la logique des trois phases proposées par Arnold van Gennep pour les rites de passage? Répondent-ils d’une stratégie implicite de gestion de la solitude, du silence, du bonheur?
En réponse à ces questions, Jeffrey structure son ouvrage autour de huit dimensions du rituel correspondant à autant de chapitres. Le rituel est d’abord saisi à travers sa capacité à évoquer un voile de mystère dans la quotidienneté du monde moderne. « Ce qui confère un sens rituel à des objets, des personnes ou des moments de la vie est le fait qu’ils sont détournés de leur fonction première [pour acquérir] une valeur symbolique » (p. 11), tels la chandelle ou l’eau bénite qui, d’objets séculiers, acquièrent un sens sacré dans le lieu sacré qu’est l’église. Le rituel comme « un attribut dans le sens grammatical du terme. À cet égard, des personnes, des attitudes, des espaces, des moments ou des objets peuvent être qualifiés de rituels parce qu’ils impliquent une dimension symbolique fortement investie de mystère, de magie et d’enchantement » (p. 20).
Le rituel est aussi action symbolique porteuse de beaucoup de sens. Il donne à vivre du sens, tant dans les interactions sociales que pour garantir la paix de l’esprit, comme dans les rites thérapeutiques individuels ou de groupe. Les rituels sont alors relatifs à des moments de vie « qui rappellent aux hommes leur jardin intérieur, leur identité et leurs conduites vis-à-vis des forces qui les débordent » (p. 13) tout en agissant comme « un opérateur symbolique qui maintient les hommes à l’intérieur des limites de la condition humaine » (p. 15). Se référant à Mary Douglas, il rappelle qu’« il n’y a pas d’amitié sans rites d’amitiés… Il n’y a pas de rapports sociaux sans actes symboliques ». Pour reprendre l’une des belles formules de l’auteur, « le rituel est du sens en acte. Il donne à vivre ce qu’il met en scène » (p. 58). Qu’il soit collectif ou personnel, il « met en scène les actes et les symboles pour négocier le temps, la mort, la fécondité, les alliances, les passions, les épreuves existentielles, les passages, les cycles de la vie, cela qui rappelle, en somme, les limites de la condition humaine » (p. 39). Le rituel, en créant du sens, redéfinit ainsi positivement le rapport au monde et permet de renouer avec l’enchantement de l’existence. En fait, le désenchantement du monde ne serait pas une fatalité ; il réside dans le regard que nous portons sur le monde.
Le rituel est ensuite abordé en tant que pratique communicative et quête de reconnaissance par l’autre à travers « une mise au monde de soi » ; à travers son fonctionnement qui implique la gestion de l’équilibre entre le permis et l’interdit dans la satisfaction des besoins et des désirs ; ou encore, à travers ses fonctions de ritualisation des moments intimes. La dimension religieuse du rituel n’est évidemment pas oubliée, que le rituel soit proprement religieux, confessionnel ou du type Nouvel Âge. Toutefois, l’auteur nous invite aussi à le voir en tant que quête spirituelle par le biais de « la perpétuation dans l’histoire d’une dimension transcendante ». Le rituel ne doit donc pas être réduit à ses dimensions religieuses strictes, à un impératif moral, social ou religieux. Pour Jeffrey, il est aussi, le plus souvent, « une stratégie existentielle », une pratique de mémoire qui « actualise, par sa mise en scène, des symboles qui expriment les dimensions les plus profondes de la condition humaine » (p. 5). C’est justement du fait qu’ils mettent en scène les épreuves de la vie, ce qu’ils vivent et ce qu’ils rêvent qu’il vaut, pour l’auteur, la peine de faire l’éloge des rituels.
S’inscrivant explicitement dans la mouvance d’une sociologie compréhensive (Maffesoli, Goffman, Rivière) qui s’attache à « explorer la vie quotidienne dans ses multiples mouvements » l’auteur précise, dès le départ, qu’il ne souhaite pas faire un exposé scientifique ni un livre qui relate l’histoire des rituels. L’ouvrage n’en aborde pas moins des questions de fond concernant les « fonctions anthropologiques » des rituels :
[dont celles de] l’échange qui implique des symboles liés au fait de donner, de rendre et de recevoir, [et encore] la symbolisation du temps qui passe, de la séparation du foyer maternel, de l’initiation aux mystères et à l’inconnu, du respect et de la transgression des interdits qui bordent les identités, de la conjuration, de la protection et de la guérison, de la mise en ordre du monde et de son monde intérieur, de la fertilité et de la création et, enfin, de l’accès à la transcendance. (p. 39)
L’importance accordée à la dimension psychanalytique du rituel (chapitre 4) en tant qu’interface entre le besoin et le désir ou en tant que « préparation morale et spirituelle pour mieux prendre contact avec soi-même et autrui » (chapitre 6) peut surprendre l’anthropologue et le sociologue. Il demeure que, bien qu’écrit dans un style rappelant l’essai et marqué par une surabondance d’exemples, cet ouvrage n’en demeure pas moins des plus stimulants. Il a certainement le mérite de rappeler aux anthropologues l’importance de l’un de leurs objets de recherche pourtant très classique.