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L’anthropologie s’est édifiée sur un monde aujourd’hui révolu. Les transformations sociales, lorsqu’elles n’étaient pas déplorées ou occultées, furent tardivement au coeur des préoccupations d’une discipline avant tout fascinée par les entités collectives – figures de la répétition et de l’ordre – qu’on les nomme ethnie, culture, tradition, structure ou système symbolique. La perte de l’objet supposé, la mise en question de son statut dans la colonisation et la critique de sa méthode ont laissé place à une question simple mais décisive : qu’est-ce que l’anthropologie? La réponse ne se décrète pas. L’ethnologue ne sécrète pas de lui-même l’ethnologie.
Fort heureusement, l’anthropologie s’est largement renouvelée grâce au travail de terrain et à ses rapports aux autres sciences sociales, souvent en marge[1] de ceux qui ont tenté de sauver les vestiges d’une discipline aux prises avec le « grand partage » et son corollaire, le « paradigme ethnologique ». Or, il est temps de sortir d’une vision éculée de l’anthropologie. C’est cet aspect que Benoît De L’Estoile et Michel Naepels ont privilégié en présentant treize comptes-rendus brefs et toniques. Leur ambition est de montrer dans quelle mesure l’anthropologie, portant désormais son attention sur des questions contemporaines, avive sa propre dynamique et redessine ses frontières disciplinaires en prenant en compte de plus larges dimensions.
Il est vain de vouloir faire un commentaire de commentaires. Je m’intéresserai donc à dégager les apports de ce collectif et les thèmes abordés. Je distinguerai deux axes principaux qui organisent l’ensemble des contributions : 1. Les nouveaux terrains et ses questions ; 2. le rapport de l’anthropologie au mental.
Le concept de terrain doit être clarifié et repensé. Il est classiquement confondu avec l’unité de lieu, de temps ou de peuple exotique. On n’a guère pris la mesure de cet obstacle épistémologique majeur. Comme si l’objet de l’anthropologie gisait naturellement là, donné et immédiat. Il est au contraire aisé de montrer qu’il n’existe pas d’objet ou un type de société consacré. Les études évoquées portent sur la violence des institutions disciplinaires, les usages de la souffrance psychique, l’action politique, les questions urbaines, l’activité scientifique, etc. Elles ont en commun le souci de construire de façon réfléchie et de plus en plus négociée leur pertinence théorique. Le terrain peut être alors multi-sites et peut étudier plusieurs catégories d’acteurs, éventuellement concurrents. L’unité d’analyse et l’analyse des contextes ne se fonde donc plus sur de fausses évidences, mais à partir de problématiques clairement formulées. De ce fait, le travail de terrain n’est pas un simple recueil des matériaux, il est de bout en bout théorique.
L’anthropologie privilégie, au travers du travail de terrain, la dimension prosaïque de la vie sociale. C’est une science de l’ordinaire. Or, les règles, qui en forment le cadre, ne sont pas établies une fois pour toute, constitutives d’une sorte de présent établi par une totalité. C’est pourquoi s’impose l’analyse des dimensions historiques, sociales, politiques ou économiques pour en décrire les ressorts. Mais loin de se restreindre à une échelle d’analyse (le « micro »), ces recherches clarifient et rendent intelligible l’évolution économique et sociale contemporaine. Dès lors, il ressort très clairement des diverses contributions que le travail de terrain est le lieu de formation et de transformation des problématiques anthropologiques.
Le cognitivisme, comme autrefois le marxisme, contraint les sciences sociales à se prononcer sur ces acquis hypothétiques. Les sirènes de la scientificité et les promesses de crédits pourraient tenter ceux qui n’ont pas cessé d’espérer, parfois secrètement, de naturaliser enfin la discipline. Il faut être très clair à ce sujet. La fécondité en la matière est bien modeste au regard des ambitions affichées et de la rhétorique de l’intimidation. Les prétentions de l’anthropologie cognitive restent depuis 20 ans à l’état de projet ou de profession de foi aboutissant au mieux à quelques remarques d’ordre purement épistémologique. Les travaux existants sont de maladroites applications dont l’enjeu est de se départir des théories concurrentes, le « terrain » faisant alors office d’experimentum crucis. Pour finir, le paradoxe cognitiviste en anthropologie pourrait se résumer ainsi : sous prétexte de redéfinir l’anthropologie par une seule dimension, cognitive (pour rompre avec le psychologisme naïf des théories de la culture), faisant alors figure d’avant-garde rationaliste, le domaine de prédilection exploité par les tenants de cette démarche relève en définitive d’un combat d’arrière- garde : expliquer les figures de l’équivoque et de l’archaïque… Ce numéro soulève bien la question, mais non le problème. Il est à juste titre rappelé que le cognitif, à travers l’écriture notamment, peut faire l’objet de l’anthropologie sans recourir à des théories du mental. Mais pourquoi alors avec tant d’embarras?
Il est sans doute prématuré de voir dans ce collectif une rectification positive et entièrement aboutie de l’anthropologie. Tant de questions restent en suspens. Tant de conséquences restent à tirer des ruptures antérieures. On a tout de même le sentiment que le cumul de ces enquêtes fait déjà sens et esquisse une façon claire de faire de l’anthropologie.
Appendices
Note
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[1]
On ne s’étonnera donc pas que ce numéro spécial prenne place dans une revue de débat non anthropologique.