Article body

Au cours des années 1950, le sénateur américain McCarthy lança un programme de lutte anticommuniste extrémiste. Un climat de suspicion généralisé s’installa durablement aux États-Unis, justifiant que soient bafoués, par le FBI, la CIA ou la NSA, le droit ou la liberté fondamentale des individus. Ainsi, de nombreux anthropologues furent non seulement inquiétés pour leur appartenance au Parti communiste ou pour leurs activités marxistes militantes, mais aussi, et le point mérite d’être souligné ici, pour leurs travaux anthropologiques. Afin de retracer l’histoire de cette période noire de l’anthropologie américaine, David H. Price s’est appuyé sur un considérable corpus de lettres privées, de littérature grise et d’entretiens. L’accès aux archives du FBI, déterminant pour étudier les techniques d’intimidation et les dossiers des anthropologues suspectés, fut rendu possible grâce au Freedom of information Act. Deux questions parcourent le texte : dans quelle mesure l’anthropologie peut-elle menacer des intérêts d’État? Quel est l’impact du contexte politique répressif sur le développement de la recherche anthropologique américaine?

Les 16 chapitres de cet ouvrage très documenté se lisent comme un roman policier. Une partie seulement se consacre aux cas d’anthropologues communistes ou marxistes ayant fait l’objet d’enquêtes ou d’intimidation, d’autres se penchent sur l’histoire du FBI (notamment sur Hoover qui régna 50 ans à sa tête : 1924-1972), ses techniques et ses informateurs privilégiés. Certains anthropologues, comme G. P. Murdock n’ont pas hésité à prendre l’initiative de dénoncer (une lettre au directeur du FBI, intégralement reproduite, est tout à fait édifiante) des membres de l’Association Américaine d’Anthropologie. En ne faisant pas respecter le droit à la liberté de pensée et l’indépendance du monde de la recherche, cette association contribua largement, tout comme les universités (en exigeant dès 1949 que tout enseignant signe un serment anticommuniste), à isoler les victimes de cette répression.

Mais il importe de comprendre également pourquoi d’autres anthropologues non communistes comme Oscar Lewis ou Margaret Mead (chap. 12), ont malgré tout intéressé le FBI. Outre la paranoïa dans laquelle sombrèrent les organismes d’information (il est communiste, car il ne se présente pas comme tel!), la suspicion se généralisa à l’ensemble des travaux anthropologiques : le FBI fait des comptes-rendus et procède à des auditions d’étudiants et d’enseignants (chap. 9) dont les répercussions et l’audience pouvaient menacer la stratification sociale inégalitaire et raciste sur laquelle se fondent les conservateurs. Le succès du maccarthysme fut éclatant : « communiste » devint alors une catégorie d’accusation ou de dégradation tellement redoutée que l’autocensure s’installa rapidement dans les travaux et les enseignements. Désormais, il fallait faire les preuves de son patriotisme. L’apolitisme qui résulta de ce dressage est, pour l’auteur, encore présent dans l’anthropologie américaine contemporaine.

Price a parfaitement conscience du sens que prend son ouvrage dans le contexte politique américain contemporain (chap. 16). Sur le plan méthodologique, il plaide pour l’articulation de l’approche historiciste et présentiste. Il faut tirer ici et maintenant les leçons critiques du passé. À travers le Patriot Act II, on ne peut que constater la résurgence d’une forme inquiétante de maccarthysme. Sur le plan politique, l’approche postmoderne en anthropologie est vaine et pernicieuse. Comme tout solipsisme, elle cultive ou justifie l’inaction. Price ne mentionne pas que d’autres approches (cognitive, biologique ou symbolique) se gardent bien de prendre en compte les dimensions politiques de leur terrain. On comprend cependant que les théories de la culture (et le relativisme culturel) qui l’ignorent souvent ont une fonction politique de valorisation des groupes étudiés. C’est peut-être leur seul mérite.

« Lorsqu’elle est correctement pratiquée, l’anthropologie est une science menaçante » (p. 29). Sans être forcément d’inspiration marxiste, l’anthropologie est critique. Elle contribue à étudier la production sociale de l’inégalité et de l’ordre des choses. Si la liberté de recherche est garantie, les sciences sociales ne peuvent s’encombrer des discours dominants qui naturalisent les hiérarchies en espérant qu’elles demeurent inchangées. Mais lorsqu’elle n’est pas correctement pratiquée, l’anthropologie est une science administrative et classificatrice, légitimant l’arbitraire du discours dominant de quelques autorités locales. L’enjeu est alors de s’entendre sur ce que « correctement » signifie pour une telle pratique. Un sens peut être sans peine exclu : « politiquement correcte ».