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Parmi les ethnologues professionnels, il en est quelques-uns qui ne se sont pas contentés de s’exprimer à travers une seule forme d’écriture. Il leur en a fallu au moins deux, quelquefois trois, toutes sources d’ambiguïtés et de paradoxes très significatifs. Il y a ceux – la plupart – qui se sont bornés à rapporter sur photos ou sur film, mais surtout sur papier, le résultat de leurs travaux, c’est-à-dire un ou des articles suivis souvent d’une ou plusieurs monographies mettant un terme aux recherches entreprises. C’est le parcours classique du professionnel qui a fait son travail. D’autres ne se sont pas limités à cela : en plus, ils se sont mis en scène en publiant des comptes rendus de leur terrain, destinés en premier lieu à des publics qui débordent de loin celui des confrères anthropologues. Ces publications ont eu des conséquences inattendues dans le milieu anthropologique, conséquences qui ne furent pas exactement les mêmes partout, ni surtout aux mêmes époques. Ce sont ces péripéties plurigraphiques controversées et leur histoire tumultueuse que nous voudrions évoquer ici.

Le premier exemple moderne de ces écrits personnels reste le célèbre journal de Michel Leiris, L’Afrique fantôme, dont il faut brièvement présenter le contexte. Leiris fit partie de la légendaire expédition Dakar-Djibouti (1931-1933) qui introduisit la pratique du travail de terrain systématique en France, alors très en retard sur les autres pays qui s’y adonnaient déjà. Le propos principal de cette mission inaugurale était de remplir d’objets africains le Musée du Trocadéro, ancêtre du Musée de l’Homme. Accessoirement, il s’agissait de collecter des documents ethnographiques autres que les objets, ce que Leiris fit aussi avec grand succès. Il consacra en effet, beaucoup plus tard, deux ouvrages savants à des problèmes particuliers qu’il eut le temps d’étudier en profondeur pendant des étapes assez prolongées du périple qui mena l’expédition de l’Atlantique à l’Océan Indien. Mais, comme le conseillait Marcel Mauss dans ses cours, l’ethnologue se doit, ou se devrait, de tenir un journal relatant les activités et les événements de sa journée afin de pouvoir se remémorer les circonstances de telle ou telle occasion exceptionnelle ou remarquable. Certains ethnologues prennent la peine de relater les menus et les grands incidents quotidiens, d’autres ne le font pas. Il serait intéressant de savoir combien d’entre eux ont réellement tenu leur journal puisque peu de ceux-ci ont été publiés, mais on sait que les archives qu’ils ont déposées en recèlent, sans qu’il soit possible maintenant de statuer sur leur nature. Sont-ce des notes de terrain entrelardées de considérations personnelles ou des notes personnelles qui incluent des notes de terrain? (voir à ce sujet « Archives et Anthropologie », un numéro remarquable de la revue Gradhiva 2002). Toujours est-il qu’il n’y a aucune hésitation dans le cas de Leiris. Il livre un journal de bord qui glisse, comme il le dit lui-même, vers le « journal intime ». Mauss n’a jamais recommandé que ces notations personnelles soient publiées ; il a simplement indiqué qu’elles pourraient servir comme des pense-bêtes pour rafraîchir la mémoire des chroniqueurs et remettre les choses en contexte en s’y replongeant.

Or, Leiris tente ici une sorte de coup de force. Sitôt rentré en France, il publie immédiatement son journal in extenso en 1934, un an seulement après son retour, contre l’avis de Marcel Griaule, l’ethnologue qui l’avait emmené en Afrique et de surcroît son supérieur hiérarchique, sous prétexte que le journal donnerait une mauvaise impression de la conduite des ethnologues sur le terrain. On ne saurait mieux dire puisque l’ouvrage fait état de nombreux vols d’objets sacrés, de spoliations, d’achats qui ressemblent plutôt à des réquisitions, ainsi que de conduites relevant d’une occupation quasi militaire d’un terrain conquis. Il faut se rappeler qu’on était en plein colonialisme triomphant… Marcel Mauss et Paul Rivet, alors directeur du Musée du Trocadéro, partagèrent le même avis (Jamin 1996 : 71). Du côté du grand public, l’ouvrage n’eut que peu de comptes rendus, mais deux d’entre eux parurent dans des revues très connues, Les Cahiers du Sud et Europe, la dernière signée du grand poète Philippe Soupault – par ailleurs ancien compagnon de Leiris du temps de son adhésion au mouvement surréaliste (ibid. : 80). Le reliquat de cette première édition de 1934 fut mis au pilon en 1941 pour les raisons évoquées plus haut et il semblerait que l’instigateur de cette mesure fut Griaule, encore mécontent de la persistance de son subordonné à vouloir publier cette chronique et toujours soucieux de préserver le secret des cuisines ethnographiques (Denise Paulme, communication personnelle). Le brouet issu directement du terrain doit rester, comme l’inceste, une affaire de famille… Pas question d’inviter des étrangers à cette table!

Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car deux éditions subséquentes en 1951 et en 1981 ont montré que non seulement le livre n’avait rien perdu de son intérêt, mais qu’il avait changé de sens. En premier lieu, plus personne, parmi les ethnologues, ne songe aujourd’hui à reprocher à Leiris d’avoir dit la vérité sur certaines pratiques de l’époque. C’est facile de le dire aujourd’hui puisqu’il n’est plus possible maintenant d’agir de cette façon et cela donne bonne conscience de montrer que nous ne sommes plus des adeptes de ces pratiques barbares que sont les vols et confiscations d’objets sacrés et les séances d’entrevues ponctuées de « coups de pieds au cul » (c’est l’expression crue de Leiris lui-même) si l’informateur ne sait pas quoi répondre. Les ethnologues ont ainsi donné rétrospectivement raison à Leiris d’avoir dit la vérité en se conférant officiellement aujourd’hui une bonne conscience toute neuve.

La première de ces rééditions est aussi apparue au moment crucial des débats sur la décolonisation, faisant, à tort, du Leiris de 1931-1933 un champion de la décolonisation, ce qu’il ne devint que plus tard (Jamin 1996 : 79). Cependant, c’est le public lettré qui soutint cette opinion et celle aussi que L’Afrique fantôme était un grand livre d’ethnographie – autre contresens. Il faut dire ici que l’oeuvre de Leiris est plutôt complexe. Entre ses monographies proprement ethnologiques, relativement tardives, et son oeuvre autobiographique, L’Afrique fantôme est devenue, pour le grand public prétendument lettré, la quintessence de l’ethnographie, car personne n’a pris la peine de lire ni La langue secrète des Dogons de Sanga ni La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, deux des oeuvres ethnographiques principales de Leiris. Reste alors le journal de bord que le public cultivé confond avec l’oeuvre ethnographique. Lors d’une entrevue de Lévi-Strauss dans Le Nouvel Observateur postérieure à la mort de Leiris, le porte-parole du journal mentionne L’Afrique fantôme comme un grand livre d’ethnographie ; à quoi Lévi-Strauss répond sèchement en précisant qu’il ne faut pas confondre un journal personnel et un vrai travail ethnographique comme celui de La langue secrète des Dogons de Sanga. Lévi-Strauss a pris soin de mentionner l’ouvrage ethnographique de Leiris le plus technique et le plus aride. Ceux qui ont eu la curiosité de l’ouvrir peuvent en témoigner.

On peut dire que L’Afrique fantôme s’est imposée chez les ethnologues parce qu’elle était devenue un phare historique, un témoin sur les pratiques ethnographiques de l’époque. Pour le public attentif qui connaissait déjà Leiris comme poète, c’est une tout autre affaire. L’ouvrage est maintenant reconnu comme une sorte de matrice dont on tire des augures pour découvrir les clés de son oeuvre littéraire subséquente. En effet, Leiris, par un retournement complet de perspective, se mit dorénavant, non plus à faire de l’ethnographie chez les autres, mais à s’observer lui-même minutieusement en établissant des fiches ethnographiques sur sa personne pour rédiger son premier livre autobiographique, L’âge d’homme, paru cinq ans plus tard, ouvrage qui fut suivi des quatre volumes de La règle du jeu et de plusieurs autres. Comme quoi les techniques de terrain peuvent impliquer certains revirements inattendus. On a donc, en résumé, un auteur qui se désole de ne pouvoir écrire un roman – Leiris insiste plusieurs fois sur ce qu’il considère comme un grave handicap pour un écrivain – et qui en est réduit à écrire sur lui-même en se transformant en son propre ethnographe. Il a si bien réussi dans son oeuvre autobiographique en accédant au statut d’auteur majeur et incontournable que son journal ethnographique est devenu une mine de questions et une préfiguration de son oeuvre littéraire future (Jamin 1996 : passim). Destin rien moins que singulier et des plus ambigus.

Mais est-ce à dire que la mise en scène par lui-même de l’ethnologue pour le grand public est devenue légitime, pour ceux qui veulent bien s’y exercer, et que les critiques issus de la profession ont désarmé? Loin de là, car, un peu plus de vingt ans après les mésaventures de Leiris, Claude Lévi-Strauss subissait lui aussi les foudres d’une partie de la corporation des ethnologues – mais d’une partie seulement! –en publiant Tristes Tropiques (1955) dont il faut également, comme pour L’Afrique fantôme, préciser la genèse. Rebuté par deux échecs à se faire élire au Collège de France et persuadé de n’avoir plus d’avenir universitaire, Lévi-Strauss accepte de raconter sa vie et ses expéditions dans une nouvelle collection, Terre Humaine, devenue depuis, à juste titre, très célèbre (Lévi-Strauss 1988 : 86-89). Le livre est écrit en quatre mois et l’auteur s’attend à des rebuffades de la part de ses pairs, Alfred Métraux, un ami très cher et collègue apprécié, lui ayant dit qu’il se « déboutonnait » trop (c’est son terme) dans ce livre. C’est bien ce qui se passa avec Rivet – déjà opposé à la publication de L’Afrique fantôme, comme nous l’avons dit – qui ne voulut plus parler à l’auteur et ne consentit à faire la paix avec lui qu’à la fin de sa vie. L’accueil réservé de certains des pairs contraste avec celui du monde littéraire qui fit un triomphe à l’ouvrage à tel point que le jury du Goncourt déclara, dans un communiqué spécial, qu’il lui aurait octroyé le prix si le livre avait été un roman, comme doit l’être le lauréat selon les prescriptions du règlement. Au gré des publics, on passe instantanément de la poubelle au pinacle pour le même livre. Encore une autre ambiguïté.

Disons que ce genre de querelles s’estompa assez rapidement en France puisque, deux ans plus tard, l’Afrique ambiguë de Georges Balandier, parue dans la même collection que Tristes Tropiques, fut bien reçue par tous les publics ; il faut dire aussi que l’auteur préféra écrire sous l’étiquette de sociologue et que les nombreux terrains de courte durée qu’il évoque le sont plutôt sur le thème du développement. Les récits de terrain suivants, plus tardifs, comme Chronique des Indiens Guyaki de Pierre Clastres ou Les lances du crépuscule de Philippe Descola furent d’emblée acceptés, et loués, par tous les publics, professionnels ou non. En France, ils sont même maintenant des lectures fortement recommandées dans certains cours sur les Amérindiens et ils sont obligatoires au Québec pour les cours correspondants. Parfait retour de balancier.

Le monde anglo-saxon

Tournons-nous maintenant du côté des anglophones et d’abord, des Nord Américains, pour comparer leurs attitudes devant les mises en scènes de leurs terrains orchestrés par les ethnologues. Jusqu’à tout récemment, on n’avait pas ici de véritables récits de terrain, se mettre en scène dans l’exercice de ses fonctions étant considéré comme une obscénité exhibitionniste.

Les seules mentions de la présence de l’ethnologue sur le terrain se résument, dans l’introduction de sa monographie, à indiquer la longueur de son séjour – il faut un minimum de temps de présence pour être crédible –, juste avant de mentionner, règle absolue, les institutions qui l’ont financé. Un pur esprit est passé par là! On ne saurait être plus spartiate. Mais le tout est nimbé d’une superbe hypocrisie, car il y a au moins une exception notoire datant des années cinquante qui relate avec une grande verve les heurs et malheurs d’une ethnologue sur le terrain. Il s’agit de Return to Laughter, traduit en français sous le titre Le rire et les songes, d’une mystérieuse auteure signant son livre du nom d’Elenore Smith Bowen, un nom inconnu dans la profession qui ne pouvait donc être qu’un pseudonyme. Qui se cachait sous ce nom d’emprunt? Rien de plus facile à deviner, car l’auteure, comme le Petit Poucet, laissait des indices pour retrouver sa trace. En particulier, elle ne cachait pas le nom de la population qu’elle avait étudiée, les Tiv du Nigeria. Comme il n’y en avait qu’une à l’avoir fait, la grande ethnologue Laura Bohannan fut démasquée, et d’ailleurs rapidement pardonnée. Comble d’ironie, le livre, vivement écrit avec beaucoup d’humour, fut utilisé abondamment dans les cours d’introduction à l’anthropologie pour appâter les futurs ethnologues. Tant pis pour l’éthique du secret des joies et des peines du terrain. Tant qu’on ne sait pas officiellement qui parle, l’infraction peut passer. Laura Bohannan a plus tard déclaré qu’elle n’aurait rien pu écrire de sérieux, entendons de professionnel, avant de s’être vidé le coeur de tous les sentiments éprouvés et des impressions ressenties pendant son séjour chez les Tiv. Voilà donc un livre qui, selon la prude réserve alors en vigueur, n’aurait jamais dû être écrit mais qui, par un autre retournement mystérieux, fut utilisé comme un outil de propagande en faveur de l’ethnologie alors que les écrits « sérieux » de l’auteur, que la chronique de terrain devait seulement préparer, n’ajoutèrent rien à sa célébrité. Ce qu’on devait cacher devint tout à coup montrable et on verra tout à l’heure le parti assez douteux que certains en ont tiré. Mais la chronique du terrain peut être acceptable, et encore, seulement à une condition : la volonté de l’auteur de la publier.

Cela ne fut pas le cas lors de la parution du journal de Malinowski, en 1967, des années après sa mort. Cette publication, survenue inopinément à l’époque où l’on ne pouvait encore divulguer ses réactions personnelles face au terrain, fut plutôt dénoncée vertement, car ce journal n’avait manifestement pas été écrit pour le grand public. On y voit Malinowski s’emportant quelquefois contre les Trobriandais et parlant d’eux d’une manière assez peu respectueuse, entachant le masque d’impartialité infuse dont s’affublent un peu trop souvent les ethnologues. Moralité : ne laissez rien traîner derrière vous, cela pourrait vous nuire plus tard. D’autres, moins sensibles à cet aspect, y virent d’abord un document historique susceptible d’éclairer l’homme et l’oeuvre, ce qui est parfaitement exact, mais d’un ennui mortel. Une des réactions les plus négatives vient de Ian Hogbin (1968), un des premiers élèves de Malinowski, qui alla jusqu’à déclarer que ce journal était si ennuyeux qu’il n’y avait certainement eu personne que lui-même pour le lire en entier, hormis l’éditeur, l’imprimeur et le correcteur d’épreuves, dont c’est le métier. Il avoue qu’il est allé jusqu’au bout par devoir après avoir imprudemment accepté, par curiosité, d’en faire un compte rendu pour l’American Anthropologist.

Mais revenons aux ethnologues qui publient, eux, volontairement des deux mains. Le succès et l’impunité relative de Laura Bohannan ont tout de même incité David Maybury-Lewis (1965), quelque dix ans plus tard, à publier son expérience de terrain et Jean-Paul Dumont (1978) à faire de même, sans soulever d’objections. Il faut aussi dire que le premier est anglais et le second français. Quelques Américains ont aussi suivi, avec le même résultat. Mais on verra que ces mises en scènes ont suscité plusieurs réactions, cette fois positives, à l’intérieur de la profession.

Examinons maintenant ce qui s’est passé en Grande-Bretagne. Ce pays avait échappé à ce type de scandale jusqu’à la publication du livre de Nigel Barley, The Innocent Anthropologist. Notes from a Mud Hut, paru en 1983. Il faut dire que Barley ne ménage pas la corporation des ethnologues ; il leur tend même délibérément toutes les verges nécessaires pour se faire fustiger et, en plus, il semble apprécier ce traitement. Détenteur d’un doctorat en ethnologie sans avoir fait de terrain, une sorte de doctorat considéré un peu partout dans le monde anthropologique comme un diplôme de seconde classe et vraiment comme un vice rédhibitoire en Grande-Bretagne, il fut en butte, dit-il, à toutes sortes de commentaires désobligeants à ce propos et décida d’entreprendre un terrain pour voir ce qu’il en était vraiment. Ce fait est interprété diversement par les membres de la corporation : d’aucuns disent que sa possession d’un doctorat l’a « libéré » d’un hypothétique devoir de réserve vis-à-vis de la profession, alors que d’autres prétendent qu’il a simplement décidé de se venger des vexations subies par ceux qui avaient « fait du terrain » sans jamais expliquer ce qu’était cette mystérieuse expérience de terrain censée transformer les gens au point qu’ils ne puissent plus en parler, mais seulement l’évoquer qu’en termes cafouilleux et imprécis d’une révolution mystique indicible. C’est cette boîte noire que Barley voulait exposer en narrant par le menu les péripéties de son terrain, depuis les tout premiers préparatifs jusqu’au retour. Il ne ménagea pas sa peine, cherchant plutôt à accumuler les difficultés qu’à les aplanir. Cependant, pour protéger ses arrières et prouver son sérieux, l’auteur prit soin de faire imprimer ses aventures sous les auspices du prestigieux British Museum et il publia la même année un livre savant édité conjointement par des presses universitaires des plus sérieuses. Ce livre consacré aux structures symboliques de la culture des Dowayo, un peuple du Nord-Cameroun, a été favorablement reçu par les ethnologues, mais complètement ignoré du grand public, alors que le premier causa tout un hourvari. La grande presse, dont le Daily Telegraph et le Guardian, lui fit un accueil enthousiaste, mais le ton persifleur, ironique et irrévérencieux de l’auteur qui se met humoristiquement en scène dans les pires situations, embarrassa une bonne partie de ses collègues. Mais qu’à cela ne tienne, Barley récidiva trois ans plus tard en narrant son retour sur le terrain parfaitement raté, les cérémonies qu’il escomptait étudier ne s’étant pas déroulées à cause d’une invasion inattendue de chenilles poilues qui avaient mangé toutes les récoltes, ne laissant plus rien pour faire la bière destinée aux festivités. Travaillant moi-même juste au pied du massif de Poli, à la frontière des Dowayo, je puis dire que tout ce que raconte Barley est vrai. Il y a peut-être quelque exagération dans le chapitre sept du second livre, mais le reste est vérifiable.

Cependant, l’histoire n’est pas terminée, Barley s’est ensuite tourné vers l’Asie pour y relater ses propres aventures et celles de ses amis asiatiques en Angleterre, ce qui semble toujours ne pas avoir été du goût de tout le monde puisque, il y a trois ans, une partie d’une association britannique d’anthropologues sociaux, estimant que la coupe était pleine, voulut l’exclure du groupe. Sans succès. Un des livres asiatiques de Barley (1988) s’intitule en français L’anthropologie n’est pas un sport dangereux ; dans son cas, si l’anthropologie n’est pas dangereuse à exercer sur un terrain exotique, elle est une activité pleine de périls dans sa propre société.

Cependant, comme nous l’avons mentionné, l’implication de l’ethnologue dans ses écrits scientifiques devint une pratique de plus en plus reconnue comme légitime et, comme il y a un Dieu structuraliste, de proscription, elle se retourna même en son contraire et devint une prescription dans certains milieux pour lequel toute monographie doit maintenant devenir un dialogue avec l’interlocuteur. Cela inaugura, dans les années 1980 et 1990, l’école nord-américaine du « dialogisme » où, comme son nom l’indique, les interlocuteurs dialoguent en discutant et en confrontant leurs opinions.

Ce retournement ne s’est pas fait d’un coup mais petit à petit. Cette évolution ultérieure a été, paradoxalement, le résultat et l’aboutissement achevé, si l’on peut dire, d’un fameux pseudo-dialogue qui fit beaucoup de bruit en son temps et dont il faut, à nouveau, présenter le contexte. En 1968, parut un livre de Carlos Castaneda, The Teachings of Don Juan : A Yaki Way of Knowledge. Cet ouvrage était la version imprimée d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Californie à Los Angeles (le copyright de la traduction française donne non pas le nom de l’éditeur commercial américain mais The Regents of the University of California, USA). À cette époque, nous sommes alors en pleine flower power, Woodstock n’est pas loin, les protestations pacifiques peace and love contre la guerre du Vietnam sont à la mode et les drogues psychédéliques font l’objet de controverses passionnées. Les Beatles les promeuvent en creux dans les initiales du titre de leur célèbre chanson Lucy in the Sky with Diamonds (LSD). Timothy Leary sillonne les campus nord-américains prônant lesdites drogues, bref la table est mise pour un nouveau livre culte, celui de Castaneda, qui, arrivant juste au bon moment, devint un immense succès, suivi de peu par A Separate Reality. Further Conversations with Don Juan (1971) et Journey to Iztlan : The Last Lessons of Don Juan (1972). D’autres encore suivirent. Il fallait aussi, dans ce même registre, un nouveau film culte, ce fut Easy Rider qui arriva peu après le livre et qui y fait même un clin d’oeil. En effet, les séquences d’ouverture du film nous montrent un misérable anti-Castaneda, timide et recroquevillé dans un camion à la frontière mexicaine, attendant une livraison de drogues dures alors que d’autres, les héros du film, s’apprêtent à se payer un voyage parfaitement libéré avec des drogues mexicano-castanediennes (en témoigne la séquence exemplaire des visions psychédéliques à la Nouvelle-Orléans). Cet attrait pour ce type de drogues fit du livre de Castaneda un phénomène de société. Les journaux les plus influents, qui d’habitude ne se soucient guère d’anthropologie, The New York Times, Life, The Los Angeles Time, publièrent des critiques dithyrambiques, et Castaneda devint lui-même l’objet d’un culte pour les étudiants de cette période. Adulé, il dut néanmoins être protégé ; il ne pouvait donner ses cours qu’entouré de gardes de corps pour contrôler l’hystérie ambiante. On le prit même, dans certains cénacles, pour un martyr et le bruit courut qu’il avait ressuscité, comme Jésus-Christ, trois jours après sa mort alléguée.

Mais revenons au livre et voyons comment il s’articule. L’auteur veut tout savoir sur les usages d’une plante hallucinogène, le peyotl (Lophophora willamsii), et demande à un vieux sage yaki, qui lui est présenté on ne sait trop comment, de les lui enseigner. Don Juan, le vieux sage, lui apprendra, en plus, ceux du datura (Datura meteloides) et d’un champignon, probablement Psilocybe mexicana. On a ici une mise en scène très élaborée de l’enseignement d’un novice, l’apprenti ethnologue, par un spécialiste, une technique narrative assez peu commune, mais qui fut déjà utilisée par Marcel Griaule (1948) lorsque le vieil Ogotemmêli lui indiqua qu’il voulait lui faire connaître le mythe de la création dogon. Une inversion des techniques d’enquêtes normales dans lesquelles le demandeur est l’ethnologue et non pas l’ethnographié. On voit donc Griaule mettre en scène Ogotemmêli lui racontant le mythe tout comme on voit ici le novice écouter le sage, lui poser des questions et se conformer à ses préceptes. La technique de présentation est la même, mais les motivations respectives de l’enquêteur et de l’enquêté sont radicalement différentes. Cependant Castaneda devait aller plus loin, car, pour justifier une thèse, il faut un appareil critique, fort court et très faible en l’occurrence, que l’auteur mit en seconde partie et qui n’ajoute rien sinon donner l’illusion du sérieux.

Cependant, certaines divergences entre les lieux décrits et les espèces végétales qui étaient censées y croître mirent la puce à l’oreille de quelques sceptiques, connaisseurs de la région, qui épluchèrent soigneusement le livre pour finalement le désigner comme un faux. La communauté ethnologique avait été bernée ; pas question de laisser une telle affaire en suspens… Après maintes péripéties, Castaneda se vit retirer son doctorat. Malgré cette disgrâce, sa réputation auprès du grand public ne fut pas atteinte (voir encore tout récemment une référence à son travail, considéré comme des plus sérieux, dans Le Nouvel Observateur en octobre 2003) ; il continua à publier et même à porter aux nues un ouvrage de même farine, Shabono, un livre de Florinda Donner (1982) traduit la même année en français. Cette narratrice se présente comme une ethnologue américaine, née et élevée au Venezuela de parents allemands. À l’époque de sa parution (quatrième de couverture de l’édition française), le livre mentionnait qu’elle était en rédaction de thèse à l’UCLA, tout comme le fut Castaneda. Mais les temps avaient changé. Les drogues psychédéliques entrées dans les moeurs, si l’on peut dire, avaient un peu perdu de leur actualité. Bien que toujours présentes, elles avaient fait leur temps et le nouvel engouement tournait autour de la notion floue de chamanisme qui devint fort à la mode à cette époque mais dont l’aura perdure encore aujourd’hui en attendant, peut-être, un nouveau gadget fictionnel de pop-anthropologie propre à exciter le public étudiant. Le récit relate les expériences de cette apprentie anthropologue chez un sous-groupe d’Indiens yanomami, rendus célèbres quatorze ans plus tôt par Napoléon Chagnon (1968) qui en fit, pour un temps, le peuple guerrier par excellence. Mais rien de bien belliqueux chez ce sous-groupe là, du moins dans ce livre. L’auteur s’intéresse aux chamanes ainsi qu’à leurs techniques soignantes, incluant tout de même quelques drogues nouvelles. Le livre culmine lorsqu’elle se fait à son insu hypnotiser en avalant une de ces mixtures concoctée par un chamane qui subséquemment la viole sans qu’elle puisse résister ; elle déclare même candidement y avoir pris plaisir. Il y a là quelques pages lyriques à faire frémir les féministes pures et dures! Même si elle est ici un peu contrainte, l’observation participante a rarement été plus loin dans la description.

Il a fallu un an pour s’apercevoir que le livre était un faux (voir Pratt [1986] pour une revue de la controverse). Une anthropologue (DeHolme 1983), qui avait subodoré la fraude, a montré que le livre avait été largement fabriqué, pour les faits purement ethnographiques, avec des extraits de monographies antérieurement publiées sur les Indiens de la région, une sorte de collage d’extraits de recherches sérieuses. D’autres enquêtes ont révélé que l’auteur n’avait même jamais mis les pieds au Venezuela. On passe ici du vrai authentique au simple plagiat assaisonné, il est vrai, au piment fort.

Arrivés à ce point, où le vrai et le faux s’équivalent, au moins pour le public non initié (voir Umberto Eco!), où en sommes nous? La profession s’est sentie en premier lieu attaquée par les révélations des perceptions personnelles et subjectives des réalités du terrain. Elle a d’abord rejeté ces aspects chez Leiris et (un peu) chez Lévi-Strauss, et obligé Laura Bohannan a écrire son expérience de terrain sous un pseudonyme. Malgré ces réticences venant directement du milieu concerné, tous ces livres ont été bien accueillis par le public non professionnel, quelquefois à contresens en ce qui concerne Leiris. La communauté britannique, en bonne partie, a également rejeté les ironies et les sarcasmes de Barley, lui aussi porté aux nues par les critiques grand public. Il y a là un hiatus qu’il faut essayer de démêler. Pourquoi une bonne proportion des ethnologues – mais pas tous – refuse-t-elle que ses membres parlent du terrain en dehors du contexte professionnel, alors que le public est tout à fait en faveur d’une telle divulgation? Il y a là un réflexe protectionniste très net en ce qui concerne certaines méthodes de terrain des plus contestables, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Leiris, mais rien de ce type d’objection n’apparaît ni chez Laura Bohannan ni chez Barley, qui ne se sont livrés à aucune déprédation. Il est vrai que tous les deux se gaussent gentiment des réponses embarrassées et évasives de leurs anciens professeurs (qui devinrent leurs censeurs, il ne faut pas l’oublier) aux questions pratiques qu’il faudra résoudre sur le terrain. Laura Bohannan, entre quelques conseils inutiles qui lui furent donnés, rapporte ironiquement : « L’avis le plus précieux, finalement, me vint de la grande expérience de deux professeurs d’anthropologie. L’un d’eux me dit : “Mettez toujours pour la marche des chaussures de tennis très ordinaires ; l’eau en ressort plus vite”. Et l’autre : “Vous aurez besoin de plus de tables que vous ne le croyez” ». Deux choses parfaitement vraies, mais qui ne sont rien d’autre que des trivialités. Cela ne répond pas à la question métaphysique de ce qui se passe au-dedans de l’ethnologue, ce quelque chose étant censé le changer complètement. Les écrits de nos deux auteurs ont simplement essayé de répondre à cette question en présentant leur propre expérience, chacun avec son propre tempérament. Mais que justifie cette réaction négative des anthropologues? Je ne saurais répondre complètement à cette question, mais comme l’ethnologie se voulait quasi scientifique et que les physiciens et chimistes, qui sont les modèles à suivre en la matière, n’écrivent pas leurs mémoires ni n’élaborent sur leurs tâtonnements, les ethnologues ne devraient-ils pas les suivre dans cette voie et ne faire état que des résultats « scientifiques » de leurs recherches sans expliquer comment ils les avaient obtenus? Afin de sembler plus crédibles, impartiaux et dégagés en ne tenant pas compte des basses contingences du terrain? C’est, je pense, une partie, mais une partie seulement de la réponse[1].

Le « dialogisme »

Une autre partie de celle-ci réside dans le fait que, toujours pour faire scientifique, l’ethnologue parle de manière péremptoire des gens qu’il étudie sans que ceux-ci puissent répondre. Ils sont objets plutôt que sujets, et les traiter selon la première optique est un reproche qu’on a souvent fait aux anthropologues. Comment sortir de ce dilemme? En résolvant la question suivante : comment réunir le sujet et l’objet dans une monographie? En faisant dialoguer le sujet et l’ethnologue. Selon le dictionnaire, le premier sens de dialogue est « conversation, échange de vues entre deux ou plusieurs personnes » et un de ses sens dérivés est « ouvrage présenté sous la forme d’une conversation »[2]. Ce dialogue peut être minimal – voire escamoté – comme dans le grand livre pionnier qu’est Soleil hopi, de Don Chuka Talayeswa (1958). Cet Indien raconte sa vie et décrit comment il a appris petit à petit en grandissant les us et coutumes de son groupe. Cette révélation nous montre pour la première fois du dedans comment la culture vous fait devenir tel que vous êtes. Ceux qui l’ont incité à écrire ses mémoires et qui l’ont guidé dans sa rédaction sont restés dans l’ombre, bien que leur nom soit mentionné, au point que l’élément « dialo-giste » apparent disparaît. C’est la même chose pour Baba de Karo. L’autobiographie d’une femme musulmane du Nigeria (1954 pour l’édition originale en anglais) où Mary Smith mit en forme ce que son interlocutrice lui confia, tout en signant l’ouvrage. Une introduction de son mari, Michael G. Smith met les choses en place dans une introduction qui situe les Hausa au sein du Nigeria, résume leurs principales institutions, explique certaines coutumes pour aider à la compréhension du texte. Mais c’est la femme hausa qui parle à la première personne, tout comme l’Indien hopi.

Ce n’est plus ainsi que les choses se passent maintenant dans la plupart des cas de « dialogisme ». Castaneda est passé par là[3]. Il a utilisé la méthode de se mettre en scène, mais pas seul, avec son mentor comme personnage principal. C’est toujours lui qui signe, mais le contenu du livre nous montre bien que l’acteur principal est Don Juan et que c’est l’auteur qui est « en manque » d’informations, si l’on peut dire sans faire un mauvais jeu de mot dans un contexte de drogue, et qui supplie Don Juan de lui en prodiguer. C’est l’inverse du Griaule, assez perplexe comme il le dit, qui enregistre, lui, des informations non cherchées et qui fit de celles-ci un chef-d’oeuvre, unique il est vrai. Mais tout le monde n’a pas son Ogotemmêli et il faut, comme on dit, faire avec, ou plutôt sans.

Nous reviendrons pour terminer sur les limites du « dialogisme », mais auparavant, il faut dire un mot sur une littérature récente et très sérieuse qu’on ne peut manquer de qualifier, pour une grande part, de conséquence de, et de réaction à, tout ce remue-ménage. Toute une anthropologie, dite réflexive, s’est développée dans le monde anglo-saxon, mais surtout aux États-Unis, dans les circonstances suivantes : depuis une vingtaine d’années, ce pays est en panne de nouvelles théories et de nouveaux concepts analytiques ; plus personne n’a de nouvelles idées dans cette sphère. Puisque la nature a horreur du vide, la jeune génération devait donc le combler au plus vite pour institutionnaliser de nouveaux gourous et, faute d’inventer de nouveaux paradigmes analytiques, elle a tenté de faire passer un simple procédé d’écriture qui doit quelque peu à Castaneda pour une révolution épistémologique. Mais, en plus, tout cela a engendré aussi une réflexion en profondeur des conséquences de l’implication des ethnologues sur leur terrain. L’ethnologue essaie aujourd’hui de démêler les effets de sa présence dans le comportement des gens qu’il étudie, des effets en retour de leurs attitudes sur la sienne, sur la construction de sa monographie et aussi, les réactions à celle-ci des « ethnographiés » lettrés qui l’auront lue (Bretell 1993). C’est aussi une mise en scène, mais destinée, par un autre retournement, non plus à l’attention du grand public mais à celle de la confrérie. Un des meilleurs exemples de ces tentatives est celle de Paul Rabinow (1977) qui raconte – ou plutôt explique – l’évolution de ses réflexions sur son terrain au Maroc, tentative qu’il faut recommander de lire, et même d’en rendre la lecture obligatoire pour tous les étudiants prêts à partir sur le terrain. Comme autre exemple, Nigel Rapport (1993) se décrit en train de faire du terrain, mais le livre reste destiné à un public professionnel. Un autre auteur, français celui-là, Gérard Toffin (1996) tient une position médiane. Il narre ses diverses expériences, étalées sur de longues années, chez des groupes divers de la vallée de Katmandou. Ce livre s’adresse à plusieurs publics non spécifiés (page 297 de l’édition de 2002), mais sa réimpression est parue dans la collection Petite Bibliothèque Payot-Voyageurs. C’est aussi, à mon avis, une lecture fortement recommandée à tous les étudiants de maîtrise et de doctorat.

Il faut aujourd’hui tout scruter et, après que l’homosexualité fut entrée tardivement dans le champ anthropologique comme objet d’étude (Blackwood 1986), un des derniers tabous anthropologiques est tombé, celui du comportement sexuel de l’ethnologue sur le terrain, qui a finalement été abordé dans un volume, lui aussi destiné d’abord et avant tout à la profession (Kulick et Willson 1995) et dont la traduction française donnerait à peu près ceci : Tabou. Sexe, identité et subjectivité érotique dans le travail de terrain anthropologique. Les dangers réels comme le viol, où l’ethnographie peut être ici un sport fort dangereux, sont analysés par des exemples concrets, exemples qui sont minimisés en général – et on nous explique pourquoi – par les femmes ethnologues. On voit aussi dans ce volume les dilemmes d’une homosexuelle qui tombe amoureuse d’une de ses homologues dans une société dans laquelle l’homosexualité est fortement réprimée, un ethnologue qui se découvre homosexuel pendant son terrain, deux femmes qui épousent leurs informateurs, mais qui divorcent peu après leur retour – et on nous dit aussi pourquoi. Bref, ce volume est extrêmement informatif et, si la mise en scène de l’ethnologue – de quelque sexe qu’il soit – ne cache rien, elle n’en est pas moins réservée aux membres de la profession. Ce qui était autrefois banni pour le public en général est aujourd’hui monté en épingle, mais à usage interne. Tout comme Leiris autrefois, les ethnologues s’étudient maintenant non seulement eux-mêmes, mais on revisite et on réinterprète de manière critique – pas toujours juste, mais les intéressés ne sont plus là pour répondre – des anciens terrains (Stocking 1983).

Il reste cependant une grande question. Comment tenir compte de tous ces facteurs en écrivant le résultat de ses recherches? Plusieurs ouvrages importants traitent de cet objet qu’est l’écriture ethnographique. Des titres comme Anthropology and Autobiography de Judith Okely et Hellen Callaway (1992) et Works and Lives : The Anthropologist as a Writer » de Clifford Geertz (1988) en sont de bons exemples. On va de la découverte qu’il existe des traditions locales d’écriture qui échappent en grande partie à leurs auteurs (Fardon 1990) aux questions d’insertion de la personne du chercheur dans sa monographie.

Sur ces dernières, les « dialogistes » prennent une solution médiane et moins provocante que leur inspirateur Castaneda, maintenant lointain et certainement, pour plusieurs, oublié, et moins théorique que ceux qui dissertent doctement de la place de l’ethnologue, de son orientation sexuelle, et de son interlocuteur dans ce dialogue. Ils se mettent en scène, ce qui leur permet non seulement de faire d’une pierre deux coups, mais plusieurs : de montrer qu’ils sont des ethnologues bien intégrés dans leur communauté (première exigence de sérieux!), d’attester par les dialogues comment les gens les ont aimés, appréciés et tutti quanti, ces dialogues faisant de lui un ethnologue vraiment en prise directe avec le sujet et solidaire – presque en osmose – avec les gens qui l’ont hébergé. Rien de plus satisfaisant que de montrer comment un ethnologue s’insère par le dialogue dans la société qui l’a accepté. Ces techniques d’exposition sont parfaitement légitimes et je les ai utilisées quelquefois comme « mise en scène » dans des articles, mais elles restent des techniques de présentation qui ne sauraient en rien passer pour des concepts analytiques.

Cependant, cette injonction « dialogique », dont on reproche en creux l’absence chez les générations précédentes pour mieux glorifier l’apport révolutionnaire de la sienne – version douce du meurtre du père –, n’est-elle pas due en grande partie, plutôt qu’au génie de quelques penseurs, aux circonstances externes qui ont engendré la « mondialisation » accélérée? Reportons-nous un peu en arrière à l’époque où les ethnologues partaient à la recherche de peuples qui ne connaissaient pas celui de leur visiteur. Il est difficile de dialoguer dans les circonstances décrites par les premiers terrains dans lequel l’Autre ignore tout de vous. Comment un dialogue est-il possible entre un ethnologue et les membres d’une société qui ne sait rien de lui, de sa culture ni de son milieu? Un exemple typique est celui évoqué par Edward E. Evans-Pritchard (1940 : 7-15) lorsqu’il raconte le déroulement de son terrain chez les Nuer. Dans ces circonstances extrêmement pénibles, il se demande même comment il a pu réussir à écrire son livre (et nous aussi). C’est loin d’être un cas isolé. Pour pouvoir dialoguer, il faut un minimum de proximité, ce qui est de plus en plus le cas aujourd’hui puisque nous sommes presque dans le « village planétaire » de McLuhan. C’est ce que remarque finement Jean Pouillon (1975 : 342) lorsqu’il discute de Soleil hopi, car cette autobiographie n’aurait jamais pu être écrite si l’auteur n’avait pas connu le monde des Blancs, pour qui, en fait, elle fut rédigée. Il faut que l’ethnographié connaisse un peu le monde de l’ethnologue pour établir ce qu’on appelle un dialogue. Sinon, ce ne sont que des questions-réponses sur des points précis et ce, seulement après que l’ethnologue a eu le temps d’apprendre la langue pour être à même de poser lesdites questions. Lorsque l’on sort de cet échange d’informations factuelles limitées, on a tout simplement deux monologues.

La preuve de cela a déjà été faite a contrario, car il est possible, à la limite, d’imaginer du « dialogisme » à l’envers, une situation dans laquelle les ethnographiés prennent l’initiative et interprètent certaines de nos coutumes et croyances, dont ils ne connaissent rien, à leur propre sauce, mais cela est extrêmement rare. On ne saurait que recommander cette pratique qu’a employée Laura Bohannan (1956), décidément innovatrice une fois de plus, dans un article qu’elle a publiquement revendiqué en le signant de son vrai nom. Elle y relate les questions que lui ont posées des Tiv sur un livre qu’elle lisait dans les temps creux de son terrain. Il s’agissait de rien moins que Hamlet. À cette occasion, les rôles sont inversés. Ce sont les Tiv qui interrogent. Sommée de dire ce qu’elle lit, Laura Bohannan leur raconte l’histoire de Hamlet en l’expliquant et en la commentant à notre manière. Les Tiv ne sont pas d’accord avec cette interprétation et proposent la leur qui est bien loin de correspondre à la nôtre puisqu’ils analysent l’histoire en termes de sorcellerie et n’en démordent pas. Match nul! Sans une connaissance minimale de l’Autre, on a bien ici un dialogue, mais c’est un dialogue de sourds…