Comptes rendus

Jean-François Gossiaux, Pouvoirs ethniques dans les Balkans. Paris, Presses Universitaires de France, collection « Ethnologies », 2002, 217 p., bibliogr.[Record]

  • Annie Lafontaine

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  • Annie Lafontaine
    Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales — LAIOS
    Maison des sciences de l’homme
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    France

L’instauration de régimes démocratiques dans les Balkans est l’un des principaux objectifs des institutions internationales et européennes depuis le début de la décennie 1990 et particulièrement depuis la mise en place du Pacte de Stabilité des Balkans en 1999, à l’issue d’une décennie de guerres sanglantes dites « ethniques » et conséquemment qualifiées de « sauvages ». Mais voilà que la structuration ethnique du pouvoir politique, nous explique Jean-François Gossiaux, n’est pas compatible avec les principes démocratiques parce qu’elle naturalise et rend donc statique l’opposition entre majorité et minorité, entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui en sont dépourvus. L’ethnicisation du pouvoir, que l’on attribue généralement comme une tare aux sociétés des Balkans, cette « Autre » Europe que l’on chercherait à civiliser, serait cependant un principe de légitimité soutenant l’ordre socio-politique européen, et non pas uniquement balkanique. Par ce livre, Gossiaux nous offre ainsi non seulement une analyse originale du politique dans les Balkans, de l’époque des empires ottoman et austro-hongrois à aujourd’hui, mais également une réflexion plus générale sur la façon dont le politique est conçu par les institutions supra-nationales contemporaines. Plus que jamais, affirme Gossiaux, le pouvoir est ethnicisé aujourd’hui. En neuf chapitres, l’auteur nous explique pourquoi. Il faut d’abord clarifier les termes. C’est ce à quoi il consacre le premier chapitre, où il fait la généalogie des mots ethnie, ethnologie et ethnicité. Il retourne au 19e siècle, s’arrête sur l’ethnologie soviétique et termine avec la « révolution copernicienne » – pour citer l’auteur – de Fredrik Barth, lequel bute cependant sur le problème de la constitution historique des groupes ethniques. Si un rapport d’ethnicité, analogue à celui de la parenté en ce qu’il établit un interdit matrimonial, est ce qui crée la frontière entre les groupes ethniques, d’où vient le rapport d’ethnicité sinon de l’existence de groupes ethniques? Aussi les rapports d’ethnicité n’existent-ils pas dans toutes les sociétés et toutes les sociétés où existent ces rapports n’ont-elles pas nécessairement une structure ethnique (lorsque les rapports d’ethnicité correspondent à des interdits matrimoniaux). C’est ainsi à l’historicité de ces rapports que Gossiaux consacre son deuxième chapitre dans lequel il explique l’ethnicisation du pouvoir dans les Balkans de l’Empire ottoman, dans l’Ancien Régime français et dans la Yougoslavie socialiste (1945-1991). Les sociétés non démocratiques ethniciseraient le pouvoir alors que les sociétés démocratiques ethniciseraient son exclusion (« paupertas »). L’ethnicité serait ainsi une forme rudimentaire de classification qui siérait particulièrement bien aux sociétés modernes où s’est développé l’État statistique, la démocratie et le nationalisme. Donc, il s’ensuit, au troisième chapitre, un retour sur les concepts de nationalisme et de nationalité. L’auteur s’attarde spécialement à la théorie d’Ernest Gellner qui avance que le nationalisme est un principe politique qui vise à créer une nation en cherchant à faire correspondre un territoire, un État et une culture lettrée. Alors que ce modèle s’applique très bien pour les nationalismes balkaniques expansionnistes du 19e et du début du 20e siècle – et c’est à celui du yougoslavisme que Gossiaux consacre son quatrième chapitre –, il achoppe sur les nationalismes séparatistes de la fin du 20e siècle. L’ethnonationalisme, ce dont traite en définitive la théorie de Gellner, est justement cette forme particulière de nationalisme qui a été légitimée à l’issue de la Première Guerre mondiale quand a été imposé le principe des nationalités dans les redécoupages territoriaux de l’Europe. Expression politique de l’ethnie, la nationalité devait être territorialisée et avoir un État ; conception idéalisée de l’État-nation qui créait inévitablement des « minorités nationales » au sein de chaque territoire étatique. Les conflits de la fin du 20e …