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Dans cet ouvrage, Piya Chatterjee reprend le thème de l’histoire et du commerce du thé à travers une ethnographie contemporaine d’une plantation du Nord de l’Inde, dans l’État d’Assam, foyer de nombreuses plantations de thé indien. Ce livre est tour à tour fascinant, ardu, inspirant et agaçant, un peu à l’image des observations multiples et complexes que l’auteure a faites sur Sarah’s Hope Estate, nom fictif de la plantation où elle a séjourné. Les chapitres du livre sont introduits, interrompus et encadrés d’actes et de scènes d’une pièce de théâtre qui « écrit » autrement le propos du livre. Ce théâtre pourrait être mis en scène séparément, mais ici, il fait partie intégrante de l’ethnographie, mettant en scène des corps, de la danse, des voix, du mouvement, de la lumière, des ombres et du silence, qu’on doit imaginer à la lecture de ces textes insérés. Elle joue donc avec diverses « voix » narratives dans un effort pour déstabiliser des notions épistémiques d’une voix narrative « maître », tel qu’elle l’explique. En tant qu’anthropologue postcoloniale du tiers-monde et féministe (sans parler de son identité de femme bengali, de haute caste, et reliée à la plantation par des liens de patronat), on sent constamment une tension entre ses diverses positions. Comme elle le dit : « Through this ethnography, I push into the membranes of these categories because of my desire to destabilize them. My desire is fueled by the need to understand the relationship between reflection and practice, the ontologies of the worlds in the word, of writing as an act of despair, celebration, enablement and im/possibility » (p. 11).
Dans cette histoire autour du thé, l’auteure met à profit l’économie politique, l’ethno-graphie des commodités, l’analyse narrative et féministe, ainsi que des inspirations provenant de la littérature postcoloniale et des études subalternes. L’ethnographie s’étend donc bien au-delà de la plantation. D’abord Chatterjee « lit » le texte de la commodité à travers des images de femmes indiennes véhiculées sur les paquets de thé, ce qu’elle appelle des « textes féminisés », où la femme et le travail sont rendus pittoresques. Elle les analyse comme « une féminisation de la commodité rendue possible grâce aux pratiques genrées et racialisées du corps ». Ces constructions sociales et historiques, et le pouvoir qui leur est associé, sont issus de processus historiques, sociaux et culturels d’une hybridité particulière :
Uppercaste understandings of racialized and class superiority seize Victorian and European constructions of « primitiveness » and combine them with far older, precolonial Hindu caste notions of pollution and hierarchy. It is a conceptual and political hybridity that rests at the core of plantation patronage and its feudalisms. Patronage, and its patriarchies, cannot be unhooked from the historical taxonomies of race and caste that constitute the sinews of social power.
(p. 8)
Le thé devient un médium pour raconter l’expansion globale et la conquête coloniale qui dépendaient en quelque sorte de l’aura d’exotisme qui serait domestiquée dans les salons anglais où on cultiverait un certain « bon goût » et une « grande culture ». L’histoire du thé est aussi l’histoire des jeux de pouvoirs coloniaux impliquant des pays européens et des pays d’Asie, principalement la Chine. La dépendance européenne de la Chine pour l’approvision-nement en thé du 16e siècle à la fin du 19e siècle est rompue lorsque les anglais réussissent à planter du thé en Inde. Se mettent donc en scène des discours sur les jungles sauvages d’Assam et leur « civilisation » à travers la culture du thé : « Plantations could be imagined as a necessary Garden of Eden, bringing to fruition, through their spectacle of cultivated order, a moral vision of imperial light. Colonization and conquest could thus be written into an enlightened tale of hope and redemption » (p. 53). Cependant, cette domestication des forêts sauvages repose sur une série d’actes légaux permettant de changer la propriété de la terre, et sur une source adéquate et fiable de main d’oeuvre, assurée par l’importation d’hommes et de femmes du sud du Bengale (les communautés locales refusant de travailler dans les plantations). En particulier, Chatterjee veut rendre visible le travail des femmes indiennes (car seules les femmes cueillent le thé) au fil de cette histoire ainsi qu’à l’époque contemporaine.
Cependant, ce n’est qu’à la page 116 que l’auteure aborde l’ethnographie de la plantation comme telle. Personnellement, j’ai ressenti un certain soulagement en quittant l’univers abstrait des textes féminisés et l’économie des signes avec son écriture dense qui devient à la longue un peu lassante. Les chapitres 5 à 9 portent davantage sur les diverses dimensions de la vie dans une plantation. L’auteure y aborde des thèmes de l’ethnicité, de la race et de la caste, du pouvoir et de la violence, de l’économie sexuelle, du travail et de la discipline. Elle décrit aussi des aspects rituels de la vie quotidienne et la contestation du pouvoir.
L’écriture qu’on rencontre dans ce livre oscille entre un style poétique et littéraire, et une écriture davantage descriptive qui inclut les observations et expériences de l’auteure ainsi que des discussions avec ses informatrices. Chatterjee marche sur une corde raide entre une analyse matérielle-politique visant à traduire la réalité quotidienne de la plantation et ses jeux de pouvoir, et une analyse narrative qui parfois nous éloigne de cette réalité, dématérialisant dans le discursif. Son style littéraire exige un travail considérable de la part du lecteur ; on doit lire à travers ses fioritures pour trouver le sens de son propos. Au cours de la lecture, je me trouvais donc tantôt fascinée et inspirée par sa prose, tantôt irritée par sa lourdeur. Cela dit, ses réflexions sur l’imbrication des processus locaux et globaux, son analyse des histoires incorporées, et les questions épistémologiques et politiques qu’elle soulève au sujet de l’ethnographie féministe et sur la solidarité avec les subalternes sont d’une grande richesse. Elle affirme : « The women I come to know cannot escape the field. If they are to enter the parlor, they will enter it, eyes downcast, with a perfectly ordered tray of tea. No conflation of these paths can be asserted, even implicitly, through the moral economies of text » (p. 166-167). Ce livre représente donc une contribution importante à la nouvelle écriture ethnogra-phique, aux études postcoloniales et à l’ethnographie féministe, entre autres, car il tisse des liens entre le politique, l’économique, le rituel et le sexuel d’une façon tout à fait créative et innovatrice.