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Les jeunes adultes et leur accès au marché du travail sont au coeur des trois ouvrages édités par les Presses de l’Université de Laval sous les auspices du CRIEVAT-Laval (Centre de recherche interuniversitaire sur l’éducation et la vie au travail). Avec des approches différentes et en mobilisant des auteurs du Québec et de France, dont José Rose à qui un livre d’entretien est consacré, les trois ouvrages proposent divers regards sur la question de l’insertion professionnelle. Les sous-titres des deux livres principaux forment les deux points d’ancrage de la réflexion « Quand la marge devient norme » pour l’un, « Jeu de hasard et de stratégie » pour l’autre ; l’entretien de José Rose sert en quelque sorte de contrepoint.
D’un côté comme de l’autre, l’enjeu est considérable : comment les jeunes arrivent-ils sur le marché du travail et comment stabilisent-ils leur situation? La norme de l’insertion des Trente glorieuses se déplace-t-elle? Quels sont les facteurs qui facilitent leur insertion? Quels en sont les freins? De quelle marge de manoeuvre (stratégie) disposent-ils? Quelle est la place laissée au hasard?
Le recueil de textes sur L’insertion professionnelle : un jeu de stratégie ou un jeu de hasard alterne textes théoriques, politiques et réflexions issues de recherches en cours. D’une manière générale, la place du hasard est assez vite marginalisée par les différents auteurs, mais celle d’une éventuelle stratégie mise en place par les jeunes est elle aussi évacuée. En résumé, l’accès à l’emploi dépendrait peu du hasard, a fortiori la stabilisation dans l’emploi, mais ne résulterait pas non plus d’une réelle stratégie, car personne ne maîtrise les fluctuations du marché du travail. Dans son avant-propos, Geneviève Fournier circonscrit ainsi le problème : depuis une vingtaine d’années, l’insertion professionnelle des jeunes se heurte à un marché du travail devenu chaotique ; il convient donc d’éclaircir la relation dialectique entre insertion socioprofessionnelle et marché de l’emploi.
Les auteurs montrent que les jeunes diplômés traversent une sorte de « quête identitaire » qui les amène d’un premier emploi à une stabilisation professionnelle. Si la chance, le hasard, un bon timing, l’entretien d’un réseau contribuent à leur insertion, les stratégies mises en place se heurtent à un marché incapable d’être régulateur. Marie-Denyse Boivin propose une synthèse théorique sur l’insertion socio-professionnelle autour du pôle affiliation-désaffiliation et s’interroge sur le sens que prennent travail et insertion chez un public de toxicomanes. Elle conclut en conviant les conseillers d’orientation à se réinterroger eux-mêmes et à prendre en considération les différentes représentations de leurs interlocuteurs.
Marcel Monette et Geneviève Monier s’intéressent au soutien social comme facteur de l’insertion sociale. Dans la phase transitoire entre études et premier emploi, l’encouragement et l’appui moral d’un réseau de soutien s’avèrent déterminants pour renforcer la croyance de l’individu en ses capacités à trouver un emploi.
C’est à une déclaration plus politique que s’essaye Marie-Chantal Guédon : « la précarité d’insertion semble maintenant s’inscrire, sauf pour quelques privilégiés, dans le parcours “normal” bien que non souhaité de la transition des études vers l’emploi correspondant à un projet professionnel bien établi » (p. 80). Elle s’interroge dès lors sur la pertinence de certains cadres mentaux comme le lien entre l’identité d’adulte et le fait d’être travailleur permanent à temps plein.
Counseling d’emploi (Marie-Claude Gagnon) ou psychodynamique du travail (Marie-France Maranda et Chantal Leclerc) sont deux moyens qui permettraient de faire acquérir aux étudiants une vision plus stratégique de leur insertion dans le travail. La psychodynamique met en évidence la double contrainte, source de souffrance, à laquelle sont soumis les étudiants, ici en sociologie : investissement demandé dans la formation mais rappel d’un marché du travail à très faible employabilité.
Plus politique aussi, Yann le Bossé propose de lire les difficultés de l’insertion grâce à la théorie du pouvoir d’agir (l’empowerment) qu’il définit comme « l’exercice d’une plus grande maîtrise sur l’atteinte d’objectifs importants pour une personne, une organisation ou une communauté » (p. 146). Il dégage ainsi des pistes d’action pour rendre les services d’orientation plus compatibles avec les besoins des personnes.
L’insertion par l’économique (Yvan Comeau), expérimentée depuis les années soixante par le mouvement associatif (groupes d’entraide, initiatives de programmes publics, entreprises d’insertion, entreprises communautaires et coopératives, organismes intermédiaires), semble une solution intéressante, encore faut-il assurer la viabilité économique de ces secteurs, complémentaires des services publics.
En conclusion de l’ouvrage, Susan St-Onge en appelle à la solidarité entre les travailleurs, seule à même de lutter contre « le despotisme économique ».
Le second livre (Les 18-30 ans et le marché du travail, quand la marge devient la norme) est issu d’un colloque tenu en 1998 à Laval à l’occasion du 66e congrès de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS). Son idée générale est de réfléchir sur la relation, elle aussi dialectique, entre insertion professionnelle et insertion sociale et de savoir à quelle « norme » il faut se rattacher. Les rédacteurs présentent plus que la transcription du colloque : aux textes des conférenciers ils ont adjoint, idée originale et séduisante, « une analyse critique de l’ensemble de cette réflexion » (avant-propos) réalisée séparément par deux chercheurs absents du colloque.
Nous y reviendrons, mais ces quelques pages qui donnent finalement sens à tout l’ouvrage. Non pas que les autres textes soient inutiles, loin s’en faut. Chacun des auteurs essaie de tracer la frontière entre la norme et la marge : ici statistique, là en termes de représentations, là encore pour réfléchir d’adéquation entre formation et métier.
Geneviève Fournier et Bruno Bourassa, dans un premier texte introductif, admettent à la fois le déclin inexorable du travail salarié typique (permanent) et le chevauchement entre insertion professionnelle et insertion sociale.
Claude Trottier montre que la prolongation de la scolarisation reporte l’insertion professionnelle alors que, parallèlement, l’entrepreunariat comme modèle d’insertion est largement mis en valeur. Cependant, l’auteure affirme que le monde du travail produit de l’isolement et de la dispersion, question que reprend Madeleine Gauthier. Exemples à l’appui, celle-ci montre comment la flexibilité du travail, vue sous l’angle de la durée des contrats ou du statut d’emploi, et le chômage contribuent à cet isolement. Ainsi, le moment où l’on quitte la famille d’origine ne coïncide plus avec l’insertion professionnelle ni avec l’entrée en ménage.
Dans un propos plus méthodologique, José Rose s’interroge sur la construction et l’interprétation des données statistiques en matière d’emploi des jeunes et sur leur comparabilité internationale. Sa réflexion s’articule autour de quatre points : mesurer et interpréter la sélectivité de l’accès à l’emploi et caractériser leur situation d’emploi ; la jeunesse comme groupe de référence pertinent ; les conséquences d’une analyse de l’insertion comme processus ; et rendre compte des relations complexes entre formation et emploi. Il remet ainsi en question le groupe social des jeunes, réalité statistiquement et politiquement construite, mais bien hétérogène. La « bonne insertion » dépend alors de points de vue subjectifs (opinion de la personne, perspectives, nature du contrat, relativement aux autres), objectifs (référence à des moyennes et à des standards) et globaux (efficacité sociale des insertions et rentabilité sociale de la formation).
Cette rentabilité sociale est le fil directeur de Claude Laflamme qui oppose deux logiques : celle du pouvoir du diplôme et celle du marché du travail. Alors que le diplôme est une certification donnée par le système éducatif, son pouvoir est construit socialement par le système productif : « ce ne sont pas tant les stratégies des diplômés qui déterminent le pouvoir au diplôme sur le marché de l’emploi que les configurations que prend ce marché qui organise la transition de l’école à l’intégration dans une entreprise » (p. 124-125). L’auteur conclut cependant en relativisant le pouvoir d’insertion du diplôme. S’il permet à son détenteur l’accès à un espace professionnel, la stabilisation de celui-ci dans cet espace dépend plus largement de sa capacité à mobiliser un réseau.
Pour Armelle Spain et al., le travail au féminin se conjugue au pluriel : interaction entre singularité des trajectoires, fractionnement de la vie professionnelle et interrelations entre les sphères d’activités. L’investissement professionnel des femmes est étroitement associé à ce qui a du sens pour elles et assure leur intégrité. Mettant en évidence une carrière non linéaire, plutôt en forme de spirale, les auteures concluent que la vie professionnelle ne fonde qu’une partie de l’identité sociale des femmes. Examinant les liens possibles entre les transformations du marché du travail et celles de la vie familiale, Luce Duval montre que l’insertion sociale dépend de l’insertion professionnelle. La formation du couple n’est possible qu’après l’insertion d’au moins l’un des futurs conjoints, de préférence l’homme. On n’a pas de premier enfant tant qu’on n’a pas achevé son insertion professionnelle.
Gilbert Moisan montre que les diplômés risquent moins le chômage, bien que le domaine d’études débouche de moins en moins sur un emploi permanent lié à ce domaine. La confrontation avec le marché du travail fait perdre la plupart des illusions et impose la nécessité d’une polyvalence accrue de la part des jeunes. Enfin, l’auteur s’interroge sur la révision des concepts, notamment celui de carrière, de l’engagement du salarié, du culte de l’excellence… mais aussi celui du sens du travail qui reste, pour les jeunes qu’il a pu rencontrer, le lieu où se façonne l’identité.
Dans le dernier texte issu du colloque, Christiane Tessier s’intéresse aux jeunes femmes, dans cette société en manque d’emploi. Elle préconise une meilleure formation et un accompagnement pour faciliter l’insertion professionnelle et sociale.
Les deux textes clôturant ce volume, dans un style vif et critique, viennent donner du relief à l’ensemble. Antoine Baby ouvre le feu en confrontant le débat du colloque avec les positions plus tranchées d’un Gortz ou d’un Rifkin sur le travail salarié : au lieu d’éluder la question, de parler de précarisation du travail salarié, les conférenciers auraient dû souligner la disparition du travail salarié, poser le problème de façon structurelle et non pas conjoncturelle. Antoine Baby s’interroge alors sur les causes de cette transformation structurelle du travail « socialement salarié », notamment sur la nécessité pour l’économie capitaliste d’avoir encore recours à cette forme de travail sous l’effet de la mondialisation et du développement technologique. La redistribution des richesses pourrait se faire hors travail, par le biais d’un « salaire de citoyenneté ».
Yvon Pépin poursuit la critique sur le registre de l’insertion sociale et professionnelle qu’il définit comme un processus permanent, récurrent et jamais achevé, et comme une négociation permanente entre des formes et des modes d’insertion. Il propose alors d’analyser l’insertion des jeunes adultes non pas en fonction des adultes « déjà insérés », mais en rapport dialectique avec ceux-ci, ce que les modèles théoriques souvent utilisés ne permettent pas de faire (p. 265).
L’ouvrage d’entretien avec José Rose reprend en fin de compte l’essentiel des débats présentés dans les deux ouvrages précédents, tout en affirmant sa position sur les transformations de l’emploi. On retiendra alors comme idées forces que « la crise du travail » affecte non pas le travail – activité humaine de transformation, production et échanges de biens ou services – mais l’emploi comme forme et répartition du travail dans l’espace public. Cette crise affecte principalement la segmentation du marché de l’emploi, faisant notamment des jeunes une population précarisée ; elle ne traduit pas une disparition du salariat. Par ailleurs, la transition formation-emploi n’est plus aussi nette qu’elle le fut : l’organisation par les pouvoirs publics de la « transition professionnelle » est de plus en plus prégnante ; les jeunes, de leur côté, continuent à voir dans le travail une source de revenus et une reconnaissance de l’existence sociale.
La réalité est finalement peu homogène : l’accès à l’emploi est impossible faute de préalables de socialisation, ou bien les jeunes n’ont pas de travail parce qu’il n’y en a pas.