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Décédé le 1er mai 1997, Fernand Dumont aura été sans conteste une des grandes figures intellectuelles du Québec durant la deuxième moitié du XXe siècle. Son imposante bibliographie, publiée en fin de numéro, s’étend de 1947 à 1997, à quoi s’ajoute le volume d’entretiens publié en 2000 sous le titre Un témoin de l’homme. Le présent cahier donne une vision très large et dynamique de la contribution dumontienne, aussi bien dans son domaine propre de la sociologie et de la philosophie que dans ceux de l’histoire et de la théologie notamment.
Constamment, les différents auteurs soulignent à quel point la synthèse dumontienne combine une grande liberté méthodologique avec une approche herméneutique et critique centrée sur l’interprétation du sens des événements du monde contemporain. Jacques Beauchemin note que Dumont recourt à plusieurs conceptions de l’histoire et que cela se ressent dans sa double manière de reconstruire l’histoire même du Québec. La visée dumontienne ne cesse cependant de vouloir penser les liens du particulier et de l’universel. Anne Fortin montre l’actualité théologique de l’approche dumontienne, qui nous aide à repenser non seulement la place du catholicisme dans la société québécoise après la Révolution tranquille, mais également l’identité des chrétiens comme sujets actifs et donateurs de sens dans un monde pluraliste. Fernand Harvey et Marcel Fournier cernent de plus près les liens, chez Dumont, entre histoire, mémoire et modernité.
La comparaison entre les sociétés archaïques et les sociétés modernes oblige l’historien, selon Dumont, à une nouvelle approche historique donnant place à la subjectivité et prenant dès lors la forme d’une véritable science de l’interprétation, qui la rapproche à maints égards de la sociologie (voir aussi la contribution d’Éric Gagnon). Dans cette optique, la mémoire ne saurait se contenter de raviver le passé, elle doit servir une stratégie démocratique de reconstruction critique de la société contemporaine. Dumont débouche dès lors sur une sociologie de la culture marquée au coin de l’historicité et en lien constant avec l’interprétation des références qui structurent la culture et, à travers elle, la conscience des acteurs sociaux. La prise en compte de l’enseignement oral de Dumont permet de saisir ses motivations personnelles et politiques, teintées, comme le montre Fournier, d’une distance critique, peut-être quelque peu nostalgique, face à la société technologique et à l’exil que cette dernière semble imposer au Québec. Le nationalisme et le christianisme engagé de Dumont jouent certainement ici un rôle significatif.
Grâce à la contribution de Robert Leroux, il devient très clair que le rapport de la « pensée sinueuse » de Dumont à la sociologie durkheimienne suppose un primat accordé à la liberté de penser et donc aussi à la créativité intellectuelle par rapport à l’application mécanique des méthodes. À cet égard, Dumont privilégie, parmi les disciples de Durkheim, la figure de Maurice Halbwachs, dont on redécouvre aujourd’hui l’importance. Jean-Philippe Warren situe la conscience exilique de Dumont (lequel n’avait pourtant migré que de Montmorency à Québec…) dans le contexte plus large de l’expérience québécoise, en s’appuyant sur l’expression littéraire de l’exil. La poésie, la religion chrétienne, la quête du pays à venir constituent autant de ressources, pour Dumont, d’une possible mais néanmoins encore utopique réconciliation. L’analyse de la thèse de doctorat de Dumont (La dialectique de l’objet économique, 1969) permet à Gilles Gagné de développer les linéaments de l’anthropologie économique de Dumont, une approche dont l’actualité n’est plus à démontrer et que l’on pourrait mettre en parallèle, de manière féconde, avec les réflexions d’un économiste contemporain comme Christian Arnsperger (chercheur à la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale de Louvain-la-Neuve, en Belgique).
Une très utile réunion de recensions portant sur 14 ouvrages majeurs de Dumont ainsi que sur le « Portrait inachevé » qu’en a donné Paul-Marcel Lemaire permet au lecteur de découvrir plus en détail l’extraordinaire curiosité intellectuelle et l’originalité de cet auteur.
Ce collectif est d’un excellent niveau. Il donne envie de revisiter ou de découvrir l’oeuvre multiforme d’un esprit libre et créatif. Il témoigne sans conteste de l’importance de la pensée de Fernand Dumont, qui vient renouveler, bousculer, compléter et enrichir celle de la tradition herméneutique européenne (de Gadamer à Ricoeur) tout en traçant des pistes de recherches novatrices dans les champs de l’histoire et de la sociologie. Il serait regrettable que la réception de l’oeuvre de Dumont se limite à l’aire culturelle québécoise et canadienne française. On peut se demander, de ce point de vue, s’il ne serait pas judicieux de mettre sur pied un réseau de recherches ou au minimum un colloque international autour de Fernand Dumont.