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De l’homme à l’anthropos
Dans Les mots et les choses (1966), Michel Foucault a repéré trois zones de discours qui, par leur recombinaison instable et incomplète à la fin de l’Âge Classique, ont constitué l’objet appelé « L’Homme ». Cette figure émerge à l’intersection de trois domaines : la vie, le travail, le langage, et elle s’est unifiée de façon instable autour d’un sujet prétendument souverain. Le dédoublement entre un sujet transcendantal et un objet empirique ainsi que leurs relations dynamiques et mouvantes ont défini la forme de cet être. En 1966, Foucault avait encore une conception de l’homme et de la modernité en termes d’époques. Dans sa conclusion, il prévoyait la venue imminente d’une nouvelle configuration de langage qui allait balayer la figure de l’homme « comme à la limite de la mer un visage de sable » (1966 : 398). Il est clair aujourd’hui qu’il avait tort : dans les décennies qui suivirent, le langage (considéré comme poiesis) n’est pas devenu le lieu de transformations formelles radicales à travers lesquelles cet être, l’homme, allait soit disparaître entièrement, comme Foucault le prévoyait, soit se transformer en un nouveau type d’être, comme le prédisait Gilles Deleuze (1986).
Même si Foucault n’a pas repris son diagnostic de « la mort de l’Homme », il a modifié sa compréhension de la modernité comme une époque. Dans son essai intitulé « Qu’est-ce que les Lumières? », Foucault nous pousse à inventer une nouvelle relation philosophique avec le présent, grâce à laquelle la modernité n’est plus étudiée comme une époque mais plutôt à travers une pratique d’enquête orientée vers le présent, attentive à la contingence et au travail de la forme. Peut-être qu’aujourd’hui l’un des défis les plus importants pour la formation d’un ethos moderne consiste à s’interroger sur la façon dont on peut analyser la question de l’anthropos. Une telle tâche présente des défis différents pour des philosophes comme Foucault et pour des anthropologues. Mais, par-delà la différence des approches sur cette question, il serait bon que l’on considère les transformations récentes dans les discours sur la vie, le travail et le langage non pas comme un changement d’époque avec une cohérence totalisante mais plutôt comme des transformations fragmentaires et locales qui posent des problèmes et constituent des tentatives visant à donner sens aux formes que prend l’anthropos aujourd’hui.
En 1966, le capitalisme était fort là où il était implanté, mais il n’était pas totalement incontesté : il faisait face à ce qui apparaît aujourd’hui comme un socialisme sans espoir et à différents schémas de développement économique et politique du Tiers monde qui ont également échoué. En 2003, personne ne peut douter que le capitalisme est plus expansif, destructif et productif qu’il n’a jamais été. Personne ne peut douter de l’expansion des relations commerciales et la marchandisation d’un nombre toujours croissant de choses que l’on supposait jusque¬là hors du domaine des valeurs monétaires. Cependant, aujourd’hui, il n’existe ni logos adéquat à la compréhension de cet oikoumene global, ni moyens adaptés à la régulation de sa volatilité. En 1966, les mécanismes du code génétique et son extraordinaire universalité venaient d’être découverts. Dans les décennies qui ont suivi, on a assisté aux transformations les plus spectaculaires et les plus significatives dans les sciences de la vie depuis Darwin. Pourtant aucun Darwin de la biologie moléculaire n’est encore apparu pour lui fournir un logos unifiant. Où, quand et dans quelle mesure les avancées dans la génomique et les biotechnologies produiront une description des êtres vivants plus fidèle à leur complexité, cela reste une question ouverte. Même si en 1966 la sémiotique, la cybernétique et les sciences cognitives rivalisaient pour fournir un langage unifiant – et même si aujourd’hui nous sommes au milieu d’une révolution produite par l’invention et le développement des technologies de communication –, il n’existe encore aucun logos unifiant pour ces discours.
Tout ce que nous pouvons dire est que nous sommes en train d’assister et de participer à un ensemble important d’inflections dans le travail, la vie et le langage[2]. Peut-être qu’après tout, le projet de décrire l’homme, c’est-à-dire le travail, la vie et le langage comme logos de la modernité, s’est effondré. Ou bien il se peut que chercher un tel logos soit en fait une mauvaise approche. Peut-être la multiplication et l’hétérogénéité des logoi récents ont-elles remis en question la figure de l’anthropos. Cependant, ce que nous ne devons pas faire est tenter de trouver une nouvelle rationalité unifiante ou une nouvelle ontologie qui soient plus profondes et plus cachées. L’alternative n’est pas le chaos. Nous pouvons plutôt diriger nos efforts vers l’invention de nouveaux moyens d’observation et d’analyse de la façon dont les différents logoi sont assemblés dans des formes contingentes.
Une écologie de l’ignorance pour le présent
Niklas Luhmann nous offre des réflexions pertinentes sur la place du futur dans la modernité. La question qu’il pose est : a) sous quel mode le futur apparaît-il? b) comment un sociologue peut-il observer ce mode d’apparition? Les réponses qu’il donne sont, pour le dire brièvement : a) le futur apparaît comme un ensemble contingent de possibilités au sujet desquelles des décisions sont exigées. Elles sont exigées parce que le futur apparaît comme quelque chose pour lequel nous devons agir (car la non-action est une action, ne pas choisir est un choix) ; b) l’analyse sociologique consiste en l’observation des observateurs qui observent : ce qui implique l’auto-observation.
Dans son essai Décrire le futur, Luhmann pose la question : Quelle forme prennent les prédictions sur le futur dans une société qui conçoit sa temporalité comme une accélération permanente? Alors que notre temps abonde en futurologues, prophètes et pronostiqueurs, il est difficile de les prendre au sérieux, car nous avons en fait très peu de compréhension de ce à quoi ressemblerait un futur qui n’est pas encore visible dans le présent. Mes deux exemples favoris qui confirment ce point sont les suivants : l’échec historique des experts à prédire comment l’Empire soviétique allait finir, alors qu’une multitude de volumes montrent aujourd’hui que c’était inévitable ; et le fait que pendant plusieurs années Bill Gates a négligé les opportunités qu’offrait Internet.
Bien sûr, les descriptions du futur ne sont pas une invention des temps modernes. Luhmann soutient qu’avant le dix-huitième siècle, la vie sociale était conçue à l’intérieur d’un cosmos d’essences qui garantissaient la constance des formes des êtres ainsi que de leurs éléments constitutifs. À l’intérieur d’un tel cadre, ce qui était en question n’était pas l’apparition de nouvelles choses étonnantes mais plutôt une inquiétude au sujet de ce qui pouvait arriver. Toute variation était considérée comme un événement. Les diseuses de bonne aventure et les experts en pronostics jouaient sur l’espoir et la peur. Après le dix-huitième siècle, et se cristallisant autour de la Révolution Française, une confiance nouvelle dans le futur apparaît. « La perfection fut remplacée par la perfectibilité » (Luhmann 1998 : 65). Non seulement les choses existantes pouvaient être améliorées mais de nouvelles choses pouvaient aussi venir à l’être. En conséquence, de nouveaux événements pouvaient avoir lieu. L’humanité voyageait vers des espaces inconnus, ouvrant ainsi plus de latitude pour les individus (qui voulaient transformer le monde et eux-mêmes), ainsi que pour la population (qui s’améliore par voie de sélection). En 1800, note Luhmann, « l’impossibilité de décrire les nouvelles structures de la société moderne était compensée par des projections dans le futur » (ibid. : 66).
La continuité entre le passé et le présent est rompue dans notre temps d’une façon qui n’a pas de précédent. Peut-être que poser la question du futur en termes de forme plutôt que de contenu produira des vues sociologiques plus puissantes. Luhmann soutient que le seul genre de réponse à cette question qui puisse être pris au sérieux consiste à considérer le futur comme contingent, c’est-à-dire qu’il oblige à prendre des décisions de façon incessante. Décidons maintenant! Pour compliquer le tableau, nous n’avons pas de personne qui puisse réellement décider. Non sans ironie, Luhmann appelle ce qui a pris la place de l’autorité « la politique de la compréhension ». La compréhension est une solution provisoire négociée sur laquelle on peut s’appuyer pendant un certain temps. Une telle compréhension n’implique pas le consensus ni ne représente des solutions raisonnables ou appropriées aux problèmes. Elles ne peuvent que fixer des points de référence, eux-mêmes issus de l’argumentation. Une telle compréhension a un gros avantage sur les prétentions à l’autorité : on ne peut pas la discréditer mais seulement la renégocier. C’est pourquoi nous continuons à nous tourner vers des experts dont les prédictions faites il y a vingt ans sembleraient ridicules aujourd’hui si on les examinait attentivement. Dans un présent caractérisé par l’accélération, cependant, personne ne prend le temps d’examiner les anciennes opinions.
Pour nous, le présent se réfère à un futur qui existe seulement comme ce qui est probable ou improbable. Le présent peut prévoir un futur qui peut toujours se révéler autre. Le présent peut ainsi toujours s’assurer qu’il a prévu juste, même si les choses se produisent autrement. Une telle situation n’empêche pas la formulation de pronostics, elle en exige toujours de nouveaux. Il existe seulement des prédictions provisoires, dont la fonction se trouve dans la forme qu’elle fournit pour un ajustement rapide à une réalité qui apparaît autre que ce qui était prévu. L’expert est quelqu’un qui, si on lui pose des questions auxquelles il ne sait pas répondre, répond d’une façon qui peut toujours être considérée comme une forme d’incertitude respectable.
Ce dont nous avons besoin est une reconnaissance réflexive du fait que nous vivons dans ce que Luhmann appelle « une écologie de l’ignorance ». Cela n’implique pas que nous avons besoin d’une nouvelle carte de ce que nous ignorons afin de pouvoir continuer à acquérir le savoir requis de façon toujours plus englobante. Cela signifie plutôt que nous devons apprendre à penser dans un milieu d’ignorance qui ne nous oblige pas à effectuer la tâche impossible de saisir la totalité. Une telle reconnaissance aurait des conséquences diverses. Elle diminuerait l’autorité de ceux qui font des pronostics sur le futur – pouvez-vous vous rappeler qu’il y a moins de dix ans, les débats sur la cartographie du génome tournaient autour de l’alternative suivante : le Génome comme Saint Graal menant à une santé éternelle ou la cartographie du génome menant à un retour à l’eugénisme. On peut simplement observer que ceux qui font de tels pronostics ne détenaient pas le savoir qui leur aurait permis de soutenir leurs affirmations. Celles-ci oscillent entre la tautologie (les riches vont en profiter – on ne sait pas de quoi est fait ce « en ») et la prophétie exagérée (une nouvelle ère de la médecine approche dans la décennie). Mais pourquoi y a-t-il tant de débats au sujet de choses sur lesquelles nous ne savons rien? Poser la question, c’est déjà y répondre. Ces platitudes et ces clichés doivent être vus comme des tentatives pour fixer des points de référence pour le débat et la communication.
D’une part, nos États bureaucratiques sont régulés par des procédures : puisque, comme l’observe Luhmann, nous ne savons pas ce que sont de bonnes raisons, nous revenons à des moyens de tester si les raisons établies suivent la bonne formule, si elles répondent à des tests procéduraux de justesse et de cohérence, et ce test est fait à travers la rationalité communicationnelle.
D’autre part, la communication concerne les valeurs. « Une compréhension normative des valeurs sert à rendre possible une éthique qui permette de formuler des exigences sur le comportement des autres, exigences qui peuvent être maintenues malgré la déception récurrente. ». Il peut y avoir des points de références stables indépendamment du fait qu’ils ne dureront pas toujours. Personne ne peut établir la valeur de l’autonomie : c’est une idée régulatrice. Néanmoins, nous avons des experts en éthique dont le travail consiste à réaffirmer constamment l’importance de l’autonomie et de la dignité. L’échec empirique ne diminue pas leur autorité.
Ces experts font partie d’une exagération qui fonctionne bien sociologiquement. Luhmann le remarque de façon claire : l’intensité de la communication écologique est fondée sur l’ignorance. Que le futur ne puisse pas être connu est exprimé à présent sous la forme de la communication. La société est irritée, mais elle a une seule façon de réagir contre cette irritation selon ses propres opérations : communiquer. Faisons une conférence, montons une commission, lançons un débat animé, écrivons des éditoriaux, prenons position : ces activités sont souvent conçues comme politiques, ou plus fréquemment comme éthiques. Étant donné les normes de communication et l’impératif de prendre une décision face à un futur contingent mais urgent, il n’est pas surprenant que nous vivions dans un temps au cours duquel le mot éthique apparaît dans les couplages les plus étonnants : éthique du commerce, éthique du baseball, bioéthique.
Luhmann fait référence à la philosophie de Hans Jonas comme la tentative la plus élaborée de produire une éthique pour l’âge technologique. Jonas soutient que le coeur de l’éthique consiste à se sentir responsable des conséquences futures de nos actions. Cette position a une limitation majeure : puisque nous vivons dans une modernité où le futur apparaît comme contingent, l’acteur éthique ne peut pas connaître la chaîne future des conséquences de ses actions. L’éthique n’a pas réussi à fournir des critères adéquats pour cette situation. Nous n’avons à notre disposition que des procédures et des valeurs. Ainsi le prix de cette sorte d’éthique pourrait être son impossibilité ou au moins sa fragilité. Cette situation conduit à un dilemme : ou bien nous n’agissons pas, mais qui prend alors la responsabilité des conséquences de l’inaction? Ou bien nous agissons de façon responsable, mais en un sens différent de celui de Jonas, qui inclut le fait que nous ne savons pas où nous mènent nos actions. Nous avons une responsabilité envers notre ignorance. Nous devons à présent faire face à la situation suivante : si nous devons être responsables de notre ignorance, alors nous devons penser autrement.
Mettre en question les questions, problématiser les problèmes
Hans Blumenberg propose une solution originale à la question de savoir pourquoi les praticiens de la raison moderne ont fait proliférer les systèmes totalisants, en particulier les philosophies de l’histoire, et pourquoi ces systèmes ont échoué. Dans The Legitimacy of the Modern Age (1983), Blumenberg produit une description détaillée de l’arrière-plan de ces efforts toujours futiles et toujours renouvelés. En cherchant à diagnostiquer les causes profondes de cette prétention incessante qui a caractérisé la pensée moderne, Blumenberg rejette l’idée selon laquelle la raison est en elle-même démoniaque ; une telle position, remarque-t-il, est elle-même symptomatique des espoirs excessifs placés en la raison qui furent ensuite déçus. Il situe plutôt le problème dans un fait historique : « La raison moderne, sous la forme de la philosophie, a accepté de répondre à des questions, à la fois les grandes questions et les trop grandes questions, qui lui étaient proposées » (ibid. : 48). Ce sont les grands systèmes de la théologie chrétienne qui proposaient ces questions. Même si Blumenberg passe des centaines de pages érudites à montrer que les grands systèmes de la théologie étaient eux-mêmes instables, il soutient néanmoins qu’il y avait alors un certain rapport entre le type de questions posées et le type de réponses fournies. Ce rapport entre le problème et la réponse s’est rompu au dix-septième siècle. Pourtant les anciennes questions (sur la nature de l’être, la logique, les principes généraux du cosmos) continuaient à être posées et, ce qui est plus important, elles étaient toujours considérées comme légitimes, c’est-à-dire comme réclamant une réponse. Le diagnostic de Blumenberg est que les penseurs modernes « n’ont pas pu refuser de répondre aux questions sur la totalité de l’histoire. En conséquence, la philosophie de l’histoire est une tentative pour répondre à une question médiévale avec les moyens disponibles pour un âge post-médiéval » (Wallace 1983 : xx). Nous utilisons les mauvais outils pour le mauvais usage.
Ces grandes formations historiques autour de problèmes particuliers et des réponses qui leur ont été données constituent l’objet de l’analyse de Blumenberg. « La continuité de l’histoire ne repose pas dans la permanence de substances idéales mais plutôt dans l’héritage de problèmes. » Blumenberg trace un portrait extraordinairement détaillé des articulations de problèmes, de leurs réponses théologico-philosophiques et de leurs échecs, déplacements et réarticulations : pour reprendre ses termes, il s’agit d’une histoire des réoccupations. Cependant la thèse de Blumenberg n’est pas elle-même une philosophie de l’histoire, du moins dans le sens traditionnel. Il ne voit pas le développement qu’il décrit comme inévitable ou inaltérable, c’est-à-dire comme fatal, car une telle attitude le situerait lui-même dans une zone de réoccupation, dans laquelle il refuse nettement de rentrer. C’est seulement dans une modernité assez récente que le schéma de long terme problème-échec-transformation-problème est lui-même devenu la topique dans laquelle s’est moulée la curiosité théorique. Cette nouvelle perspective s’est ouverte parce que la curiosité théorique, constamment attaquée de toutes parts, a été obligée de remettre en question sa propre légitimité : c’est ce qu’explique Blumenberg dans la section intitulée « Le procès de la curiosité théorique ». Comme le dit le traducteur de Blumenberg en anglais dans ses remarques d’introduction : « en mettant en question la nature de notre propre questionnement, nous transformons la dynamique de notre curiosité, non pas par un “fiat!”, en interdisant des questions, mais en l’étendant pour la satisfaire à un autre niveau » (Wallace 1983 : xxviii). En somme, Blumenberg cherche un diagnostic qui soit critique, clinique et affirmatif. Sa position est critique en ce qu’elle cherche à établir à travers la recherche les limites contemporaines de la raison ; elle est clinique, car si sa recherche critique était poursuivie, une situation apparaîtrait dans laquelle les maladies actuelles qui touchent la pratique de la raison disparaîtraient ; et elle est affirmative en ce qu’elle ne cherche pas à dénoncer ou à prohiber l’usage de la raison, mais à décrire les modalités selon lesquelles se construit la légitimité actuelle de la raison.
Une anthropologie du passé récent et du futur proche
Foucault nous a appris que l’anthropos est en question ; Luhmann nous a demandé de prendre au sérieux l’écologie de l’ignorance qui en est résultée ; et Blumenberg nous a enjoints de refuser le cadre des vieilles questions totalisantes. En conséquence, la tâche pour une anthropologie aujourd’hui est de poser des questions et des problèmes du passé récent et du futur proche – ce qui implique d’être près des pratiques. Par exemple, on peut repérer deux innovations signifiantes dans les années 1990 qui ont transformé la figure de l’anthropos : 1) les projets visionnaires, les développements technologiques et les stabilisations institutionnelles de la cartographie du génome et 2) la bioéthique. Bien que la bioéthique soit apparue dix ans avant la cartographie du génome, leurs trajectoires ont été liées dans les années récentes. La cartographie du génome et la bioéthique sont de plus en plus transnationales, même si elles se sont surtout développées aux États-Unis. Dernièrement, les Commissions européennes et de nombreux porte-parole autorisés ont élaboré et disséminé des doctrines et des pratiques tout autour du monde. Ainsi, en suivant le mouvement des capitaux à haut risque, des « start-ups » de biotechnologie et des entreprises pharmaceutiques internationales, un nombre toujours croissant d’individus en sont venus à penser leur identité (ainsi que celle de leurs animaux domestiques, leurs plantes et leur nourriture) comme déterminés par le génome. Ils croient que ce génome contient une information précieuse qui pourra leur dire la vérité sur ce qu’ils sont vraiment (ainsi que leurs animaux domestiques, leurs plantes et leur nourriture) et donnera des indices sur ce que sera leur avenir. Influencés par les prophètes d’un futur biopolitique mentionnés plus haut, de plus en plus d’individus pensent que leur génome contient une information qui est légitimement leur propriété. Si quelqu’un d’autre l’utilise, leur identité individuelle et collective est non seulement violée mais piratée. Les multinationales et les ONG – par-delà leurs différences en termes de pouvoir – contribuent à renforcer cette vue du corps, du soi, de la propriété et de la vérité. Le pouvoir et la résistance peuvent agir l’un sur l’autre, de façon involontaire, pour renforcer un type de rationalité et la forme qu’elle prend.
L’émergence d’un ensemble de discours, de pratiques et de stratégies rassemblées sous le terme « éthique » ou « bioéthique » ou « éthique médicale » indique la présence d’un domaine de problématisation. On peut alors se demander ceci : comment les « relations éthiques » sont-elles devenues une zone chargée d’une telle importance? Comment sont-elles devenues un problème? Ou une solution? Et comment vont-elles redevenir un problème?
Appendices
Notes
Références
- Blumenberg H., 1983, The Legitimacy of the Modern Age. Cambridge, MIT Press.
- Foucault M., 1966, Les mots et les choses. Paris, Gallimard.
- —, 1976, La volonté de savoir. Paris, Gallimard.
- Luhmann N., 1998, Observations of Modernity. Stanford, Stanford University Press.
- Wallace R., 1983, « Introduction », in H. Blumenberg, The Legitimacy of the Modern Age. Cambridge, MIT Press.