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Sous la co-direction de Marc Gaboriau et Alexandre Popovic du CNRS, la revue Archives des sciences sociales des religions consacre un numéro spécial à la question du rapport entre l’islam et la politique dans le monde (ex-) communiste. Cette livraison est le fruit de la rencontre entre onze auteurs venant de pays, d’horizons et de champs variés.
Élisabeth Allès, Leila Chérif-Chebbi et Constance-Hélène Halfon étudient l’évolution de l’islam en Chine au cours du XXe siècle, entre tolérance initiale, interdiction et épanouissement depuis le début de la décennie 1980. Ces développements sont liés au type de relations entretenues avec le pouvoir communiste. La situation de l’islam chinois varie entre une gestion assez intégratrice des Hui, musulmans de culture et de langue chinoises, et un traitement répressif des turcophones Ouighours qui revendiquent leur identité. Olivier Roy examine l’évolution de la relation entre l’islam et la politique en Asie centrale ex-soviétique. Dans cette région, l’islam s’est structuré autour du clergé officiel et du clergé parallèle. Loin des schémas sommaires, l’auteur montre comment les États post-indépendants ont repris et développé l’institution du clergé officiel. Ce volontarisme traduit la volonté de contrôler la vague de réislamisation des années 1990. Gilles Dorronsoro étudie le rôle et la place des oulémas en Afghanistan. La situation de ces oulémas au XXe siècle a évolué entre trois processus : l’intégration de l’islam liée à la constitution de l’État allant de la fin du XIXe siècle jusqu’au régime Najibullâh, la contestation de cet État par les oulémas, et l’intégration à un embryon d’État clérical. Ragyq Mohammatshin, un Tatar de Kazan, examine l’évolution de l’islam dans la République des Tatars de la Volga depuis la libéralisation datée de 1990. Il décrit les tentatives infructueuses de l’État visant au maintien de l’encadrement de la religion, et des initiatives individuelles voulant les contourner. Uwe Halbach étudie la situation de l’islam en Tchétchénie et au Daghestan. Il s’agit de deux républiques autonomes du Caucase Nord faisant partie de la Russie et dont les populations sont très islamisées. Il montre que les musulmans sont loin d’être majoritairement acquis à la guerre sainte. Raoul Motika situe l’islam de l’Azerbaidjan post-soviétique dans le contexte d’une société en transition. Pour lui, cet islam est un phénomène complexe. Il est confronté à la question des relations entre l’islam sunnite et l’islam chiite. Ici, l’islam joue jusqu’à maintenant un rôle peu important au niveau politique, qui est dû à la longue tradition de sécularisation du pays entreprise sous la domination russe. Nadège Ragaru examine la situation de l’islam en Bulgarie post-communiste. Les recompositions identitaires à fondement religieux observées ici ne sont ni uniformes ni systématiquement radicales. Ce sont des stratégies de survie de communautés sujettes, il n’y a pas longtemps, à une assimilation forcée. L’attrait du modèle fondamentaliste est limité. Pour Nathalie Clayer, la diversité du rapport entre l’islam et la politique dans l’espace albanais (Albanie, Macédoine et Kosovo) durant la période 1989-1998, s’explique par la diversité des parcours historiques et de l’identité nationale de ces « trois » pays. Ici, l’islam joue davantage le rôle de facteur de recomposition interne. À travers la présentation des écrits de trois intellectuels musulmans bosniaques et de leurs définitions de l’islam (foi individuelle, culture commune, idéologie politique discriminante), Xavier Bougarel examine et rend plus intelligibles les recompositions identitaires et politiques récentes de la communauté musulmane de Bosnie-Herzégovine.
Le fil conducteur de ces études est la comparaison des évolutions récentes des principales communautés musulmanes qui, des Balkans à la Chine en passant par l’Asie centrale, ont été, ou sont encore, sous des régimes communistes. Le choix des milieux étudiés n’est pas fortuit, car ils ont en commun leur appartenance à la périphérie du monde musulman. L’hypothèse synthétique de ces travaux est celle de la diversité de la situation de l’islam dans les différents pays étudiés.
Même si elle ne présente pas un panorama exhaustif, cette livraison apporte plusieurs contributions à la connaissance scientifique du fait islamique dans l’espace ex- ou encore communiste. D’abord, elle montre que le renouveau religieux prend un aspect massif dans ces pays dès qu’il y a ouverture ou libéralisation politiques. Ce fait s’accompagne d’un effort de reconstruction interne et d’ouverture sur le monde extérieur. Cette nouvelle situation permet la remontée des clivages des communautés musulmanes. Ensuite, elle montre que l’ouverture politique s’accompagne des efforts de l’État visant le contrôle du champ religieux. Le succès ou l’échec de cette entreprise sont liés, entre autres, à la capacité de réappropriation de la tradition soviétique de contrôle de la vie religieuse. Tout en permettant le contrôle de l’islam officiel, cette tradition a permis, dans la plupart des cas étudiés, d’éviter le débordement de l’islam parallèle. Cette entreprise a échoué dans des régions marginales pour l’empire russe, ou dépourvues de structures étatiques solides. Enfin, elle nous permet de prendre nos distances vis-à-vis des clichés forgés à propos de l’islam et de l’islamisme. Au lieu d’une image holiste des musulmans présentés comme une masse uniforme, stéréotype cher à certains médias, elle met en évidence la diversité et la division de l’islam dans chacun des pays étudiés, la pluralité des acteurs politico-religieux engagés dans les luttes politiques et la diversité de leurs stratégies politiques. Face à la majorité des musulmans qui sont modérés, l’islamisme est ramené à ses justes proportions.