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Si quelques travaux envisagent aujourd’hui le lien existant entre soins et professions de santé (notamment Loux 1990), peu d’ouvrages avaient jusqu’à présent abordé la question de la dépendance et de sa prise en charge. Analysant les pratiques d’aide et de soins à domicile des intervenantes qui oeuvrent au Québec, soit de manière bénévole, soit dans des organismes privés ou des centres locaux de services communautaires, les auteurs de cette étude apportent une contribution fondamentale à la compréhension de ces phénomènes.

Exemplaire du point de vue de sa construction, l’ouvrage est structuré en cinq chapitres.

Le premier, « Pratiques de soins, figures du lien », expose les bases théoriques de la recherche, la méthodologie employée, introduit les divers partenaires en présence et définit la problématique de l’étude : « Dans quelle mesure les pratiques d’aide et de soins ne représentent-elles pas une forme de relation qui implique un lien qui, ni familial ni électif, aurait sa propre spécificité? » (p. 13).

Le second, « Des organismes en mouvance », présente la manière dont les différents organismes sont apparus, qu’il s’agisse d’associations de bénévoles pour l’aide à domicile, d’entreprises privées ou d’économie sociale. Les auteurs montrent comment la création de ces divers organismes, leur fonctionnement, sont révélateurs du rapport de notre société à la dépendance. 

À la fois réflexion de fond et ethnographie minutieuse, le troisième chapitre, « Des relations et des liens » précise toute l’importance de la relation dans les pratiques d’aide et de soins, détaille les constantes des liens qui se tissent entre aidés et intervenantes comme le respect, la temporalité, la confiance, la sécurité et la liberté et tente de définir la « bonne distance », faite de mesure et de proximité avec les aidés. Plus largement, la relation s’établit entre les intervenantes, les aidés et l’ensemble du monde social. Ce travail de lien constitue alors une véritable naissance sociale, que les auteurs mettent en opposition avec l’idée de mort sociale souvent évoquée dans des contextes similaires. D’où la mise en perspective au regard des idées de naissance et de mort ; les auteurs, citant les écrits de Françoise Loux, rappellent que dans les rituels anciens de la naissance, la naissance physique était indissociable de la naissance sociale.

Avec le quatrième chapitre « L’étrangère chez soi », il s’agit d’analyser la relation elle-même au regard de la famille de l’aidé, de son fonctionnement. La tâche est délicate pour les intervenantes qui dans certains cas deviennent presque un membre de la famille.

En contexte pluriethnique, la relation à établir est plus complexe encore, car soumise à des facteurs tels que la langue et la culture propre aux aidés. Les auteurs montrent l’importance de l’inscription de l’intervenante dans la communauté concernée, la manière dont ces interventions vont venir renforcer les liens déjà existants au sein de cette même communauté. Ils précisent que l’objectif n’est pas ici « “d’ethniciser” un problème qui n’est pas strictement ethnique » (p. 193) mais davantage de permettre à des personnes âgées de même origine, qui souvent ne parlent ni le français, ni l’anglais, de rompre leur isolement.

Deux figures de l’intervenante émergent alors : l’enfant (quand l’intervenante est considérée comme l’enfant de la famille), et l’étranger (quand elle demeure extérieure à la famille), pôles extrêmes auxquels il est difficile d’échapper.

Le cinquième et dernier chapitre, « Sphère privée, sphère publique : résonances », constitue la synthèse et l’analyse de l’ouvrage. Trois paires, formant six figures du lien social se dégagent : le bénévole et le salarié, l’ami et le professionnel, l’enfant et l’étranger, ces couples étant susceptibles de s’opposer ou de se compléter. Des constantes dominent néanmoins dans les rapports interpersonnels ou politiques : nécessité de préserver une distance, difficultés d’assurer l’aide. Dans cette société, où l’État joue un rôle d’arbitre dans la définition et l’établissement des liens, les risques sont majeurs et les personnes dépendantes risquent l’exclusion, la misère ou la souffrance sociale.

Ce qui est en jeu, c’est également l’autonomie de l’intervenante elle-même, son inscription dans le tissu social avec des implications d’ordre tout à la fois politique et personnel. Car la place de l’intervenante se trouve entre l’aide apportée par la famille et celle que fournissent l’État et les organismes bénévoles, intermédiaires ou privés, entre le « formel » (l’État) et « l’informel » (la famille). Ainsi, l’image de la maisonnée se modifie : il n’existe plus de cloisonnement entre espace privé et espace public et la notion d’espace domestique devient fluide.

S’appuyant sur l’importance de la relation intervenante-aidé, elle-même significative du lien social, les auteurs de cet ouvrage vont bien au-delà des catégories d’analyse fonction-nalistes d’examen des pratiques d’aide et de soins comme une aide au maintien à domicile. Ils insèrent leur analyse dans un champ beaucoup plus vaste représentatif de la fluidité et des réorganisations de la société moderne, tant du point de vue politique, que de celui de la famille.

Avec la mise en évidence du rôle de l’État dans l’organisation des pratiques d’aide et de soins, de son incursion dans la sphère privée, l’interrogation sur le lien intervenante-aidé et la place occupée par cette relation dans les relations de parenté, les auteurs ouvrent de larges perspectives de recherches tant dans le domaine de l’étude de la famille et des liens qui la composent que dans celui de l’analyse du politique.