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La mémoire est douée pour l’oubli. Il en va de même pour la mémoire collective, et ce tout particulièrement en contexte postcolonial. Le bel ouvrage de Richard Price se consacre à l’oubli sélectif des Antillais pour leur passé colonial. À partir de l’oubli manifesté par les Martiniquais face à un événement politique et à un personnage marginal du Sud de l’île, Price essaie de comprendre les facteurs qui expliquent un talent certain pour la mise aux oubliettes par les collectivités locales et nationales d’événements du passé récent qui, pourtant (mais peut-être aussi surtout à cause de cela), constituent d’importants révélateurs des rapports sociaux conflictuels. Ce livre devient alors un essai sur une sorte d’« amnésie collective » qui donne raison aux intellectuels antillais tels Glissant, Lamming, Naipaul, Walcott et autres dans leur dénonciation de l’influence de l’éducation coloniale qui dépouilla le peuple de toute conscience de soi.
C’est à une analyse historique originale de l’évolution de la société martiniquaise que nous convie Richard Price, analyse qui passe par un détour intéressant : une ethnographie de Petite Anse, village de pêcheurs de la commune du Diamant où Richard et Sally Price vécurent plusieurs années. Mais ici, ce ne sont plus les grands événements historiques ni les grands personnages politiques qui sont objets d’étude. Price concentre d’abord son attention sur un événement somme toute sans grande conséquence, une manifestation électorale populaire qui eut pour théâtre la commune du Diamant en 1925, réprimée dans le sang par la police ; il se penche ensuite sur un personnage tout à fait marginal (le bagnard Médard Aribot) qui verra sa vie évoluer entre le vol, la prison et une vie d’ermite dans des coins reculés du Sud de l’île. Cet événement et ce personnage sont traités comme éléments emblématiques des rapports coloniaux. D’un côté, les élections municipales de 1925 opposent au Diamant un socialiste martiniquais local à un béké (blanc créole) étranger à la commune mais propriétaire de l’usine à sucre. Dans le contexte d’un discours colonial sur la non-qualification des Antillais comme électeurs, d’intimidation policière et de trucages des bulletins de votes, une manifestation d’électeurs le jour du scrutin se termine par une fusillade et la mort de dix citoyens dont celle du candidat béké. Médard Aribot, de son côté, est une sorte de figure emblématique du marron, esclave révolté qui s’enfuit de la plantation pour vivre caché dans la forêt. Médard est l’incarnation de la révolte douce : possédant une force quasi surhumaine, une sorte de génie artistique naïf exprimé dans la sculpture, flirtant avec la folie, il incarne le rapport entre la marginalité et le colonialisme. Volant de la nourriture et des équipements aux riches dans les plantations, il fut emprisonné une première fois en 1927, dut quitter sa commune natale pour le Nord de l’île, puis passa plusieurs années de sa vie en prison en Guyane avant de revenir à son île natale. Price montre de quelle façon Médard devint acteur dans un théâtre de la folie douce et de la marginalité, incarnation d’un esprit carnavalesque qui se rit du colonisateur, et comment il eut somme toute le dernier mot, tout en faisant miroir au colonialisme. Médard meurt en 1973 après avoir vécu des années dans une petite maison de bois qu’il fabriqua et peignit de couleurs vives. Cette petite maison abandonnée par la suite fut récupérée par certains qui la transportèrent en bordure d’une route principale du Sud de l’île. Cette maison devint un emblème de la Martinique, et sa photo fut reproduite dans plusieurs guides touristiques, sur des cartes postales et des costumes de carnaval.
La seconde partie de son ouvrage vise à « éclaircir comment un emblème important de la répression coloniale s’est transformé, dans l’espace de vingt ans, en image pittoresque et anodine ornant la couverture du Guide Gallimard de la Martinique » (p. 107). Price inscrit alors la tendance des pêcheurs du Sud de l’île à oublier la mémoire de Médard dans la mouvance des intellectuels martiniquais contemporains ; ces derniers se livreraient à un « révisionnisme historique » qui pousse ces créolistes à magnifier les esclaves des plantations et à remplacer le marron par le conteur, ce « marqueur de paroles » comme figure héroïque par excellence. Se laissant prendre au piège d’un discours postmoderne, les promoteurs d’une vision culturaliste de l’histoire du monde créole tomberaient dans une approche patrimoniale proche de la « mise-en-musée et de la folklorisation » (p. 162). La charge de Price contre l’un des chantres de cette créolité de la parole qu’est Patrick Chamoiseau, pour abusive qu’elle soit, a le mérite de replacer dans une perspective critique le discours dominant sur la créolité et le « programme créoliste de l’histoire » (p. 150). Dans un mélange de genres novateur, mariant texte ethnographique, conte, roman, essai et critique théorique, l’auteur jette un regard neuf sur l’influence insidieuse qu’aura le colonialisme sur la mise en veilleuse du devoir de mémoire.