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Le présent ouvrage mérite qu’on s’y attarde, à plusieurs égards. D’abord, parce que produit de la réflexion d’une femme, elle se distingue dans la bibliographie africaine d’expression française où l’essai, en tant que genre littéraire, reste (par un phénomène que l’espace limité nous empêche d’expliciter ici) l’apanage des écrivains-hommes. En effet, le nombre de femmes africaines essayistes s’élève à une petite poignée dont les plus symboliques sont Awa Thiam[1] et Axel Kabou[2]. Ensuite, par la thématique qu’aborde son auteur, à savoir l’avenir de l’Afrique dans le contexte de la mondialisation, ce livre est incontestablement d’une grande originalité au sein de la production africaine car il faut dire que cette question qui, chaque jour qui passe, interpelle la conscience des peuples de l’Afrique, n’avait pas vraiment fait l’objet d’une analyse systématique.

Avec ce livre divisé en quatorze chapitres et un avant-propos, Aminata Traoré s’attelle à cette entreprise. Certes le ton est provocateur et la colère perceptible à travers ces pages, mais Traoré ne fait nullement l’économie d’une argumentation, ce qui met souvent sa réflexion à l’abri du schématisme qui guette toute pensée sur une question aussi sensible et polymorphe que la mondialisation.

Le propos central de ce livre est que la mondialisation économique qui caractérise notre époque renouvelle la violence de l’Occident contre le continent africain. Cette idée d’une violence permanente de l’Occident contre l’Afrique — à laquelle renvoie d’ailleurs le titre de cet ouvrage, est argumentée par le recours à l’histoire, par la description du quotidien des hommes et des femmes sur le continent ainsi que de la posture des dirigeants de l’Afrique, et, chaque fois que besoin est, à coup de statistiques.

Cette violence est avant tout physique, explique-t-elle ; elle a commencé il y a déjà quatre siècles, lorsque, par l’esclavage d’abord et la colonisation ensuite, l’Occident a coupé à l’Afrique son élan d’aller vers l’Autre, l’empêchant ainsi de codéfinir les termes de sa rencontre avec l’Occident. Il s’en est suivi une dépossession de l’Afrique qui, encore aujour-d’hui, est incapable de penser par elle-même et pour elle-même, de se forger sa propre vision de son avenir et ses propres critères de l’épanouissement socio-économique. En prolongement de ces deux formes brutales d’intrusion dans l’univers africain, l’Occident a piétiné les valeurs spirituelles par lesquelles les Africains concevaient le sens de leur vie et de leur action.

À l’instar de l’esclavage et de la colonisation, la mondialisation fait montre de la même négation des valeurs morales et humaines en imposant la seule poursuite et la sauvegarde des intérêts économiques comme suprême valeur. L’auteur montre que, imposée à l’Afrique, cette nouvelle vulgate de la pensée économique qui oeuvre pour le démembrement de l’État et l’annulation du pouvoir décisionnel des dirigeants nationaux fait voler en éclats les espoirs que nourrissaient les Africains vis-à-vis de l’indépendance politique. Déjà affaiblie par le pillage de ces ressources qui était consubstantiel à l’esclavage et la colonisation, ce continent est aujourd’hui saigné par les nouveaux Programmes d’Ajustement Structurel imposés par les institutions financières internationales que sont la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. Ces politiques, négatrices du capital humain, se soldent par des conséquences désastreuses qu’énumère partiellement l’auteur : ainsi, la progression vertigineuse du chômage chez les jeunes diplômés, la multiplication des licenciements, la suppression d’acquis sociaux tels que la gratuité de l’enseignement, l’existence d’internats et l’allocation de bourses d’études qui avaient permis à une classe d’âge quasi entière d’échapper à l’analphabétisme et de bénéficier d’une formation moderne. L’expérience pathétique d’Altina — cette femme ayant perdu la même nuit ses deux fils en raison du manque de médicaments efficaces contre le paludisme — que rappelle Traoré le long de son livre est peut-être anecdotique, mais on peut la comprendre comme une synecdoque illustrant le drame de l’Afrique en contexte de mondialisation.

Toutefois, Traoré ne se contente pas de décrire l’état de délabrement de son continent et de décrier les actions des apôtres de la mondialisation économiques dont procède la situation de l’Afrique. Convaincue d’un autre possible pour l’Afrique, d’un autre modèle économique et politique, elle s’adresse aux dirigeants actuels de son continent — en particulier le futur ex-président de son pays, le Mali, qui fut jadis un intellectuel prétendant à la fonction de héraut de son peuple et défenseur acharné des déshérités, avant de se convertir à la néo-vulgate libérale, une fois au pouvoir. Elle les invite à prendre leurs responsabilités et à se donner le courage de se soustraire à l’idéologie économiste occidentale et au chantage des dirigeants occidentaux pour amener à la réalité l’« autre Afrique » : une Afrique qui rejette les « principes néo-libéraux de disqualification et d’anéantissement de l’État » et souscrive « à l’investissement dans l’homme et [au] respect de ses droits ».

Pour l’essayiste malienne, une occasion inouïe de réaliser ce projet s’offrait aux dirigeants de l’Afrique ainsi qu’à ses intellectuels. Il s’agit du forum mondial social, version Porto Alegre, où les Africains devaient faire entendre leur voix à côté d’autres déshérités et d’autres militants soucieux de donner une place prééminente à l’Homme dans le système économique contemporain.

On peut sortir de la lecture de l’ouvrage d’Aminata Traoré agacé par le ton ou par la volonté délibérée de provocation (voir Tesson 2002), toutefois, on lui saura gré d’avoir méthodiquement traité d’une question controversée et dans une écriture d’une beauté exquise.