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La Corse a aujourd’hui l’image d’une république châtaignière, terre de toutes les « magouilles », agricoles, footballistiques, et bien sûr politiques. En la matière, les pratiques douteuses, régulièrement évoquées comme modèles du genre par la presse à scandale, ont été banalisées au point d’être réduites au rang du folklore insulaire. La fraude électorale, le clientélisme et la violence qu’il suscite sont ainsi fréquemment décrits comme faisant partie d’un ensemble de « moeurs » spéciales, inhérents à une « seconde nature », pour reprendre l’expression employée par Marc Augé (1994 : 15). Il s’agirait d’une sorte d’atavisme, fruit d’une société archaïque qui, bien qu’appartenant au système moderne français, s’accrocherait à d’anciennes valeurs consacrées dont elle ne pourrait se défaire.

Il est vrai que la culture corse développe une représentation globale de l’organisation sociale qui légitimise le clientélisme. La structuration segmentaire de la société insulaire et la place occupée par la famille, certains mécanismes fondamentaux de régulation des forces individuelles, ont, effectivement, généré une conception paternaliste de l’autorité. Nous ne cherchons pas à contester ce fait : les relations de clientèles y forment un système cohérent qui possède une rationalité propre.

Pourtant, l’île a, tout au long de son histoire, fait preuve d’avant-gardisme en matière de politique. Même si elle n’a jamais pu accéder à sa propre souveraineté nationale, le pouvoir de l’État ayant toujours été régi par une puissance allogène[1], la population corse s’est en effet souterrainement dotée, au fil des siècles, d’un système d’organisation sociale spécifique. Ainsi, dès le 14e siècle, elle s’organisa a popolo e comune (en communes), déniant la légitimité du système féodal alors en place. Ce régime, basé sur l’élection de leaders chargés de représenter les villageois lors d’assemblées supérieures (micro-régionales ou piévanes), à laquelle participaient tous les chefs de famille, y compris les femmes, fut sans doute l’une des toutes premières formes de démocratie en Europe[2]. Si, par la suite, le Sud voyait se restaurer l’autorité seigneuriale tandis que le Nord pérennisait l’organisation communale, la Corse devait à nouveau, trente-cinq ans avant la Révolution française, s’unir dans un second mouvement politique novateur, en continuité avec le premier : la mise en place de la toute première Constitution universelle, basée sur les droits des hommes et des peuples, par le gouvernement de Pasquale Paoli. Apportant une structuration solide aux institutions populaires préexistantes, le gouvernement de celui que l’on nomme en Corse « le père de la patrie » officialisa ainsi le suffrage universel et la séparation entre le religieux et le politique[3]. Plus généralement, les rapports sociaux égalitaires de la société insulaire ont été très largement relatés dans les ouvrages de certains de nos plus célèbres écrivains : Rousseau, Valéry, Mérimée, le chroniqueur italien Della Grossa, Boswell, etc. La chronique politique de l’île laisse donc apparaître que, loin d’être un « morceau de moyen-âge en Méditerranée » (Bourde 1897 : 261), figée et immuable, la Corse a très souvent été un précurseur, annonciatrice de changements et productrice de ruptures.

Ce paradoxe, qui semble rivé au champ du politique de cette région, rend encore plus singulière la violente crise qui secoue l’île depuis maintenant plus de trente ans[4]. L’accréditation culturelle du clientélisme, en particulier, pose toutes sortes de problèmes, notamment en ce qui concerne la question de l’établissement de l’État de droit. Celui-ci reste en effet une énigme en dépit des nombreuses mesures gouvernementales et pose la question suivante : comment instaurer un État de droit dans une société qui développe des valeurs qui lui sont opposées?

Un point de vue strictement culturaliste offre à cette interrogation une réponse des plus pessimistes : le marasme insulaire irait de soi, étant inscrit dans les préceptes de la morale corse. Ainsi donc, le clientélisme et la corruption ne seront jamais éradiqués puisque faisant partie de cet ensemble de prédispositions culturelles (pour ne pas dire génétiques) qu’auraient les Corses à être bandits. Le système politique déviant, paternaliste à outrance, conceptualisé sous terme de « clanisme » y serait même un « invariant historique » selon certains spécialistes (Pomponi 1979). Bien qu’elle soit on ne peut plus déterministe, force est de constater que cette optique reste, aujourd’hui encore, très largement dominante et consensuelle : elle flatte tout d’abord les Corses, de façon indirecte, en nourrissant leur sentiment identitaire ; elle contente les élus, régionaux ou nationaux, en offrant une raison « naturelle » au chaos de l’île ; et elle gratifie, enfin, la population continentale en alimentant son propre mythe social par l’affirmation que « la corruption, c’est les autres » (Olivier de Sardan 1997 : 10).

Ce type d’interprétation se heurte cependant à l’analyse diachronique. De fait, si la société corse contient des valeurs qui permettent aux relations de clientèles de se développer, ces mêmes valeurs sont aussi, comme le montre l’histoire, de puissants facteurs d’égalitarisme et de liberté individuelle. Contrairement à ce qui est trop fréquemment avancé, la culture corse n’est donc pas opposée à la démocratie et à l’État de droit : elle est même fondamentalement ancrée sur les principes du droit par le biais de l’honneur comme droit de chacun à être une personne sociale à part entière.

Effectuer ce constat implique toutefois nombre de remises en cause, en particulier celle du caractère infaillible et universel de la notion d’État de droit. Outre les modalités culturelles permettant des déviances par rapport à la norme weberienne, n’est-il pas temps, en effet, de réfléchir sur l’universalité même de cette norme, issue d’une épistémè qui n’est plus la nôtre? N’y a-t-il qu’une seule forme possible de « bon » État de droit et de « bon » État? Ne s’agit-il pas là d’une vision ethnocentrique du politique?

Au-delà de l’analyse du système corse, c’est donc l’amorce d’une réflexion sur la nature du politique, à travers un phénomène considéré comme intercurrent, le clientélisme, que nous proposons ici d’opérer. Pour ce faire, nous nous attacherons tout d’abord à mettre en évidence l’altérité de la pensée de l’organisation sociale, en d’autres termes du politique, dans sa forme insulaire. Cela nous permettra de mesurer combien la culture politique corse est étrangère à la notion occidentale de gouvernement et de voir comment le phénomène clientélaire se présente comme le fruit d’une relecture du modèle légal-rationnel par le prisme des valeurs locales. Ce ne serait alors plus tant le clientélisme qui expliquerait le malaise qui ronge la société corse depuis plusieurs années mais plutôt le fait que l’on veuille à tout prix imposer un modèle de démocratie qui ne s’accorde pas avec les préceptes fondamentaux de ladite société.

Les spécificités organisationnelles de la société corse

La forme que revêt l’autorité résulte d’une conviction populaire qui définit cette forme comme idéale : « toute légitimité relève de la foi » (Geffray 2000 : 21). Cette certitude ou « croyance » pour reprendre les termes de Geffray, est elle même inhérente aux valeurs qui régissent l’organisation des rapports entre les hommes dans une société donnée, et offre une rationalité à un type de gouvernement particulier. Concernant la Corse, certains traits culturels ont indubitablement participé à l’acceptation du clientélisme comme mode dominant des pratiques politiques, le plus important, à l’origine de tous les autres, étant le principe de segmentarité[5]. Cette caractéristique organisationnelle va en effet induire une appréhension singulière du pouvoir et du politique, en leur donnant le cadre sur lequel se fondera leur possibilité d’existence.

Outre le fait que la solidarité entre ses membres se fonde sur leur similitude et non sur leur interdépendance (Durkheim 1978), outre le fait que la cohésion procède d’oppositions permanentes selon une dynamique de fusion/fission (Evans-Pritchard, 1978), la notion de communauté globale est, dans l’île, subordonnée à l’affirmation des unités premières, les familles. Comme chez les Nuer, les segments ont un caractère politico-territorial et sont tout autant les critères de l’identité individuelle que des unités géopolitiques où s’élabore le pouvoir : dans le cas de l’île, on distingue trois sphères d’appartenance qui sont la famille, le village et la piève (micro-région). Ainsi, à l’inverse de l’organisation continentale faite d’agrégats d’individus singuliers, la formation de la communauté corse s’opère à partir des groupes de parenté, la personne propre n’existant pas en dehors de son appartenance à une lignée, elle-même issue d’un village dans une vallée déterminée. Lors des premières présentations par exemple, deux questions sont donc posées : « di quale site? », c’est-à-dire « de qui êtes vous? », et non pas « qui êtes vous? », et « d’induve site?», « de quel village et dans quelle région? ».

Le groupe familial est sans conteste l’unité segmentaire la plus influente puisqu’il constitue l’élément de base à partir duquel se structure la collectivité. Il s’agit ici d’une famille étendue sur un mode patrilinéaire, bien que les parents utérins soient également pris en considération. Les individus issus d’un même groupe familial sont unis par l’òpara : lorsqu’une maisonnée se trouve en situation de détresse, tous les parents se doivent de l’aider (obligation qui se traduisait autrefois par l’accomplissement des tâches essentielles de la vie paysanne comme la moisson, le battage, contre un prélèvement symbolique sur la récolte).

Il est assez difficile de faire entrer la famille insulaire dans les catégories traditionnelles de l’anthropologie sociale : son organisation atypique en fait un « système familial déviant » (Todd 1990 : 61), « un type charnière » (Augustins 1990 : 308). Principalement caractérisée par une « hypertrophie du lien de fraternité » (Todd 1990 : 61), visible au travers de ses cercles centrifuges[6] et du mécanisme de l’òpara, la famille corse semble en effet beaucoup plus proche du réseau que du groupe nucléaire[7]. Ainsi, les liens contractés par alliance matrimoniale font entrer dans un même groupe de parenté l’ensemble des membres des deux lignages dont sont issus les époux. Un individu A se considérera « un peu parent » d’un individu B, parce que la tante de A est mariée avec l’oncle de B.

Chaque insulaire se situe donc comme faisant partie de tel groupe familial, et se distingue des autres groupes par son nom, en l’occurrence et comme pour la plupart des sociétés méditerranéennes, celui de son père. En vertu de la dynamique segmentaire, les rapports inter-familiaux sont le plus souvent conflictuels, à moins qu’un danger menaçant l’unité supérieure, à savoir le village, n’unisse ponctuellement les différentes lignées dans un même combat. Le groupe de parenté se doit donc de montrer un visage unanime, soudé face au monde extérieur, même s’il existe des dissensions entre ses membres. De cette cohésion découle en effet la force de la famille, sa puissance et même son existence sociale, et par extension la force de chaque individu qui la compose[8]. Cette exigence consensuelle aura bien évidemment des répercussions en matière de politique, d’autant plus que ce type d’activité relève du domaine du public. L’unité de la parentèle se révèle ainsi par l’uniformité des voix électorales vers un même parti, et ce de génération en génération, élaborant ainsi une véritable tradition politique pour chacune des lignées. Cette cohérence donne donc tout son poids au phénomène clientélaire : en la matière, l’autorité du chef de famille est incontestable ; c’est lui qui sera sollicité pendant les élections parce qu’il représente l’orientation des voix de la famille tout entière. Le patronage prend donc en Corse d’autant plus d’ampleur que chaque individu impliqué dans la relation clientélaire entraîne avec lui tout son groupe de parenté, ou tout au moins sa famiglia stretta.

La seconde caractéristique des sociétés segmentaires, corrélée à la primauté accordée à l’intérêt des segments particuliers et découlant de leur similitude, est un fonctionnement idéalement égalitaire. En Corse, un certain nombre de mécanismes, apparemment anodins, agissent comme régulateurs permettant l’équilibre des forces sociales : parmi eux, nous retiendrons tout particulièrement l’honneur et le putachju.

L’honneur, principe bien connu de l’anthropologie de la Méditerranée[9], se définit comme le sentiment fondamental, acquis dès la naissance[10], qui détermine la conscience de l’intégrité individuelle. Chaque Corse, par son appartenance à une famille et à un village, naît ainsi avec un capital symbolique (son honneur) qui lui donne immédiatement « droit aux autres droits » (Gil 1991 : 114). Celui-ci est le même pour tous, quels que soient le sexe[11], l’âge, le rang occupé dans la fratrie, ou le statut social[12]. S’il existe des différences de richesses que nul ne conteste, les insulaires se considèrent comme égaux en terme de dignité, et peuvent ainsi prétendre à occuper une place équivalente au sein de la communauté, en tant qu’être social à part entière.

La notion d’honneur épouse parfaitement la logique segmentaire et va s’étendre aux différentes unités qui composent la société corse : outre l’honneur individuel, il existe bien évidemment un honneur familial « qu’on se transmet de génération en génération comme un patrimoine inviolé » (Dalzeto 2000 : 207), mais aussi un honneur villageois et un honneur national. La défense de cette valeur peut prendre des formes diverses selon l’échelle segmentaire mais reste traversée par une même et unique « éthique de l’intégrité » (Pitt Rivers 1983 : 65). Elle est en cela une force de cohésion qui unit les différentes unités de la société corse, l’honneur des unes dépendant de celui des autres[13].

Nier ce fait fondateur des rapports sociaux insulaires, c’est à dire attenter à l’honneur d’un individu[14], est donc un acte infiniment grave puisque qu’il équivaut à contester son égalité en rapport aux autres et finalement à l’exclure de la communauté, et avec lui tout son lignage et sa descendance. Toute manifestation de supériorité visant à écraser l’intégrité sociale d’une personne est ainsi réprimée, la société autorisant même la violence la plus extrême (la mort) pour préserver cet équilibre, anciennement codifiée sous la forme de la vendetta[15]. Bien que la modernisation de la société corse (par la dislocation des liens familiaux et l’évolution du statut de la femme notamment) ait relégué le rituel de la vendetta au rang de folklore révolu, les insulaires préfèrent, encore aujourd’hui, prendre les armes que de passer outre une atteinte à l’honneur : le nombre d’homicides perpétrés en Corse chaque année en est le témoignage le plus visible[16].

Sans aller jusque là, celui qui, d’une façon ou d’une autre, affirme de manière excessive une condescendance sera l’objet de toutes les railleries, y compris au sein de son propre camp, par l’intermédiaire du putachju. Ce terme, que l’on pourrait traduire par « commérage » faute d’équivalent en français, a longtemps fait en Corse office d’opinion publique, et conserve encore, malgré le développement des moyens de communication, une influence considérable, faisant et défaisant les réputations individuelles et familiales. Il contient aujourd’hui les non-dits des médias, les faits inavouables officiellement (bien souvent parce qu’illégaux) étant connus de tous de cette manière. Le putachju exerce ainsi doublement le rôle de contre-pouvoir : il régule les déséquilibres sociaux en soumettant le fort aux pires quolibets s’il lui prend l’envie de trop montrer sa puissance, et il se mue, par la connaissance informelle qu’il génère, en une insidieuse information sur les avantages que chacun peut se procurer.

Une légitimation culturelle du clientélisme

S’il ne nous appartient pas de développer ici plus amplement ces principes essentiels de la société corse, force est de constater que leur présence va offrir aux notions de pouvoir et d’autorité un cadre bien circonscrit, que l’on perçoit extérieurement comme une « façon spéciale d’entendre le bonheur » (Bourde 1983 [1897] : 39).

L’importance de la famille, cumulée aux principes culturels égalitaires dans le rapport de soi à l’Autre, induit tout d’abord que la seule forme d’autorité que les insulaires reconnaissent incontestablement est celle du Père. Le pouvoir sera donc confié à un substitut paternaliste qui, à l’image du géniteur, détiendra un savoir supérieur, répondra aux besoins de ses ouailles et assurera sa sécurité face au monde extérieur. Si l’érudition comme clé de voûte de l’autorité n’est pas en elle-même une spécificité corse, puisqu’on la retrouve dans la plupart des organisations sociales si différentes soient-elles[17], la fonction donatrice est quant à elle nettement plus singulière, et est au coeur de l’appréhension insulaire du politique. Ce devoir nourricier du chef, qui peut sembler être une attente universelle si l’on part du principe que toute personne élit un candidat dans l’espoir qu’il améliore sa qualité de vie, prend en Corse une tournure particulière : alors que l’aspiration métropolitaine est une aspiration générale (le citoyen vote pour un programme global de société dont il profitera comme n’importe quel autre sujet), la notion corse de satisfaction des besoins est beaucoup plus restrictive, ne concernant que le groupe familial de l’individu. Il s’agit ici d’une des conséquences du principe de segmentarité : l’intérêt des unités particulières domine l’intérêt général. De ce fait, la satisfaction des besoins va revêtir un caractère concret et immédiat : le leader doit avoir quelque chose à offrir et, si la richesse est une des conditions d’éligibilité, elle est avant tout au service des électeurs, comme l’atteste l’expression « que la politique passe ta porte » pour souhaiter la faillite à quelqu’un.

Dès lors, le pouvoir va se situer sur un registre singulier, celui de l’influence et de la lutte d’influence ; Culioli définissait ainsi le « vrai pouvoir » comme celui qui « permet de créer ces chaînes de service entre individus sans lesquelles une société n’est pas vraiment une société » (1999 : 337). La conception insulaire du politique est donc éminemment partisane, dans le sens où l’élu va entièrement se vouer à la satisfaction de ses électeurs, au détriment de la société globale mais aussi et surtout au détriment de ses adversaires. Ce processus est, paradoxalement, alimenté par l’honneur : chacun se réclamant l’égal des autres, l’individu qui se trouve dans le camp de l’opposition va trouver compensation de la partialité dans l’espoir de faire subir les mêmes vexations à ses adversaires le jour où un renversement de situation le lui permettra. En ce sens, « la politique est une guerre » (Ravis Giordani 1976 : 181), violente et passionnelle.

L’enclavement géographique vient s’ajouter à ce contexte « péri-familial » (Giudici 1997 : 45) pour influer de manière indirecte sur l’appréhension de l’autorité, en lui donnant un caractère « authentique », pour reprendre les termes de Lévi-Strauss, c’est à dire basé sur des rapports interindividuels tangibles. Cumulé à la faiblesse démographique de l’île, le poids du lignage fait que chacun définit l’Autre en fonction de deux catégories : il est son parent, avec tout ce que cela implique, ou il ne l’est pas. Tout habitant est donc identifié. Comme le notait Lenclud, « il n’est pas d’inconnu qui ne soit, dans ce contexte, pris sur le champ dans une relation personnalisée, construite sur le modèle familier des relations directes entre individus » (1986 : 153). En conséquence, la relation politique va obligatoirement être une relation directe, d’homme à homme, sans mise à distance possible. Le détenteur de l’autorité est avant toute chose une entité physique avec laquelle on peut dialoguer ; il n’y a pas de séparation entre l’homme et la fonction. Ce phénomène atteste déjà une opposition entre la culture politique corse et ce qui sera l’abstraction du pouvoir bureaucratique : les insulaires ne reconnaissent que des gens ; il faut que le pouvoir s’incarne pour être légitimé. On peut donc penser, à l’instar du journaliste Paul Bourde, que « cette façon essentiellement réaliste de faire de la politique est incompatible avec le dévouement à des doctrines abstraites » (1983 [1897] : 43).

Dans cet environnement où « les relations de parenté constituent comme la matrice des rapports sociaux » (Médard 1976 : 106), l’appréhension du politique se dévoile ainsi en altérité par rapport au modèle légal occidental, sa rationalité s’opérant sur le mode d’une relecture de la société à partir du socle familial. Dès lors, « l’éthos » (Gellner et Waterbury, 1977 : 3) du clientélisme va non seulement parfaitement s’intégrer au « climat moral » insulaire, il va également permettre de faire le lien avec celui, inverse, des institutions républicaines que les Corses ont été contraints d’adopter. Répondant au « code de bonnes conduites qui régit les relations interindividuelles » (Briquet 1990 : 38), le clientélisme est ainsi devenu une nécessité de la survie politique[18] au sein de l’organisation rationnelle métropolitaine.

Les relations de clientèle édifient tout d’abord le mécanisme de l’òpara à la gestion de l’ensemble des disparités économiques et confortent ainsi la notion prédominante de service ou entraide déséquilibrée[19]. Rappelons que dans cette société au lien de fraternité hypertrophié, le devoir d’assistance est étendu bien au-delà des strictes relations de parenté et est une obligation au regard de l’éthique. Il est par ailleurs partie intégrante du statut du sgiò[20], sa capacité redistributrice déterminant son prestige, donc son pouvoir selon la conception paternaliste de l’autorité : c’est parce qu’il est à même de subvenir aux besoins de la population que chacun accepte de renoncer à une partie de son autonomie personnelle, sa citoyenneté.

Ces relations clientélistes s’accordent ensuite au principe de l’égalité sociale symbolique, l’échange servant à masquer la réalité de dépendance en le posant comme fruit d’une estime mutuelle. De fait, tout comme l’électeur va réclamer (à demi-mots) une faveur au candidat, ce dernier devra obligatoirement se mettre en position de quémandeur, par un rituel de visites à domicile. Élément fondamental de la campagne électorale grâce auquel « celui qui reçoit n’est jamais publiquement mis en situation de dépendance » (Briquet 1990 : 38), ces « visites », en inversant momentanément la subordination, permettent l’élaboration de rapports directs, personnalisés, en accord avec les conceptions traditionnelles de soi et de l’Autre. Elles énoncent d’emblée les rapports entre candidat et électeur dans les termes de l’amitié, en référence au cérémonial traditionnel par lequel le fait de « visiter » une maison réaffirme les sentiments amicaux[21]. Même s’il s’agit d’une « amitié bancale » (Pitt Rivers 1971 : 140) au vu de la disparité de ressources des deux acteurs, le caractère affectif inhérent à ce type de manifestation atteste symboliquement leur égalité dans l’honneur.

Un clientélisme également construit de l’extérieur

Si le clientélisme constitue, au vu des règles sociales corses, un système cohérent et normatif, il serait cependant inexact de considérer ce mode politique comme le simple produit mécanique d’une culture insulaire primitive ou tendancieuse. En élargissant l’analyse au-delà du strict champ culturaliste, il apparaît en effet que la genèse du clientélisme suppose l’existence d’un phénomène contextuel indépendant du cadre culturel : « l’existence ou la création d’une rareté » (Morice 1994 : 278). Elle seule permet de comprendre l’importance des pratiques clientélaires dans telle société et non dans une autre. Or, si celles-ci trouvent en Corse un substrat culturel favorable à leur légitimation, le mécanisme de rareté qui leur est inhérent a été quant à lui largement conditionné de l’extérieur, en particulier par les objectifs politico-économiques métropolitains.

Dans le système traditionnel, dit a popolo e comune, les Corses étaient en effet en grande majorité autonomes, indépendants économiquement grâce à un mécanisme d’exploitation rotative des terres communales. Chaque famille qui en éprouvait la nécessité pouvait ainsi jouir pendant un an (voire plus si besoin était) des terres publiques[22]. Les mesures gouvernementales, prises en Corse dès le rattachement à la France, mirent fin à ce type d’organisation socio-économique, et engendrèrent dans le même temps un phénomène de rareté qui n’existait pas auparavant (ou tout au moins pas de cette ampleur). Une première réforme, promulguée en 1808 concerne l’adjudication obligatoire des terrains publics, lesquels constituaient jusqu’alors près de 80 % du foncier en Haute-Corse, privant ainsi de son socle l’ancien système de production ; l’État, voulant favoriser l’appropriation privée, céda, en référence à la législation de 1793, les terres publiques en friche à qui les mettait en valeur, offre qui profitera toutefois à une minorité d’insulaires, la plupart n’ayant pas été informés ou n’ayant pas voulu croire en une telle réforme. Par la suite, en 1811, l’administration étatique proclamait, par un second décret impérial, que « soient établis des dégrèvements sur l’importation des produits étrangers et coloniaux, et qu’à l’inverse, des droits de douanes soient prévus pour les marchandises en provenance de Corse » (Pomponi 1979 : 323). Cette mesure, qui dura près d’un siècle et dont les effets sont encore perceptibles aujourd’hui, eut entre autres conséquences d’annihiler toute la production artisanale locale, la taxation des produits insulaires les ayant rendus inaccessibles tant pour les Corses qu’à l’exportation.

Ces lois ont eu un impact considérable sur l’organisation de la société insulaire. Au-delà de l’assise économique qu’elles ont procurée à l’autorité étatique française, elles ont en effet conféré aux notables locaux un pouvoir jusqu’alors inégalé, dont la nature n’est pas sans rappeler celui des Big Men africains décrit par Médard (1992 : 169)[23]. La mise en place de la loi douanière, en particulier, mesure unique en son genre dans toute l’histoire des relations entre l’État et ses régions[24], en annihilant tous les autres pans de l’économie locale, a offert aux sgiò corses une place incontournable dans le nouvel échiquier social. Si le système communal permettait une certaine autonomie aux familles les plus modestes, le libéralisme agraire a en effet détruit cet équilibre entre propriétaires et non-propriétaires : la traditionnelle òpara ne suffisant plus à satisfaire les besoins d’une population privée de la gratuité des terres communales, il devint dès lors indispensable de travailler chez un patron, en contrepartie d’un soutien politique. L’ascendance de ces sgiò s’est par ailleurs trouvée renforcée par leur nouvelle position politique : ils furent désormais non seulement les représentants du peuple face à cet État lointain et étranger aux moeurs ancestrales (ce qui existait déjà auparavant), mais aussi et surtout, pour la première fois de leur histoire, les représentants de ce même État face au peuple. Pour se nourrir, pour échapper au diktat d’un droit contraire à leurs us traditionnels, les insulaires durent désormais quotidiennement passer par leur intermédiaire.

L’influence de cette bourgeoisie foncière bénéficia par la suite des turpitudes économiques de la fin du 19e siècle, peaufinant ainsi le modèle clanique qui caractérisa la Corse jusqu’à ces dernières décennies. Après l’effondrement des cours du charbon[25], confrontée à une activité agricole en déclin ne suffisant plus à faire face à l’accroissement démographique, la population se tourna vers l’unique moyen de subsistance encore à sa disposition : la fonction publique. L’île vit ainsi partir les 2/3 de ses habitants vers le vaste territoire français, métropolitain ou colonial. Or, là encore, ce sont ces mêmes notables, seuls à posséder l’instruction nécessaire à leur éligibilité, qui détenaient l’accès à cette ressource providentielle grâce à leur position privilégiée dans l’appareil administratif.

Sans pour autant plaider l’entière responsabilité du nouveau pouvoir central[26], il apparaît donc que l’État français a été un élément clé de l’établissement du patronage en système généralisé, en suscitant une rareté qui n’existait pas auparavant et en fournissant la principale allocation clientélaire. Sa politique économique fut d’ailleurs sur ce point édifiante, puisqu’il n’a eu de cesse d’alimenter les potentats locaux en subsides à redistribuer. Ainsi, dès les premières décolonisations menaçant la « manne » (Geffray 2000 : 15) bureaucratique des élus insulaires, l’autorité étatique instaura l’île en circonscription d’action régionale (1970), puis imposa la bidépartementalisation, multipliant de fait le nombre de fonctionnaires en Corse, dont le taux est encore aujourd’hui de 20 % plus élevé que la moyenne nationale. L’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 ne marqua pas de véritable changement concernant les relations entre la Corse et le continent ; tout au plus note-t-on une variation procédurale puisque la manne s’est depuis muée en une très généreuse politique keynésienne. L’île est ainsi aujourd’hui la région la plus aidée du territoire, le montant des subventions s’élevant à 7 milliards de francs, soit près de 27 000 francs par habitant et par an[27].

Au regard de ces différents éléments, force est ainsi de constater que l’État français n’a pas seulement été le fautif involontaire de l’émergence de big men insulaires et de l’érection du clientélisme en système ; il a également très largement participé à la perpétuation des déviances ambiantes au travers de mesures réapprovisionnant la rente publique.

Culture corse, clientélisme et État de droit

Tout cela pose bien évidemment le problème, en vogue aujourd’hui, du « rétablissement de l’État de droit » en Corse. Comment, tout d’abord, construire un modèle d’organisation basé sur le droit dans une société dont les préceptes culturels offrent un contexte favorable à la légitimation du clientélisme? Comment, par ailleurs, le pouvoir central peut-il justifier cette nécessité alors même qu’il tient une part de responsabilité dans la perpétuation du système clanique?

Ces différentes questions ne sont pas sans rappeler celles posées par les africanistes, et plus largement par les analystes des pays du Sud. Comme l’ont montré Banégas (1998) pour le Bénin, Goirand (1998) pour le Brésil ou Morice (1994) dans une perspective plus large, les nations dans lesquelles le clientélisme est ouvertement le modèle dominant des pratiques politiques développent une représentation des rapports sociaux contraignant au « cadeautage » (Banégas 1998 : 75). Édifié en vertu politique, celui-ci s’intègre ainsi à la « croyance » en la justesse de telle forme de gouvernement. Mais ces différentes conceptions du politique sont-elles pour autant contraire à toute idée de démocratie et de justice sociale?

La structuration traditionnelle insulaire est, de ce point de vue, très intéressante dans le fait qu’elle condense à la fois l’idée d’une autorité naturellement nourricière et des convictions égalitaires, et incite donc à reconsidérer le caractère normatif de l’État moderne rationnel-légal comme seule garantie de la liberté et de l’équité.

La conception corse de la démocratie, concrétisée lors de la courte période d’autogestion de l’île[28] et à laquelle les nationalistes se réfèrent aujourd’hui, est ainsi ancrée sur la notion de communautarisme et la non-séparation entre politique et société. Fondée sur les principes de la structure a popolo e comune, il s’agit d’une démocratie directe, dans laquelle les représentants sont partie intégrante de la communauté, revenant à leurs tâches courantes dès leurs occupations politiques achevées. De par ses principes de segmentarité et d’honneur, elle s’oppose à toute accumulation de pouvoir et n’offre qu’une autorité ponctuelle aux dirigeants élus, s’apparentant en cela à l’ancienne démocratie athénienne. Chacun des chefs de familles des villages élisait un « podestat », choisi pour sa représentativité et son prestige, et deux « padri dei comune », désignés quant à eux parmi les anciens, chargés de rendre la justice. Notons que les décisions étant prises à la majorité, les opposants n’étaient pas obligés de se soumettre à une loi qu’ils désapprouvaient. Ce mécanisme était reproduit à l’échelle de la vallée lors des consulte (que l’on trouve auparavant sous le nom de vedute), assemblées mensuelles réunissant les représentants de tous les villages chargés d’élire leurs délégués régionaux, puis à l’échelle de l’île tout entière. Elles y débattaient l’intérêt général sous l’unique impulsion de celui des unités premières (en l’occurrence les villages), selon le principe établi de segmentarité. Signalons enfin que l’économie était régie sur le principe de l’exploitation des biens communaux, à partir d’un système rotatif permettant à chaque famille de jouir successivement des terres publiques pendant un an, ce mode de production ayant donné son nom au mouvement politique[29].

Sans pour autant surévaluer cette forme d’organisation sociale, elle semble donc bien démocratique, étant littéralement le gouvernement du peuple, et respectueuse des libertés individuelles, bien qu’elle ne soit pas dotée d’une légalité institutionnelle. Au contraire, l’absence d’un règlement strictement établi conditionne ce que les Corses définissent comme liberté : parce qu’il doit se plier aux intérêts des unités premières, le politique fluctue sans cesse et ne peut être cantonné définitivement dans des lois. Au regard des préceptes de l’honneur, elle est parfaitement rationnelle, dans le sens où elle est guidée par la raison, conforme au « bon sens ». S’il n’existe pas de droit institutionnalisé, l’essence même de cet agencement social est celle du droit : ainsi, si le système a popolo e comune n’est pas ce que l’on pourrait appeler un État de droit, on peut cependant le définir comme un gouvernement de droit au sens pur puisque construit sur le principe du respect du « droit aux droits », au travers du principe central d’honneur.

Conclusion

Au vu de l’idéal politique insulaire, la question de l’État de droit se révèle donc fortement ambiguë, cette notion faisant appel à une tout autre notion du droit que celle définie par la morale corse. Ce type d’institution, lié à une historicité et à un environnement culturel bien précis (voir Badie 1992), caractérisé par une autorité de type impersonnel et organisé à partir d’un tissu bureaucratique omniprésent, apparaît en effet à l’opposé des attentes corses. Comme n’importe quelle structure politique, il est également lié « à une croyance, susceptible d’être confortée ou abjurée comme n’importe quelle croyance » (Geffray 2000 : 28). En l’occurrence, celle-ci consiste en la reconnaissance de la légitimité absolue d’un système de règles formelles et indiscutables. L’État moderne est donc par nature éminemment subjectif.

Cela étant posé, la volonté d’instaurer à tout prix une forme de gouvernement légal sur le modèle occidental[30] apparaît pour le moins partisane. De la même façon que le « catéchisme de la Banque Mondiale fait étrangement penser aux prêches missionnaires avec son obsession du “bon” gouvernement, sa volonté de faire le bien, son ambition civilisatrice » (Hibou 2000 : 54), la rhétorique continentale sur l’instauration de l’État de droit en Corse semble bien, de ce point de vue, le fruit d’un narcissisme culturel.

Cela s’avère d’autant plus hypocrite que les pays du nord ne sont, d’une part, pas exempts de pratiques clientélaires[31], et qu’ils ont, d’autre part, fortement contribué au développement de la corruption dans les régions ou nations incriminées. Étant aujourd’hui avéré que le clientélisme « augmente son assise dans les régimes décentralisés » (Morice 1995 : 50), il est par exemple fort inquiétant de constater que cette décentralisation est préconisée comme remède aux « déviances » politiques et retour à l’État de droit en Corse par le biais de statuts particuliers, mais aussi dans les pays en voie de développement à travers les plans d’ajustements structurels. Dans un autre registre, la politique ultra-subventionniste de la France vis-à-vis de l’île, comme l’aide bilatérale à destination du Tiers-monde ne peuvent-elles pas, elles aussi, être analysées en termes clientélistes? Ne s’agit-t-il pas de « faveurs » accordées par les pays nantis dans le but de maintenir une dépendance économique? N’est-il pas ici question de prestige et de domination à l’instar de la relation personnelle liant le patron et le client? Pour quelles autres raisons l’Occident alimenterait-il la « manne » clientéliste que dans le propre intérêt du maintien de son influence et de son pouvoir?

Notre objectif n’est pas ici de trouver une réponse à ces diverses interrogations, pas plus que de proposer une solution miracle à la crise insulaire. Mais en cette ère de croisade du « Bien contre le Mal », il nous semblait toutefois temps d’analyser plus largement la question de l’établissement de l’État de droit. L’exemple corse, en dévoilant un système relevant d’un autre univers de valeurs, nous pousse à repenser le caractère universel de notre modèle légal et l’ingérence occidentale faite au nom du bien-fondé de ce même modèle. Après tout, le principe même de la démocratie n’est-il pas de laisser chacun trouver le « bon gouvernement » qu’il lui faut?