Article body

Pour une approche géographique de la mémoire[1]

Certains des indigènes qui passèrent l’été dans la partie Sud-Ouest de l’île Victoria avaient vécu pendant les deux ou trois dernières années dans le golfe du Couronnement. Voyageant avec eux, je fus profondément touché par la joie avec laquelle ils reconnaissaient chaque lac important et chaque colline proéminente, et par la façon dont ils se remémoraient les souvenirs des jours anciens avec lesquels ces points de repères étaient associés. L’un de leurs parents était décédé dans cette région et ils pleurèrent lorsqu’ils passèrent près de sa tombe. Et quelques-uns, après que la pêche fut terminée, retournèrent sur les lieux où ils passèrent la nuit à le pleurer.

Jenness 1922 : 32-33, traduction libre

Dans son récit de la traversée estivale de la péninsule de Wollatson en compagnie des Puivlirmiut, Diamond Jenness rapporte ainsi comment chaque partie du territoire faisait resurgir une partie de leur mémoire et réactivait les émotions associées à chaque événement remémoré.

L’ensemble des articles contenus dans ce numéro d’Anthropologie et Sociétés montre la richesse de la mémoire des Inuit, une mémoire qui, pour ne pas s’énoncer sous la forme de l’Histoire telle qu’on l’entend en Occident, n’en est pas moins un témoin fiable de leur passé tel qu’eux-mêmes l’interprètent et le mémorisent. Les Inuit, par la mémoire, ancrent leur présence du moment dans un passé maîtrisé, contrôlé par les récits qu’ils en ont construits. Mais la mémoire ne se déploie pas dans le vide, comme le remarquait déjà Diamond Jenness[2]. Son observation illustre à merveille les propos de Jean-Luc Piveteau (1995) qui montre qu’il s’établit, à travers la mémoire, une relation dialectique entre l’espace et le temps. Alors que le temps singularise l’événement et, ainsi, l’identifie, l’espace en fixe la mémoire en l’ancrant dans un ou des lieux : il permet l’incarnation du temps. Le territoire, poursuit l’auteur, prend forme autour de cette rencontre de l’espace et du temps qui se cristallise notamment dans les toponymes, noms donnés aux lieux pour les faire sortir de leur anonymat, les singulariser et, ainsi, les faire entrer dans la mémoire et dans une Histoire.

Cette territorialisation de la mémoire telle que la définit Piveteau renvoie à l’analyse de Mark Nuttall (1992) qui, dans son chapitre « Landscape and memory-scape », avance que les paysages arctiques sont pour les Inuit comme leurs livres d’histoire, car ils portent en eux la mémoire de la communauté. Le landscape de Nuttall, et de la plupart des collègues anglophones, me paraît davantage correspondre en français au territoire qu’au paysage, ce second terme renvoyant, dans notre langue, assez strictement à ce que l’on voit. Or, ce dont il est ici question, c’est justement ce qui ne se voit pas, ce qui est au-delà du paysage. Celui-ci n’est qu’une image dotée du pouvoir de déclencher la mémoire du territoire, une petite madeleine de Proust en quelque sorte.

Le territoire dont il est ici question n’est bien sûr pas celui de l’approche politique de l’espace. De maillage administratif, expression de choix politiques, le territoire est en effet devenu, à partir des années 1980, espace vécu et approprié, porteur de sens et d’identité (voir notamment Bonnemaison 1981 et 1996). Le terme exprime désormais, pour un grand nombre de géographes, la relation étroite qui associe une terre et ses habitants, l’espace qu’une société reconnaît comme le sien et dans lequel elle s’inscrit. Dans cette acception, le territoire existe à la fois dans les pratiques, dans l’expérience quotidienne de l’espace où il se déploie, et dans les représentations que les habitants ont de cet espace. Ces représentations sont la grille de lecture à travers laquelle le territoire prend sens pour ceux qui l’habitent. « Point d’ancrage où s’enracinent les valeurs et se conforte l’identité » (Bonnemaison 1981 : 249), il est fait d’activités concrètes — déplacements, diverses formes d’exploitation de ses parties, constructions que l’on y édifie — mais aussi d’émotions, de réflexions, de spéculations. La mémoire mise en espace s’inscrit dans cette dimension immatérielle du territoire. La méfiance des scientifiques vis-à-vis de tout ce qui relève de l’émotion, cumulée avec la difficulté à reconnaître à autrui une réelle activité intellectuelle et la construction de systèmes symboliques ont longtemps valu à cette dimension de rester ignorée, voire méprisée, par les « experts » chargés d’enquêter sur les territoires autochtones. Ainsi, dans les enquêtes menées au Canada, les pratiques, les itinéraires et les parcelles d’exploitation — qu’il s’agisse d’agriculture ou d’activités cynégétiques — ont toujours été privilégiés, au détriment des récits de la tradition orale portant sur les mêmes espaces. En conséquence, la relation entre la culture et le territoire demeure aujourd’hui relativement peu étudiée en ce qui concerne les Inuit, et les autochtones nord-américains en général.

Le territoire des Inuit se compose principalement d’axes (les itinéraires des déplacements) et de points (les lieux) qui sont inscrits dans un réseau de relations transcendant le temps, grâce à la mémoire que retient le territoire (Collignon 1996a : 96-103). Porteurs de la mémoire des incidents passés et des Inuit d’autrefois, les lieux sont les dépositaires d’une large part de l’histoire des Inuit, dont il faut par conséquent analyser la dimension géographique. Il convient pour cela de considérer comment le temps et l’espace sont imbriqués dans les discours sur le territoire. Ces discours sont de plusieurs types : récits de la tradition orale, descriptions au quotidien des espaces parcourus, des lieux traversés et des itinéraires suivis, mais aussi ensemble des noms de lieux qui constituent le bagage commun d’un groupe particulier.

Je propose ici une analyse croisée des récits de la tradition orale et des toponymes des Inuinnait (Eskimo du cuivre, Arctique occidental canadien). Répartis aujourd’hui entre quatre villages, ils sont depuis peu séparés par une frontière territoriale : Cambridge Bay, Kugluktuk et Umingmaktok-Qingaun sont au Nunavut, tandis qu’Holman est dans les Territoires du Nord-Ouest (figure 1). Les récits de la tradition orale ont été recueillis à trois moments différents, et dans deux parties de la région, au cours du XXe siècle. Les toponymes ont pour leur part fait l’objet d’une enquête extensive en 1991-1992.

Les toponymes inuinnait comme discours sur le territoire

Les toponymes inuit, comme ceux de la plupart des peuples chasseurs-cueilleurs mobiles à l’intérieur d’un vaste territoire, sont traditionnellement qualifiés de « descriptifs », c’est-à-dire de « neutres ». Ils apparaissent en effet comme une description du territoire : les formes du relief qui s’y déploient, le paysage que l’on y voit, les pratiques que l’on en a. Cette qualité s’est longtemps imposée comme la caractéristique majeure de ces toponymes. C’est à elle que les noms de lieux inuit devaient d’être « parfaitement adaptés » au milieu arctique, selon les termes de Franz Boas (1885 : 51, in Cole et Müller-Wille 1984 : 52). De là, on en est venu rapidement à considérer les toponymes comme une aide indispensable au déplacement. Ils semblaient remplacer pour les Inuit les cartes si précieuses au voyageur occidental.

Les toponymes des Inuinnait ont été recueillis au cours d’une enquête extensive menée d’octobre 1991 à mai 1992 dans leurs quatre villages. Disposant d’un temps important dans chaque communauté, j’ai pu enquêter tant auprès de l’ensemble des Aînés, hommes et femmes, que des chasseurs actifs plus jeunes, et non pas me limiter aux seules personnes désignées par la communauté comme de fins connaisseurs de toponymes. J’ai pu ainsi mesurer le degré de partage du savoir toponymique. Auprès des jeunes générations — moins de 35 ans —, je n’ai pas conduit ce type d’enquête, compte tenu de la pauvreté constatée par sondage de leur savoir en ce domaine. Je ne me suis adressée pour ces tranches d’âge qu’aux Inuinnait qui se présentaient spontanément pour participer à l’enquête. Au total, 1007 toponymes ont été recueillis, dont 779 ont pu être cartographiés (figure 2). Cette opération n’a en effet été possible que dans les zones pour lesquelles on dispose de cartes au 1/50 000, qui seules permettent un relevé précis des coordonnées des lieux nommés. Or, si le continent est entièrement couvert, c’est loin d’être le cas pour l’île Victoria.

Figure 1

Villages inuinnait, Arctique canadien

Villages inuinnait, Arctique canadien

-> See the list of figures

Afin d’analyser ce corpus, deux typologies ont été élaborées (Collignon 1996a : chapitre 4). La première considérait le type d’entité nommée tandis que la seconde s’attachait au sens des toponymes, à partir d’une analyse de leurs traductions et des commentaires qui accompagnaient leur évocation lors de l’enquête. La mise en ordre des toponymes inuinnait d’après leur sens a d’abord été construite sur des catégories pertinentes pour le géographe occidental : la classique opposition entre Nature et Culture. Cependant, cette classification commode pour le chercheur ne rendait pas compte de la compréhension que les Inuit ont de leur territoire, dans la mesure où elle était construite sur des catégories qui ne sont pas pertinentes pour eux : dans leur compréhension de l’ordre de l’Univers la distinction Nature-Culture n’a pas de sens. Même les toponymes qui semblent décrire de la façon la plus neutre le milieu naturel parlent en fait d’un milieu humanisé, humanisé par le regard des Inuinnait, par leur lecture de ses formes, et par l’action de baptiser un lieu. J’ai donc procédé à une reformulation, en partant cette fois de catégories pertinentes pour les Inuit eux-mêmes : nuna (« la terre » ou « le territoire ») et les uumajuit (« ceux qui sont vivants », soit dans son acception la plus large tous les êtres animés d’une chaleur vitale et qui parcourent nuna : hommes, animaux, autres). À l’échelle de l’expérience humaine du milieu terrestre, ces deux catégories sont pensées comme complémentaires l’une de l’autre. Ainsi la typologie reformulée (figure 3) ne reflète pas une opposition binaire mais bien une continuité entre toutes les catégories. À une autre échelle, celle de l’Univers dans son ensemble, les uumajuit sont intégrés dans nuna, catégorie englobante qui forme avec qilak (le ciel) et sila (l’environnement terrestre — la terre, l’air et les météores) l’Univers (MacDonald 1998 : chapitre 2).

Les résultats et les limites de ces catégorisations ont été discutés dans plusieurs publications (Collignon 1996a, 1996b, 1998), et je m’arrêterai ici sur une question plus fondamentale : à quoi servent les toponymes? La question peut paraître oiseuse, tant la réponse semble aller de soi : les toponymes servent au déplacement. Ils font partie du savoir pratique lié aux mouvements quotidiens et saisonniers des Inuit. Cette interprétation a la force de l’évidence, et n’a jusqu’à présent pas été contestée. Pourtant, est-elle si juste? Au cours de mes enquêtes toponymiques auprès des Inuinnait, je ne tardai pas à rencontrer des Aînés qui, bien que reconnus comme de savants voyageurs, ne connaissaient pas ou très peu de toponymes. De façon particulièrement significative, plusieurs ne connaissaient que les toponymes de la région où ils avaient grandi et ignoraient ceux de la région dans laquelle ils avaient le plus souvent habité et chassé une fois adultes. Devant ces cas surprenants, je me mis à interroger systématiquement mes interlocuteurs : n’était-il pas nécessaire de connaître les toponymes pour se déplacer sans se perdre et suivre les itinéraires indiqués par un autre? La réponse était toujours la même : non, ce n’était pas nécessaire. Un Inuinnaq peut parfaitement se déplacer dans une région donnée sans en connaître les toponymes, et retrouver son chemin. Il s’agit bien de deux savoirs différents. Certes, celui qui connaît les toponymes des lieux croisés au cours d’un déplacement se les remémorera, ce qui enrichira son expérience du moment sur le territoire, et éventuellement il s’en servira pour s’orienter. Mais il pourrait parfaitement s’en passer. Il s’agit en quelque sorte d’un « plus », d’un luxe. Ces déclarations furent réitérées par tous les Aînés avec qui je m’entretenais, y compris ceux qui connaissaient beaucoup de toponymes. Comme les autres, ils m’expliquaient que ce précieux savoir n’était en aucune façon indispensable au déplacement.

Figure 2

Distribution des toponymes inuinnait (779 sur 1007 recueillis)

Distribution des toponymes inuinnait (779 sur 1007 recueillis)
Béatrice Collignon et Delphine Digout 2002

-> See the list of figures

Figure 3

Structure de la typologie fondée sur le sens des toponymes

Structure de la typologie fondée sur le sens des toponymes

-> See the list of figures

Ces déclarations sont confortées par la faiblesse de la proportion des toponymes dont le sens évoque les déplacements : 7 % seulement du corpus collecté lors de mon enquête. Par ailleurs, Ludger Müller-Wille a indiqué avoir entendu le même type de commentaires lors de ses propres enquêtes toponymiques au Nunavik et au Kivalliq[3]. De même, lors du séminaire de préparation de cette publication, Alexina Kublu (originaire d’Igloolik, résidant à Iqaluit) a corroboré mes propos en indiquant que nombre d’Inuit installés récemment à Iqaluit sont parfaitement capables de se déplacer dans la région, sans pour autant connaître les toponymes attachés à ce territoire — à condition bien entendu qu’ils maîtrisent les savoirs liés au déplacement[4].

Dans ces conditions, à l’heure où le sauvetage en urgence des savoirs inuit vernaculaires conduit à privilégier les plus essentiels d’entre eux, on pourrait s’attendre à voir négligé un savoir un peu superflu. Or, cela n’est en aucune façon le cas. Lors de mes enquêtes et de celles des autres chercheurs impliqués dans ce type de collecte, les Inuit ont toujours montré un grand enthousiasme, relayé par les soutiens accordés aux enquêtes toponymiques par les programmes culturels du Nunavik, du Nunavut et des Inuvialuit. Il leur importait de voir leurs toponymes recueillis et reconnus, démarche qui devait aider à leur transmission aux jeunes générations trop souvent peu savantes en la matière. Mais si cela ne devait pas empêcher les jeunes de se perdre, pourquoi leur transmettre ce bagage? L’importance des toponymes dans la culture inuit est indubitable. Mais elle est liée à une fonction, à une fonction intellectuelle, un savoir comprendre et non pas à celle, pratique, du déplacement, un savoir-faire.

Les toponymes déploient sur le territoire un discours qui, comme tout discours, a vocation à être prononcé. Les noms de lieux ont moins pour fonction d’aider au déplacement que de permettre de le raconter ensuite, d’en partager avec d’autres l’expérience. Par ailleurs, ils enrichissent l’expérience propre du lieu, que l’on y séjourne, qu’on le traverse ou que l’on passe à proximité. Le fait de se remémorer le nom du lieu active en effet tout un pan de mémoire inuit, et participe à la culturalisation, l’humanisation, de l’espace parcouru. Le nom de lieu fonctionne ici comme un déclencheur : prononcé, il ouvre la porte de la mémoire. « Some place names may be mnemonic devices, triggering a collective memory of an event that has significance for the community » (Nuttall 1992 : 54). Ainsi, le corpus toponymique est comme un résumé synthétique de la mémoire du groupe. Et, tout comme le promeneur armé de son guide ou de son livre d’histoire apprécie mieux les rues de la ville, le château, le champ de bataille, le voyageur arctique apprécie alors mieux le paysage qui l’entoure, car celui-ci prend une épaisseur nouvelle, chargée d’histoire. À la dimension horizontale — spatiale — du territoire réticulaire s’ajoute la dimension verticale — temporelle — du territoire de la mémoire. Ainsi passe-t-on, pour reprendre la terminologie proposée par Mark Nuttall, du landscape au memoryscape, du paysage dans l’espace à la mémoire territorialisée. Le baptême des lieux ancre la mémoire dans un espace et relie par le nom donné les Inuit du présent avec ceux du passé mais aussi du futur, habitants d’un même territoire, partageant la même représentation, transmise notamment par les toponymes[5].

Pour prendre une forme différente des récits reconnus de la tradition orale[6], les toponymes n’en constituent pas moins une forme de récit. Récit particulier, réduit à ses mots clefs et dont le contenu principal demeure implicite, maintenu dans le non-dit. Comme les récits de la tradition orale, les toponymes racontent l’histoire des Inuit, à travers les lieux qu’ils fréquentent. Ils ancrent leur mémoire dans un espace qui s’individualise grâce à la distinction, sur sa surface, de différents lieux qui, parce que nommés, existent pleinement et spécifiquement. L’espace devient alors territoire, un territoire avec lequel les Inuit peuvent construire une relation solide, par l’intermédiaire de la mémoire.

Récits et toponymes éclairent de façon complémentaire l’Histoire des Inuinnait. Alors que les récits de la tradition orale font la part belle aux événements exceptionnels, à l’histoire événementiell — d’une portée pan-inuit ou limitée au cercle familial — l’histoire que racontent les toponymes privilégie la régularité, le quotidien des pratiques, l’histoire culturelle. Ils mettent l’accent sur les lieux habituels de campement, de pêche, de prélèvements, ou encore sur l’aspect paysager d’une entité, ou sur sa nature comme dans le cas des termes géographiques. Seuls 9% des toponymes du corpus recueilli en 1991-1992 évoquent explicitement un événement particulier (catégorie J, figure 3).

Toponymes et récits, croisements de mémoires

Le corpus toponymique se présentant comme un discours, pourquoi ne pas le confronter aux autres discours constitutifs de la mémoire des Inuit, soit aux récits canoniques auxquels on a longtemps limité la tradition orale? Il s’agira de voir comment les deux types de discours s’articulent. On dispose pour les Inuinnait de trois corpus, établis au cours du XXe siècle.

Le recueil le plus ancien est l’oeuvre de Diamond Jenness (1924) et se compose de 52 récits consignés entre 1914 et 1916 principalement auprès des Inuinnait occidentaux, habitant autour du Détroit du Dauphin et de l’Union et du Golfe du Couronnement. Au cours de l’hiver 1923-1924, Knud Rasmussen (1932) releva auprès des Inuinnait orientaux du fjord de Bathurst 51 récits qui, pour dix d’entre eux, figurent aussi dans le corpus de Jenness. Les Inuinnait de la côte Nord-Ouest de l’île Victoria restèrent à l’écart de ces deux enquêtes, car ils se trouvaient en marge des itinéraires suivis par ces deux ethnographes. Les deux corpus furent publiés avec une courte traduction en langue anglaise accompagnant le texte en inuinnaqtun, transcrit en alphabet latin. Le recueil de Rasmussen est assorti d’une traduction mot à mot, mais qui n’est pas une traduction littérale. Au cours du premier trimestre de 1958, le Père Maurice Métayer enregistra 109 récits auprès d’une dizaine de conteurs de Coppermine (Kugluktuk) qu’il avait maintes fois entendus, dans le souci de préserver une tradition orale qu’il sentait menacée. Encouragé par Rémy Savard, anthropologue de l’Université de Montréal, il transcrivit ses enregistrements en alphabet latin[7] puis traduisit mot à mot chaque récit en français, retournant aux conteurs en cas de doute. Ses traductions littérales sont ainsi très fiables (Métayer 1973).

Par ailleurs, lors de ma propre enquête toponymique, j’ai enregistré non pas des récits complets mais des bribes — plus ou moins allusives. Cela était moins dû à un éventuel oubli de la tradition orale qu’aux conditions de recueil qui, privilégiant un énoncé successif de noms, invitait les Inuinnait à évoquer la mémoire des lieux sans pour autant s’attarder sur le récit lui-même. Ce surgissement spontané de l’Histoire reflétait sans aucun doute les processus mentaux à l’oeuvre en contexte, lors des déplacements sur le territoire ou des conversations où l’on cite un toponyme. La prononciation du nom suscite immédiatement un rappel de tout ce qu’il englobe : images et histoires. Le toponyme est bien, à ce titre, une représentation, une construction idéelle et symbolique.

La richesse du contenu symbolique des grands récits de la tradition orale n’est plus à démontrer. Cependant, ces récits offrent plusieurs niveaux de lecture, qui ont chacun leur intérêt et dont aucun ne doit être négligé, pour trivial qu’il puisse sembler comparé à d’autres. Il est donc aussi légitime de prendre les récits comme ils viennent et, considérant leur contenu, de s’intéresser aux noms de lieux qui y sont cités. Les histoires ne « flottent » pas dans un espace indéterminé. Au contraire, elles sont inscrites dans le territoire, « incarnées » serait-on tenté de dire — car nuna est vivante — et cette incarnation passe notamment par la citation des noms de lieux où se sont déroulés certains des événements relatés. Comme le montre la figure 4, les récits de la tradition orale ne sont pas avares de noms de lieux, ni de noms de groupes et d’individus d’ailleurs.

Figure 4

Relations entre récits et toponymes selon les sources

Relations entre récits et toponymes selon les sources

-> See the list of tables

Ces noms de lieux insérés dans le récit renforcent la mise en espace de la mémoire et, ainsi, la relation que construisent les Inuit avec leur territoire. On relève par ailleurs la place diverse accordée aux toponymes selon les corpus, celui de Rasmussen étant le plus pauvre (11%). Comment interpréter cela? Les conditions de recueil ont sans doute joué un rôle important, sans que l’on en sache beaucoup plus. On peut considérer le corpus de Maurice Métayer comme le plus achevé, en raison de la méthodologie suivie. Il connaissait de longue date les conteurs, avait déjà entendu la plupart de leurs récits, maîtrisait fort bien l’inuinnaqtun et avait opté pour une définition large de la tradition orale. On trouve ainsi dans son corpus autant les grands récits de la tradition inuit que la narration d’incidents familiaux. De plus, il était très familier du territoire des Inuinnait, ayant habité dans les trois missions de la région (Cambridge Bay, Kugluktuk et Holman). Les toponymes qu’il entendait renvoyaient pour lui à des lieux précis, ce qui n’était pas le cas pour Jenness et encore moins pour Rasmussen, qui ne passa que quelques semaines dans la région. Enfin, il enregistrait les récits sur bandes magnétiques, alors que ses prédécesseurs ne pouvaient que les noter sur leurs carnets. La perte d’information était donc beaucoup moins importante. On peut en revanche logiquement avancer que nombre de toponymes associés aux récits publiés dans les deux premiers corpus n’apparaissent pas car, bien que mentionnés lors de la narration, ils ne furent pas notés par le scribe ethnographe. Le rapport entre le nombre total de récits et le nombre de récits dans lesquels est mentionné au moins un toponyme est donc sans doute plus représentatif de la relation entre discours toponymique et discours de la tradition orale tel qu’il apparaît pour le corpus de Maurice Métayer (39%). Ceci est corroboré par les récits de vie dont on dispose pour les Inuinnait de la région d’Holman (Condon 1996). La mémoire des événements — la mémoire temporelle — y est le plus souvent associée à la mémoire des lieux — la mémoire spatiale — où ils se sont déroulés. Le toponyme est en général cité au tout début du récit, une mise en espace qui fonctionne comme une mise en contexte du narrateur et de l’auditeur.

Figure 5

Distribution des 72 toponymes mentionnés dans au moins un récit et recueillis lors de l’enquête de 1991-1992

Distribution des 72 toponymes mentionnés dans au moins un récit et recueillis lors de l’enquête de 1991-1992
Béatrice Collignon et Delphine Digout 2002

-> See the list of figures

Figure 6

Toponymes recueillis dans des récits et toponymes dont le sens propre évoque un événement, par type de sens (133 lieux)

Toponymes recueillis dans des récits et toponymes dont le sens propre évoque un événement, par type de sens (133 lieux)

□ toponyme renvoyant à un évènement exceptionnel, récit non recueilli

■ toponyme renvoyant à un évènement exceptionnel, récit recueilli

● toponyme renvoyant aux uumajuit, lieu cité dans un récit recueilli

○ toponyme renvoyant à nuna, lieu cité dans un récit recueilli

△ sens du toponyme obscur, lieu cité dans un récit recueilli

Béatrice Collignon et Delphine Digout 2002

-> See the list of figures

Figure 7

Type de sens des toponymes cités

Type de sens des toponymes cités

-> See the list of figures

Figure 8

Types des récits mentionnant au moins un toponyme

Types des récits mentionnant au moins un toponyme

-> See the list of figures

Par ailleurs, la relation entre les corpus et l’enquête toponymique varie elle aussi. Curieusement, c’est avec le recueil le plus ancien que la concordance est la plus grande. On peut y voir l’effet d’une collecte qui privilégiait les récits à la portée la plus large, les plus fondamentaux de la culture inuit, dont la mémoire gravée dans les lieux a été mieux transmise d’une génération à l’autre. D’autre part, le fait qu’un seul récit signalé lors de l’enquête toponymique soit absent dans les trois corpus témoigne de la grande permanence de la mémoire.

La cartographie des 72 lieux cités (figure 5) permet d’appréhender le territoire qui se déploie dans les récits. En comparant cette carte à celle de la figure 2, on constate que l’ensemble du territoire est couvert, ses coeurs comme ses confins. Ainsi, l’histoire des Inuinnait investit l’ensemble de leur territoire, qui se trouve balisé par la succession de récits qui jouent un rôle essentiel dans son humanisation. Le semis des points associés à des récits est même plus dense qu’il ne le paraît sur cette figure. En effet, il convient d’y ajouter les 61 toponymes recueillis lors de l’enquête de 1991-1992 dont le nom même évoque un événement particulier (catégorie J, figure 3). Bien que ces incidents ne soient relatés dans aucun des trois corpus, ils participent tout autant à la mise en espace de la mémoire inuit. La majorité de ces toponymes renvoient à des péripéties récentes, postérieures aux trois collectes publiées à ce jour. Dans un grand nombre de cas, il s’agit de lacs situés aux alentours des quatre points de sédentarisation, et qui furent baptisés au tournant des années 1960 du nom de l’Inuinnaq qui y prit le premier un poisson. Ce phénomène est particulièrement prononcé autour du village d’Holman. La figure 6 représente donc plus justement le réseau spatial de la mémoire des Inuinnait.

Cette carte montre également que la distribution spatiale des toponymes mentionnés dans les récits n’est pas liée au sens de ceux-ci. Ainsi, ceux qui évoquent nuna se situent autant dans les coeurs que dans les marges du territoire, tout comme ceux qui évoquent les uumajuit. Cette absence de distribution significative se retrouve au niveau quantitatif, comme le montre la figure 7.

L’importance numérique des toponymes dont le sens se rapporte à nuna (40) confirme la critique formulée plus haut à propos de la qualification des toponymes inuit comme simplement descriptifs donc neutres. On voit bien ici qu’il n’en est rien et que la formulation la plus plate peut renvoyer aux récits les plus émouvants. C’est ce que Nuttall (1992 : 49) appelle « le paysage caché » des toponymes inuit.

La typologie des récits où sont mentionnés des toponymes permet de mieux appréhender ce paysage caché (figure 8). J’ai intitulé « êtres étranges » la catégorie regroupant les récits impliquant des êtres hors du commun, non inuit donc étrangers bien que connus et côtoyés : géants, tuunngait, animaux prenant la forme d’êtres humains, etc. Dans le même esprit, la catégorie « événements étranges » regroupe les récits de phénomènes extraordinaires : disparitions, envols, transformations, apparitions, etc. Par ailleurs, certains lieux étant mentionnés dans deux ou trois récits de types différents, cette typologie porte sur 80 noms mentionnés et non pas sur 72 toponymes. L’importance des mésaventures et du quotidien dans les récits témoigne de la dimension très humaine de la relation au territoire, espace familier, proche, impliqué dans le déroulement de vie de tous les jours des Inuinnait. Mais il est aussi l’espace du merveilleux, car il est habité par toutes sortes d’êtres et tout y est possible. Ces êtres étaient particulièrement nombreux, et dangereux, dans les temps anciens, et les récits racontent souvent leur fin, ou soulignent qu’ils parlent d’un temps révolu. Ainsi les lieux rappellent-ils aux Inuinnait la mise en ordre progressive d’un monde dont ils évoquent aussi la genèse à travers les récits d’origine. L’origine des nuages, de certaines îles et rivières mais aussi de la mort est renvoyée à un temps lointain et indéterminé mais, par ailleurs, ancrée dans des lieux précis, bien identifiés. On est d’autre part frappé par le grand nombre d’épisodes violents, meurtres et famines que rapporte la tradition orale. Très souvent, ces récits apparaissent comme un « mode d’emploi » du territoire (Collignon 1996a : 91-94), d’où la nécessité de désigner précisément les lieux de ces drames.

Les géosymboles de la mémoire inuinnait

Pour appréhender l’organisation symbolique d’un territoire, la construction de son sens par ses habitants, le géographe Joël Bonnemaison propose le concept de « géosymbole » :

Le géosymbole, expression de la culture et de la mémoire d’un peuple, peut se définir comme un lieu, un itinéraire, une construction, une étendue qui, pour des raisons religieuses, culturelles ou politiques, prend aux yeux des groupes ethniques une dimension symbolique qui les ancre dans une identité « héritée ».

Bonnemaison 1996 : 167-168

Les géosymboles sont des lieux du territoire investis d’un sens particulier, car porteurs plus que d’autres de la mémoire du groupe et de ses valeurs. Ils sont les points d’origine à partir desquels se construit le sens, et tout le territoire s’articule autour du réseau qu’ils dessinent. Ce sont les « lieux forts » de l’espace, comme il y a des « temps forts » de l’Histoire. Ces lieux premiers qui structurent le territoire ont une haute signification symbolique.

Ce concept permet d’aller plus avant dans l’étude du territoire des Inuinnait comme porteur de leur mémoire, en invitant à en repérer les lieux clefs. Sur quels critères, cependant, se fonder? Les géosymboles marquant la mémoire plus que les autres lieux, on peut formuler l’hypothèse que les lieux mentionnés à plusieurs reprises, et dans plusieurs corpus, sont potentiellement des géosymboles. La figure 9 montre que les croisements ne sont pas très fréquents, ce qui limite les possibilités.

Figure 9

Citations croisées des toponymes, entre sources

Citations croisées des toponymes, entre sources

-> See the list of figures

Il faut par ailleurs tenir compte du fait que le corpus de Rasmussen n’a pas été recueilli dans la même région que les deux autres. Les récits de son recueil sont pourtant ceux qui, proportionnellement, sont le plus souvent aussi présents dans d’autres corpus. Seize lieux sont évoqués dans au moins deux corpus, six seulement dans au moins trois d’entre eux. Cette rareté n’a rien d’étonnant, elle est même induite par le concept même : pour être investis d’une grande charge symbolique, ces lieux particuliers ne peuvent exister qu’en petit nombre.

Dans la même perspective, on peut supposer que les lieux souvent cités, dans un même corpus comme dans des corpus différents, sont aussi, potentiellement, des géosymboles. La figure 10 permet de localiser ces derniers et entre en écho avec la figure 9.

Les lieux qui s’individualisent sont cette fois situés dans les coeurs du territoire des Inuinnait, et non plus en ses confins. Pour bon nombre d’entre eux il s’agit de petites îles, lieux très fréquentés au printemps. Les chenaux d’eau libre qui se forment en leurs alentours attirent en effet les phoques, qui se hissent sur la banquise pour dormir au soleil. Ce sont alors des proies relativement aisées pour le chasseur. Point de contact entre l’élément marin et l’élément terrestre, souvent au carrefour de différentes parties du territoire — entre l’île Victoria et le continent — la petite île est un lieu exemplaire du milieu arctique. J’ai montré ailleurs (Collignon 1996b) que celui-ci est compris par les Inuinnait comme extrêmement changeant, dynamique. Il n’y a pas de qualité intrinsèque et définitive de tel ou tel lieu, ses caractéristiques sont au contraire en permanence remodelées, en fonction du contexte particulier du moment, de la saison, de l’année. Même le lac le plus poissonneux ne l’est jamais que dans certaines circonstances et peut ne donner aucun poisson au pêcheur à un autre moment. Les récits qui concernent les îles rapportent le plus souvent des épisodes de famine après une période de grande abondance, ou de renversements de situation quand la prison devient ouverture vers le plus grand large, la mort renaissance. On peut avancer que ces îles sont des géosymboles, car les événements qui s’y sont produits sont à l’origine de l’une des caractéristiques majeures de la représentation que les Inuinnait ont de leur territoire. Portant en elles la mémoire de ces épisodes, elles rappellent constamment au voyageur qui les croise comme à ceux qui prononcent leur nom la sagesse du territoire que les Aînés, par les récits, enseignent aux plus jeunes.

Figure 10

Fréquence de citation des lieux dans les récits recueillis, toutes sources confondues

Fréquence de citation des lieux dans les récits recueillis, toutes sources confondues
Béatrice Collignon et Delphine Digout 2002

-> See the list of figures

On peut enfin retenir le type de récit associé à un lieu pour repérer les géo-symboles. Puisque ceux-ci disent quelque chose de fort de la relation entre les hommes et le territoire, les noms de lieux associés à des récits de rencontre ou de présence d’êtres étranges, et ceux qui renvoient aux origines sont à l’évidence des lieux clefs. Vingt-cinq points du territoire sont concernés (voir figure 8).

Il faut sans aucun doute croiser ces divers critères pour repérer les géo-symboles. Deux ensembles se dégagent alors. À l’Ouest de la région, l’ensemble de Putulik, composé de trois petites îles. Plusieurs récits le concernent. L’un évoque le passage d’un géant qui, pétrifié par l’action d’un chamane, est à l’origine d’une forme particulière du relief. Deux autres rapportent comment tout un groupe d’Inuinnait y succomba à la famine après avoir reporté trop longtemps son retour sur la terre ferme. À l’Est de la région, au Sud-Est de l’île Victoria, trois petits monts : Uvayuq, Uvayurruhiq et Amaaqtuq. Ce sont les restes des dépouilles des trois premiers Inuinnait qui connurent la mort. Auparavant, dit-on, personne ne mourait jamais. Cet ensemble a été récemment mis à l’honneur dans le cadre d’un projet patrimonial soutenu par Parcs Canada. On a procédé à une collecte des différentes versions de cette histoire, les conteurs ont été amenés sur le site et un court documentaire y a été tourné à cette occasion. De plus, on a publié le récit traduit en anglais, assorti à chaque page d’illustrations dessinées par une artiste inuinnaq d’Holman : Elsie Klengenberg (Pelly et Crockatt 1999). Le site a reçu le label « site culturel » (Heritage site) de Parcs Canada et sa visite est promue par l’Office du tourisme régional, installé à Cambridge Bay. Le fait que l’on ait demandé à une Inuinnaq d’Holman d’assurer la mise en images du récit témoigne à la fois de la renommée des artistes de ce village mais aussi, et plus significativement, de l’importance du site pour l’ensemble des Inuinnait et non pas seulement pour ceux qui habitent dans sa proximité.

Bilan

En abordant autrement la question du rapport des Inuit au temps et à l’histoire, l’approche géographique de leur mémoire révèle une imbrication étroite entre les dimensions temporelles et spatiales. Pour les Inuit, très sensibles à la contextualité de tout événement, l’espace est un support essentiel de l’histoire. Dans le cadre d’une culture orale, la mise en espace de l’histoire apparaît comme un mode efficace de mémorisation. Elle nourrit aussi la construction du territoire, espace vécu et investi pratiquement, affectivement et intellectuellement. Le développement de projets tels que celui d’Uvayuq, qui conduit à une patrimonialisation du territoire, devrait permettre aux Inuit de faire reconnaître la qualité d’une mémoire que l’on a trop souvent qualifiée d’inorganisée car non construite chronologiquement. Si la chronologie semble en effet peu intéresser les Inuit c’est, comme le souligne Frédéric Laugrand (ce numéro), qu’ils donnent la priorité à d’autres dimensions, qu’il nous faut continuer à explorer.