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Tim Ingold est un auteur prolifique qui a fait sa marque non seulement dans l’anthropologie britannique, mais aussi au niveau international, principalement par la publication d’ouvrages collectifs sur les chasseurs-cueilleurs et sur les débats actuels en anthropologie. Dans ce nouvel ouvrage sur la perception de l’environnement, il rassemble 23 de ses textes présentés lors de conférences entre 1989 et 2000 et pour la plupart déjà publiés. Débordant nettement le sous-champ de l’anthropologie écologique, il y élabore une théorie générale transdisciplinaire des rapports entre l’homme et son milieu ambiant, naturel, social et culturel. Selon sa propre explication, cette vision globale lui est venue tout d’un coup un jour pluvieux d’avril 1988 : « it suddenly dawned on me that the organism and the person could be one and the same » (p. 3). C’est pourquoi l’analyse de la vie humaine ne devrait pas se faire selon un découpage disciplinaire, mais plutôt de façon intégrée : « Crucially, such a synthesis would start from a conception of the human being not as a composite entity made up of separable but complementary parts, such as body, mind and culture, but rather as a singular locus of creative growth within a continually unfolding field of relationships » (p. 4). Depuis cette révélation, Ingold n’a eu de cesse d’explorer différentes dimensions de cette nouvelle approche analytique. Les résultats de sa démarche sont regroupés ici sous trois termes ou thèmes : « livelihood », « dwelling », « skill ».
La partie sur les moyens de subsistance aborde sous différents angles la façon dont les êtres humains se relient aux autres composantes de leur environnement à travers leurs activités d’acquisition. L’auteur y aborde plusieurs thèmes courants des études sur les chasseurs-cueilleurs : la naturalisation de leur économie sous la rubrique « fourageurs » par le courant de l’écologie évolutionnaire ; l’historique des relations homme-animal et la transformation de ces relations avec l’avènement du pastoralisme ; la notion de domestication et la dichotomie entre collecte et production ; la notion d’engagement et les différentes approches de la compréhension de l’environnement par les chasseurs-cueilleurs et la science moderne ; la complémentarité entre art et science ; les concepts d’ancestralité, de génération, de substance, de mémoire et de terre ; l’idée de la nature non transformée par les chasseurs-cueilleurs. La notion d’« engagement » m’apparaît centrale chez Ingold et il la définit par la façon dont les chasseurs-cueilleurs perçoivent leur environnement à travers leurs pratiques par opposition à une vision plus classique voulant que leur perception découle de la reconstruction de la réalité exprimée en termes métaphoriques.
Dans la deuxième partie de son livre, Ingold oppose la perspective « résidentielle » (« dwelling perspective ») à la perspective « constructiviste » (« building perspective »). La première aborde l’immersion de l’organisme-personne dans l’environnement du milieu de vie comme une condition sine qua non de l’existence alors que, selon la seconde, les gens construisent leur monde, en toute conscience, avant de pouvoir agir en lui. Dans le chapitre 9 qui sert d’introduction à cette partie, l’auteur expose et critique différentes théories de la perception et de la cognition en partant de la question suivante : « pourquoi les gens de différents contextes culturels perçoivent-ils le monde de différentes façons? » (p. 153). Les cinq autres chapitres de cette partie abordent des thèmes comme la temporalité des paysages, la topologie de l’environnement, l’utilisation des cartes et la façon de retrouver son chemin, la vision, l’ouïe et le mouvement humain, la manière dont les animaux et les personnes se façonnent une niche dans le monde. En tant qu’anthropologue écologiste je me sens particulièrement interpellé par le passage dans lequel l’auteur affirme qu’une écologie culturelle véritable doit transcender les conditions pragmatiques de l’adaptation au milieu pour se concentrer sur les niveaux de signification symbolique dont les personnes recouvrent leur environnement.
La troisième partie portant sur la compétence traite principalement de technologie dans une perspective évolutive et historique en mettant l’accent sur le développement des habiletés dans différents types de sociétés, prémachinistes et modernes. L’auteur y montre que l’évaluation de la complexité technologique doit tenir compte non seulement des outils matériels mais aussi des connaissances et des compétences requises pour les utiliser. Ainsi, les machines sont le résultat du développement historique des forces productives qui ont accompagné l’industrialisation. Au cours de ce processus historique, le producteur est passé du centre à la périphérie du procès de production. En discutant de l’acquisition des compétences, l’auteur compare la marche avec le cyclisme comme mode de locomotion et le langage avec l’écriture comme mode de communication. Le traitement de ces différents sujets — assez éclectiques en apparence — montre clairement que le contenu du livre déborde très nettement le champ de l’anthropologie écologique mentionné précédemment.
Au fil des chapitres, Ingold fait preuve d’une érudition remarquable par ses références à de nombreux auteurs de diverses disciplines : biologie, philosophie, psychologie, sociologie, linguistique, archéologie, anthropologie physique. Fait relativement rare pour un auteur anglo-saxon, il connaît bien et utilise abondamment la production d’auteurs français, anthropologues et autres, tels que Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss, Sperber, Sigaut, Descola, Le Monnier, Merleau-Ponty, Saussure, Bourdieu. Mais ceux qui semblent l’avoir influencé, outre Darwin et Marx, sont James Gibson, en écologie psychologique, et Gregory Bateson, pour le systémisme. Le courant de la phénoménologie — en particulier l’oeuvre du philosophe Maurice Merleau-Ponty — constitue aussi une influence marquante, comme il le reconnaît ouvertement. La littérature ethnographique n’est pas non plus en reste et l’auteur fait régulièrement référence à de nombreuses études de cas, le plus souvent sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ses exemples favoris sont d’ailleurs canadiens (les Cris de la Baie James [Feit], les Ojibwa du Nord de l’Ontario [Hallowell]) et australien (les aborigènes). Par ailleurs, il s’inspire de nombreux gestes de la vie quotidienne, comme marcher, se localiser, aller à bicyclette, utiliser un outil, fabriquer un panier, c’est-à-dire de tout un ensemble de pratiques et de comportements humains liés intrinsèquement à l’environnement dans lequel ils sont élaborés.
Dans plusieurs chapitres du livre, l’auteur fait aussi appel à de nombreux schémas, dessins et autres illustrations pour mieux expliquer certains développements théoriques ou certains exemples concrets. Il ne craint pas d’être polémique et remet souvent en cause des idées reçues ou certains courants théoriques en anthropologie écologique, tels que l’écologie évolutionnaire. Dans son ensemble, toutefois, l’ouvrage n’est pas de lecture facile et, bien que son approche générale soit relativement simple, la compréhension de ses implications dans de multiples champs de la connaissance et des sciences humaines et sociales exige beaucoup d’attention, voire de connaissances préalables de la part du lecteur. Par contre, comme il ne s’agit pas d’une démonstration linéaire fondée sur une succession logique de thèmes interdépendants, il n’est pas nécessaire de tout lire, ni de lire les chapitres dans leur ordre numérique, comme le conseille l’auteur d’ailleurs. Il ne s’agit pas moins d’une oeuvre importante, à mon avis, mettant en pratique ce que l’auteur propose comme nouvelle démarche anthropologique : l’intégration des connaissances disciplinaires étagées dans l’analyse unifiée — et non découpée en niveaux — de l’homme organique, social et culturel.