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Ce livre porte un titre quelque peu trompeur, sans doute choisi par l’éditeur, car après avoir dressé un rapide portrait du carnaval de Bahia[1], l’auteur se concentre rapidement sur ce qui a fait l’objet de son ethnographie : le Ilê Aiyé, « premier bloc afro-brésilien du carnaval de Bahia » (p. 60). Le véritable objet de ce livre est l’histoire de la réafricanisation du carnaval bahianais à travers la plus africanisante de ses composantes.
Africaniste de longue date, l’auteur se penche sur ce qu’il y a de plus africain dans le Carnaval de Bahia et ne prétend pas faire l’ethnographie générale du Carnaval de Bahia et encore moins une prétentieuse « anthropologie du carnaval ». Généralisations et compa-raisons, bien que présentes, cèdent le pas ici à la description. D’autre part, si l’auteur cherche à établir des liens et à faire des généralisations, c’est davantage avec d’autres mouvements identitaires, d’autres formes de métissage et d’autres rites non nécessairement festifs qu’avec d’autres fêtes populaires à proprement parler. La fête est ici davantage perçue comme un rituel identitaire que comme une manifestation ludique et hédoniste. C’est ainsi que de grands classiques des écrits sur le Carnaval (comme Bakhtine) y sont complètement absents et que certains éléments traditionnellement définitoires du Carnaval, tels la suspension des lois et la profanation, n’y sont traités que très marginalement.
L’ouvrage débute par une contextualisation générale du carnaval dans l’histoire du Brésil et dans celle de Bahia, dont l’auteur rappelle l’importance passée dans l’économie brésilienne en raison de la position privilégiée de la Baie de tous les Saints dans la production sucrière mondiale. La culture de la canne à sucre s’est appuyée sur l’esclavage de millions d’Africains, d’où cet abondant héritage que l’auteur décrit en citant l’existence des 2000 maisons de candomblé[2], de la samba, de la capoeira[3]. L’auteur montre ensuite le déclin de la production sucrière, la stagnation économique qui en a découlé et la plus récente indus-trialisation autour du pôle pétrolifère.
L’auteur avance que, malgré une mise en valeur officielle du métissage, il demeure une discrimination systémique et une polarisation de la société autour de la couleur, même si le noir peut se « blanchir » par l’acquisition d’un statut social élevé, contre laquelle s’élèvent cependant mille obstacles (des profils tirés d’histoires de vie et des statistiques illustrent ces difficultés). Cela s’incarne aussi dans la segmentation raciale du carnaval. C’est dans ce contexte que l’on a assisté à l’invention du bloc afro. Ilê Aiyé, est né (1974) d’un groupe informel uni par une volonté d’affirmation de la négritude et de l’africanité, subissant en cela certaines influences externes (Black Panthers, Steve Biko). Né durant la dictature, et dès le départ excluant les non-Noirs, le Ilê Aiyé était doublement choquant et a vécu ses premières heures dans le doute et la crainte de la répression policière ; il expérimenta une grande répro-bation publique et fut décrié par les médias et par les autorités comme mouvement raciste.
S’il s’agissait au départ d’un bloc carnavalesque s’inventant une identité africaine, il s’est transformé petit à petit en un mouvement culturel plus organisé connaissant une insti-tutionnalisation qui en a fait un mouvement politique, voire une entreprise, profitant de la vogue du axé music et de l’africanisation du carnaval pour parvenir à une certaine commer-cialisation. Au sommet de sa gloire, le Ilê est aujourd’hui une ONG mondialement connue, bénéficiant de subventions étatiques et de commanditaires et établissant des liens avec d’autres organisations internationales.
L’auteur approfondit la composition sociale du mouvement en présentant des statis-tiques sur sa composition socioprofessionnelle et en dressant des portraits retraçant la carrière et l’origine de ses différents membres. Il en ressort que pour ses fondateurs « jeunes gens d’un niveau social et scolaire un peu supérieur à la moyenne des gens de couleur de Bahia », le Ilê s’est imposé comme projet valorisant devant l’impossibilité, en raison de la ségrégation anti-Noir, de mener une carrière ascensionnelle. De nombreux membres ont ainsi une histoire de vie faite de travail informel, de licenciement et de vexations multiples, notamment les membres dits fondateurs qui jouissent d’un statut privilégié et maintiennent le contrôle de l’organisation. Les thèmes propagés sont principalement la valorisation de la négritude, la participation familiale aux activités et la résistance noire, incarnée par Zumbi, chef mythifié d’un célèbre quilombo[4]. Sans être une organisation religieuse, le Ilê maintient des liens étroits avec la maison de Candomblé de Mãe Hilda qui est, non par hasard, la mère du fondateur.
L’auteur cite la théorie de Bastide pour expliquer ce phénomène de récupération (et de camouflage) d’éléments pour cimenter la création d’une identité collective valorisante. L’afri-canité du Ilé Aiyé est pour l’auteur essentiellement une mise en scène de l’altérité, bien davantage instrument de positionnement social que reflet d’un lien réel avec l’Afrique (du moins l’Afrique actuelle). Il faut bien reconnaître en effet qu’au-delà de quelques associations culturelles, les liens avec l’Afrique moderne sont presque inexistants.
Bien qu’il demeure un afoxé pauvre, le Ylê Aiyé continue son ascension sociale et éco-nomique. Lors de la dernière sortie du Ilê dans le Curuzu, j’ai pu observer que les médias étrangers dominaient largement les médias locaux et que les touristes étrangers constituaient la majorité des spectateurs à la peau pâle. Plus récemment, le Ilê a ouvert un bureau dans le centre historique inondé de touristes.
Cet ouvrage est fort bien documenté et du plus grand intérêt, mais il est loin d’épuiser la complexité du Carnaval de Bahia, multiforme et en constante reconstruction : pour plu-sieurs Sotéropolitains[5], le Carnaval est essentiellement celui de leur quartier, pour la plupart des jeunes de classes moyennes, c’est le défilé des trios électriques, tandis que pour d’autres encore, c’est le Carnaval de masques et de fanfares plus antiques et ludiques du centre historique.
Appendices
Notes
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[1]
Les Français persistent à nommer la ville de Salvador sous son ancien nom de Bahia. J’y vois un passéisme charmant et je maintiendrai cet usage tout en rappelant au lecteur qu’officiel-lement Bahia est le nom d’un immense État peuplé de 12 millions de personnes et où l’influence africaine est essentiellement limitée au littoral.
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[2]
Culte afro-brésilien, généralement syncrétique.
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[3]
Art martial chorégraphique développé par les esclaves brésiliens.
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[4]
Refuge d’esclaves fugitifs.
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[5]
Du grec, sotero (sauveur) et polis (ville), habitants de la ville de Salvador de Bahia.