Subitement décédé le 9 mars 2001 à l’âge de quarante-six ans, Christian Geffray était directeur de recherche à l’Institut de recherches pour le développe-ment (IRD, ex-Orstom). Venu à l’anthropologie après des études de philosophie, le choix de ses thèmes de recherche était guidé par une éthique politique et une sorte d’urgence du moment qui le poussaient à traiter de questions essentielles en reliant études de terrain et pensée théorique. Cette volonté de s’attaquer à des problèmes qui dépassent les questions locales, tout en leur apportant des éclairages pertinents, est remarquable tant sont nombreux les chercheurs qui se limitent à des questions étroites. Inspiré par l’anthropologie économique et par un marxisme critique, très proche de Claude Meillassoux, ses terrains de prédilec-tion furent d’abord la parenté et la guerre civile au Mozambique, puis les formes de servitude, la violence rurale et le trafic de cocaïne en Amazonie brésilienne. C’est à partir de ces domaines de recherche que Geffray s’est intéressé à la psy-chanalyse plutôt que par l’intermédiaire des spécialités où les sciences sociales la rencontrent habituellement, comme l’étude des mythologies, des religions ou de la sexualité. Depuis quelques mois, il se préparait à son prochain terrain qui devait être le Rwanda pour appréhender le génocide. L’idée qu’il existe une vie sociale dans la guerre ou en marge de la légalité et qu’il importe d’en saisir les rouages pour éclairer la formation des liens sociaux et la naissance des institu-tions était au cœur de ses recherches. Geffray nous lègue son dernier livre, Trésors (2001), où il poursuivait sa démarche consistant à incorporer certains acquis de la psychanalyse dans la réflexion sur le social et dépasser ainsi l’oppo-sition classique entre la société et l’individu qui assigne aux sciences sociales l’étude de la première et à la psychanalyse l’étude du second. Précisons que tout le propos de l’auteur sur la psychanalyse était absorbé par une réflexion sur la pensée psychanalytique et qu’il n’a donc, en aucun cas, évoqué la pratique de la cure. Pour mettre en relief la portée et l’originalité de sa démarche, nous en retraçons quelques moments clés — en particulier à partir de son dernier ou-vrage. Avec le concept du signifiant, Geffray aborde implicitement Lacan dès son premier livre qui est consacré à une critique de la notion de parenté à partir du cas des Makhuwa du Mozambique (Geffray 1990a). Ceux-ci n’ont aucun mot dans leur langue pour désigner nos père et mère ; mais tous les groupes d’individus qui sont distingués par les mots locaux de la parenté sont congruents avec l’organisation sociale de la production. Le nom de clan, transmis à l’ini-tiation par la lignée des femmes, est ce qui institutionnalise l’appartenance sociale des enfants et ce qui organise toute la vie des individus en les soumettant à la Loi que ce nom véhicule et dont ils deviennent les dépositaires (ibid. : 70-73). Or, le nom de clan n’a de signification que par son transfert, permettant à la population de concevoir le lien social et, du même coup, de l’instaurer. Mais si la transmission du nom de clan n’existe qu’en raison de la pensée qui lui donne son sens, ce n’est pas cette pensée qui détermine le lien social. Celui-ci procède, en effet, de la redistribution du surproduit qui légitime la revendication d’autorité sur les enfants, revendication qui correspond à l’enjeu majeur de la vie sociale makhuwa. Ainsi, l’auteur définit ce nom de clan comme un pur signifiant (ibid. : 159-161). Les mots de la parenté sont donc, pour Geffray, issus de relations sociales qui motivent leur désignation et non pas, comme l’affirme le structuralisme, d’une logique combinatoire …
Appendices
Références
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