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INTRODUCTION

Dans ce texte, les auteurs feront la démonstration que les six conservateurs[2] des Archives nationales (AN[3]) du Québec qui se sont succédés entre 1920 et 1980 ont joué un rôle majeur dans le développement de l’institution, et ce, à des moments cruciaux de son histoire. Ils expliqueront comment leur pragmatisme et leur regard sur la société ont permis aux AN de se faire reconnaître par l’appareil gouvernemental comme service d’archives de l’État, ce qui a pavé la voie à l’instauration d’une véritable politique de gestion des archives gouvernementales à partir des années 1980.

Pour les besoins du présent texte, nous avons divisé les soixante premières années d’existence des AN en deux périodes :

  • la période 1920-1963, correspondant à l’institutionnalisation des archives historiques ;

  • la période 1963-1980, se caractérisant par une profonde réforme de l’administration gouvernementale et par la régionalisation des services publics.

1. 1920-1963 : L’INSTITUTIONNALISATION DES ARCHIVES HISTORIQUES

Non, un peuple ne se sépare pas de son passé, pas plus qu’un fleuve ne se sépare de sa source, la sève d’un arbre, de son terroir. 

Lionel Groulx, Directives, 1937

La création en 1920 des Archives de la province de Québec (AN), sous l’autorité du Secrétariat de la province de Québec et la nomination de Pierre-Georges Roy par le gouvernement québécois, ne sont pas le fruit du hasard. Elles résultent, d’une part, de l’accumulation croissante de documents administratifs dans les bureaux de la fonction publique où ils sont conservés dans des conditions « lamentables » (Lapointe, 1988, p. 8). D’autre part, la création des AN s’explique par un contexte politique favorable à la montée d’un nationalisme canadien-français alimenté notamment par la crise de la conscription de 1917 et les émeutes de Québec au printemps 1918.

Quel est l’état d’esprit de Pierre-Georges Roy le 2 septembre 1920, alors qu’il entame sa première journée de travail à titre d’archiviste des AN ? La lettre qu’il écrit au chanoine Lionel Groulx[4] un mois après sa nomination est, à cet égard, révélatrice :

Nous avons enfin un bureau, ou, si vous aimez mieux, un département d’archives. Le 1er archiviste de la Province est bien disposé, plein d’ardeur, mais sera-t-il à la hauteur de la tâche ?

À tout événement, je suis disposé à recevoir conseils et suggestions. Ne vous gênez pas, je recevrai vos conseils avec le plus grand plaisir et aussi avec profit. Je ne veux pas aller trop vite en besogne ni casser les vitres, mais, avec le temps, j’espère faire du Bureau de Québec un arsenal où tous les travailleurs pourront se procurer les renseignements ou tout au moins apprendre où ils les trouveront.

Roy, 3 octobre 1920

Ces propos révèlent un réel enthousiasme de la part de Pierre-Georges Roy pour ses nouvelles fonctions et une profonde volonté de servir le public. Il souhaite par ailleurs centraliser sous un même toit les archives produites par l’appareil gouvernemental ou, à tout le moins, être en mesure de les repérer dans l’un ou l’autre des ministères ou organismes publics.

Le parcours professionnel de Pierre-Georges Roy le prédestinait à ce poste. D’abord journaliste et rédacteur pour différents journaux, c’est en 1895 qu’il amorce sa carrière d’historien et d’archiviste en fondant le Bulletin des recherches historiques, premier périodique francophone au Québec à traiter d’histoire et de généalogie. Il occupe par la suite le poste de directeur du Bureau des archives fédérales à Québec jusqu’à sa nomination aux AN.

Aussi, au cours des années 1920-1930, profitant d’une conjoncture politique et économique favorable, le gouvernement nouvellement élu de Louis-Alexandre Taschereau, par l’entremise du secrétaire de la province, Athanase David, multiplie les actions pour affermir l’identité canadienne-française. Il a non seulement permis et encouragé la création des AN, mais on lui doit aussi la fondation d’institutions majeures telles que le Musée national des beaux-arts du Québec et les écoles des beaux-arts de Québec et de Montréal, ainsi que l’octroi de nombreuses bourses d’études favorisant le perfectionnement d’artistes québécois à l’étranger.

Malgré un appui précieux des plus hautes instances gouvernementales, Pierre-Georges Roy est confronté rapidement aux coupes budgétaires, qui ponctuent l’histoire des organismes publics. À cet égard, dans une lettre datée du 15 juin 1921, il fait part à l’abbé Groulx de ses difficultés à obtenir les crédits nécessaires à l’achat de documents d’archives relatifs à la famille Papineau :

Je vais voir M. Simard[5] dès demain au sujet des manuscrits Papineau. Mais j’ai bien peur que nous ayons de la misère. Les ministres tiennent les cordons très serrés depuis quelques semaines. La loi des licences[6] qui devait amener l’âge d’or et les millions n’a produit que des ennuis et des ivrognes.

Roy, 15 juin 1921

Malgré tout, le budget annuel consacré aux AN ne cesse de croître sous les différentes administrations qui se succèdent[7]. Entre 1920 et 1936, il passe de 9 300 $ à 41 000 $ et le nombre d’employés permanents croît de deux à treize durant la même période[8]. Il faudra attendre les années 1970 pour que les AN connaissent un accroissement proportionnellement aussi important de leurs ressources humaines[9].

En 1941, à l’âge de 71 ans, à la veille de sa retraite et après une longue et fructueuse carrière, on retrouve un Roy fatigué. Avec une écriture chancelante, il livre à son vieil ami Lionel Groulx un douloureux témoignage et un regard rétrospectif sur sa carrière aux Archives nationales :

Votre bonne lettre du 25 janvier […] m’arrive dans un temps où, je vous l’avoue franchement, j’ai besoin d’un peu de réconfort. Mes yeux s’en vont rapidement et je serai peut-être obligé avant longtemps de subir une opération pour la cataracte. […] Il va bien me falloir renoncer à lire les vieux manuscrits. […] Mais tout ceci ne me fatigue pas. […] Ce qui m’a vieilli avant le temps, fatigué, ennuyé, énervé, c’est le cher patronage. Au temps où je travaillais seul pour les Archives je faisais plus d’ouvrage que j’en fais aujourd’hui et pourtant j’ai une vingtaine d’employés pour m’aider. Ah ! les chères nominations politiques qu’elles nous en donnent du trouble, des ennuis, etc., etc.

M. Roy termine sa missive par ce triste constat :

Mais tout cela est à la veille de finir. Un archiviste sans yeux est un vaisseau sans pilote.

Roy, février 194[1][10]

Pierre-Georges Roy a cependant eu la clairvoyance de planifier sa sortie et d’assurer sa succession. Son fils Antoine, qui l’assiste déjà depuis 1931, lui succède en novembre 1941. Cette transition se fait donc sous le signe de la continuité. Autant pour le père que pour le fils, c’est la parution de nombreux inventaires et la publication annuelle du Rapport de l’archiviste de la province de Québec qui constituent le plus important legs des Roy. On retrouve dans ce dernier des études, des inventaires et de nombreuses transcriptions de documents d’archives permettant aux chercheurs d’accéder aux documents les plus importants constituant la collection des AN de l’époque. Ces outils de recherche, auxquels s’ajoutent de nombreux ouvrages historiques et généalogiques, sont d’une valeur inestimable pour les chercheurs de l’époque qui étudient l’histoire du Canada et du Québec. À lui seul, Pierre-Georges Roy aurait publié plus de trois cents ouvrages et articles de périodiques (Lapointe, 1988, p. 7).

Parmi toutes les publications du père et du fils, si on exclut le Rapport de l’archiviste de la province de Québec, il nous semble que l’outil qui a suscité le plus d’intérêt auprès du public chercheur est l’Inventaire des greffes des notaires du Régime français. Les deux hommes ont mis en oeuvre en 1942 le vaste projet d’inventorier tous les actes notariés du Régime français. Ce projet ambitieux sera repris par leurs successeurs et comptera finalement 27 volumes publiés jusqu’en 1976. Cet outil, répertoriant des milliers d’actes notariés, a constitué durant de nombreuses années la seule source imprimée permettant le repérage des minutes dans les greffes de notaires. Bien entendu, les importants travaux de microfilmage, surtout à partir des années 1970, et la constitution de la base de données Parchemin par la Société de recherche historique Archiv-Histo, dans les années 1980, ont par la suite largement contribué à la diffusion de ces archives[11]. À cet égard, il nous semble essentiel de rappeler aujourd’hui le travail de pionniers réalisé par Pierre-Georges et Antoine Roy et leurs équipes.

Cent ans après la nomination de Pierre-Georges Roy et soixante ans après la fin du mandat de son fils Antoine, les AN ont perpétué leur oeuvre et poursuivi leur volonté de rendre accessible au plus grand nombre le patrimoine archivistique québécois. Richard Lapointe, dans un article consacré à Pierre-Georges Roy paru dans la revue Archives en 1988, conclut d’ailleurs en ces termes :

En tant qu’archiviste, il [Pierre-Georges Roy] a été en quelque sorte celui qui a jeté les bases d’une organisation structurée des archives de la province. Voulant rendre le document accessible au chercheur, il a apporté une contribution inégalée à l’archivistique et à l’histoire au Québec. Les Rapports de l’archiviste et les nombreux inventaires publiés sont là pour en témoigner.

Lapointe, 1988, p. 10

Entre 1920 et 1963, l’essor des Archives nationales a été fulgurant. Les AN peuvent désormais s’appuyer sur une équipe bien établie; elles occupent un bâtiment répondant aux besoins de conservation en vigueur à l’époque et elles ont acquis une reconnaissance enviable auprès du milieu de la recherche grâce aux nombreuses publications produites durant cette période. Le seul bémol à ce parcours impressionnant est l’incapacité des AN à rassembler sous le même toit les archives historiques qui se trouvent toujours dispersées dans les ministères et à n’avoir pas réussi à s’imposer comme service d’archives de l’État auprès de ces derniers. Ce n’est cependant pas faute d’avoir essayé. Plusieurs tentatives ont bel et bien été lancées au cours des années pour exiger le versement des archives historiques aux AN, mais les nombreuses requêtes faites en ce sens sont restées, pour la majorité, lettres mortes. À titre d’exemple, citons la directive adressée aux ministères dès les premiers mois du mandat de Pierre-Georges Roy, le 20 décembre 1920 :

Pour mieux assurer l’efficacité de ce service [des AN] et la conservation des documents qui doivent faire partie des archives de la province, il est enjoint aux sous-ministres de remettre entre les mains de l’archiviste de la province tous papiers, cartes, registres, etc., qui sont la propriété de la province de Québec et dont la date est antérieure au premier juillet 1867.

Archer, 1969, p. 404[12]

Dans un article de la revue Archives parue en 1989, Bernard Weilbrenner, troisième conservateur des AN en fonction entre 1963 et 1967 et successeur d’Antoine Roy, jette un regard lucide sur la situation et fait le constat suivant : « Il apparaît que cette directive [de 1920] n’a eu aucun effet, sans doute par la force de l’inertie et parce que les administrations sont toujours jalouses de leurs biens » (Weilbrenner, 1989, p. 12).

Une telle affirmation démontre à quel point la question des archives gouvernementales est sensible et révèle les difficultés rencontrées par les Archives nationales à s’imposer face à une administration publique souvent réfractaire aux changements. À partir des années 1960, le statut des archives gouvernementales fera l’objet d’importants débats, d’une part, au sein de l’appareil gouvernemental et, d’autre part, dans une communauté archivistique en plein essor souhaitant doter le Québec d’une véritable politique de gestion des archives publiques.

Fort heureusement, au cours des années, des séries documentaires de grande valeur sont tout de même versées aux AN. Pensons aux Biens des Jésuites[13], aux Événements de 1837-1838[14] et à certains dossiers judiciaires recueillis ici et là.

2. 1963-1980 : LA RÉFORME DE L’ADMINISTRATION GOUVERNEMENTALE ET LA RÉGIONALISATION DES SERVICES PUBLICS

Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.

Mark Twain

Les années 1960 et 1970 constituent une période clé dans l’histoire du Québec. Un sentiment d’urgence et de fébrilité bouscule les conventions et tout semble possible pour une nouvelle jeunesse décomplexée et scolarisée.

Pour les AN, cette période laisse présager les changements majeurs que connaîtront l’institution et la profession au cours des années qui suivent. Parmi les nombreux facteurs qui contribuent à ce vent de changement, nous en retenons deux que nous jugeons fondamentaux : la réforme de l’administration gouvernementale et la régionalisation des services publics.

2.1. La réforme de l’administration gouvernementale

C’est dur, la culture !

Georges-Émile Lapalme

La décennie 1960 est marquée du sceau d’une importante réforme de l’administration publique québécoise. Sous le règne de Duplessis au cours des années 1940 et 1950, les institutions culturelles publiques ont été hypothéquées par un manque de vision politique et un sous-financement chronique. Durant cette période, les autorités gouvernementales se préoccupent davantage de l’accumulation des documents dans les bureaux administratifs que de l’intérêt de préserver les archives historiques produites par l’administration gouvernementale. Les doléances et les recommandations des AN ne font pas le poids face aux considérations pratiques et budgétaires évoquées par les ministères pressés de trouver de l’espace pour conserver les documents nécessaires à la gestion courante de leurs activités.

La création en mars 1961, à l’instigation de Georges-Émile Lapalme, du ministère des Affaires culturelles, auquel sont rattachées les AN, entraîne une rupture avec la situation qui existait depuis plusieurs décennies (Harvey, 2010, p. 22). La création de ce nouveau ministère répond à un besoin de doter le Québec d’une vision claire de la place que la culture doit occuper. Elle s’inscrit dans la mouvance de modernisation de l’État qui caractérise les années 1960 et dans un contexte politique favorable à la montée d’un nationalisme canadien-français. Le premier ministre libéral Jean Lesage explique en 1961 les raisons qui motivent son gouvernement à créer ce nouveau ministère[15] :

Le gouvernement a l’intention de faire de la province de Québec le centre de rayonnement de la culture française en Amérique. Le fait français constitue un ensemble de valeurs qui enrichissent le Canada tout entier. Nous croyons que la création d’un ministère des Affaires culturelles est une nécessité vitale, surtout au moment où la population du Québec dans son ensemble est plus que jamais éveillée à l’apport qu’elle pourra fournir à l’épanouissement de notre vie nationale.

Laporte, 3 mars 1961

En 1960, tout comme à l’époque d’Athanase David quarante ans plus tôt, le contexte social et politique est propice à la montée du nationalisme québécois et favorise une quête identitaire qui prend notamment la forme d’un intérêt marqué pour l’histoire et la généalogie. Malgré tout, le premier titulaire du nouveau ministère, Georges-Émile Lapalme, considère que l’État fait encore trop peu pour le patrimoine et la culture. Sa vision « interventionniste » de l’État dans le domaine de la culture n’est pas partagée par tous, tant au sein de l’appareil gouvernemental que dans son propre parti politique. Il peine donc à obtenir le financement et la latitude nécessaires à la réalisation des mandats du jeune ministère des Affaires culturelles. À la veille de sa démission en tant que ministre et de son départ définitif de la vie politique, il adresse le 20 août 1964 une lettre au premier ministre Jean Lesage dans laquelle il exprime durement et sans détour une situation qui lui est devenue intolérable :

C’est dur, la culture ! On peut décréter d’un seul coup qu’on dépensera cent millions pour des voies d’accès à l’Exposition [universelle d’Expo 67] ; on peut décréter l’augmentation du coût du lait ; on peut décréter les déboursés de plusieurs millions relativement aux taxes scolaires. Cela se fait au cours d’une rapide séance ; mais la culture, que d’experts, que de signatures, que de paperasse pour 12 000 $ !

Lapalme, 20 août 1964

Parallèlement au manque récurrent de ressources financières pour le secteur de la culture, cette période se caractérise par l’émergence de courants historiographiques interprétant l’histoire sous de nouveaux angles (histoire sociale, histoire des mentalités, histoire des idéologies, etc.). Cette vision inédite de l’histoire favorise l’émergence d’une nouvelle génération d’historiens qui revisitent et réinterprètent les travaux de leurs prédécesseurs. C’est ainsi que les Michel Brunet, Guy Frégault, Maurice Séguin, Marcel Trudel, Fernand Ouellet et Louise Dechêne se réapproprient les grandes séries documentaires, comme les archives notariales et judiciaires et l’état civil, et contribuent à un renouveau de la discipline historique qui trouve un écho favorable au sein de la population.

En 1963, l’arrivée en poste du conservateur Bernard Weilbrenner s’inscrit dans cette ère de changement qui caractérise les années 1960. Formé aux États-Unis et après une carrière aux Archives publiques du Canada, Weilbrenner contribue au renouvellement des idées en matière archivistique au Québec et à faire connaître les notions de Records Management développées aux États-Unis. Deux ans avant son arrivée en poste aux AN, les grandes lignes d’un rapport produit par l’historien Fernand Ouellet en 1956 ont été publiées et les constats sont dévastateurs. Un article paru en 1961 dans le journal La Presse et écrit par la journaliste Evelyn Gagnon fait état des mauvaises conditions de conservation et de la destruction de documents administratifs au sein de l’appareil gouvernemental :

Les textes administratifs qui se trouvent dans les divers ministères trouvent rarement le chemin des archives provinciales. On connaît déjà la malencontreuse habitude des ministres sortant de charge, d’amener avec eux certains de leurs documents les plus importants. Même sans cela, par négligence, les documents qui restent sont oubliés, parfois brûlés, lorsqu’ils ne sont plus utiles au département concerné.

Gagnon, 10 novembre 1961, p. 5

Dans le même article, la journaliste évoque la nécessité d’adopter une loi sur les archives : « Il est donc probable qu’une action sera prise bientôt, et certains entrevoient la possibilité de l’adoption d’une loi des archives, sous la présente administration provinciale » (Gagnon, 10 novembre 1961, p. 5).

En réponse à ce rapport accablant et à la publication de ses principaux constats dans La Presse, Bernard Weilbrenner met en place un plan général de classification basé sur la provenance des archives. Dorénavant, il sera possible de distinguer les archives publiques, relevant du pouvoir exécutif, des archives privées et des copies d’archives conservées par d’autres institutions[16]. Il s’agit de l’embryon du cadre de classement encore en vigueur aux AN qui comprend aujourd’hui 31 divisions.

Bernard Weilbrenner innove aussi en lançant le projet de publication du premier État général des archives publiques et privées du Québec présentant tous les fonds d’archives conservés aux AN. La nouvelle vision de Weilbrenner favorisera le développement d’outils de référence plus généraux que ceux produits par ses prédécesseurs. Quoique sommaires, ces instruments de recherche ont le précieux avantage d’offrir aux chercheurs une description de l’ensemble des fonds et collections conservés aux AN et permettent une meilleure gestion des documents conservés et consultés. Ces outils, essentiellement en format papier, seront bonifiés au fil des ans au gré des nouvelles technologies[17]. Ils seront remplacés par les bases de données SAPHIR[18] (en 1979), Pistard[19] (en 1994) puis Advitam (en 2020)[20].

En ce qui concerne les AN, la réforme administrative de l’État ayant cours dans les années 1960 met en lumière une divergence importante de points de vue opposant le ministère des Affaires culturelles d’abord au Secrétariat de la province et ensuite au ministère des Travaux publics et de l’Approvisionnement. Au coeur de cette rivalité se pose la question de la définition de ce que sont les documents historiques et la sous-question de leur propriété[21]. Les ministères et organismes défendront âprement les prérogatives qui leur ont été historiquement attribuées à l’égard des documents qu’ils produisent, et ce, au détriment d’une centralisation de tous les documents historiques aux AN.

À la suite d’une recherche exhaustive et rigoureuse (qui a fait l’objet d’un article dans la revue Archives), l’auteur Louis Garon démontre que les débats entourant ces questions paralysent toutes les tentatives des Archives nationales de doter le Québec d’un cadre légal et réglementaire couvrant autant l’aspect patrimonial que l’aspect administratif de la gestion des archives (Garon, 1987).

Cependant, une brèche sera ouverte en 1969 alors que le gouvernement profite de l’abolition du Secrétariat provincial pour confier aux Archives nationales la garde de tous les documents des ministères et organismes publics qui ne servent plus à leur administration courante. La dissolution du Secrétariat déclenchera une série de mesures qui permettront entre autres l’adoption d’un règlement et d’une politique[22]. Même si cette législation ne donne pas de pouvoir aux AN sur la gestion des documents administratifs courants produits par les ministères et les organismes publics, elle constitue tout de même une avancée majeure et un tremplin vers l’adoption de la Loi sur les archives (RLRQ, chapitre A-21.1) en 1983. L’archiviste et historien Rénald Lessard démontre dans un texte paru dans la revue Archives : « Cette législation [de 1969], malgré ses lacunes, constitue la première loi pour assurer à la fois la sauvegarde des documents d’intérêt historique et l’élimination des dossiers inutiles que le gouvernement accumulait depuis la Confédération » (Lessard, 2004-2005, p. 183).

Cette nouvelle responsabilité ne sera pas sans conséquence sur les AN. Rénald Lessard poursuit sa réflexion en mentionnant les défis considérables qui devront être relevés : « Si, en 1968, les ANQ ont accumulé environ 800 mètres d’archives gouvernementales en près de 50 ans d’existence, elles en recevront autant entre 1970 et 1974. Au 31 mars 1978, elles détiendront plus de 4,5 kilomètres de documents gouvernementaux » (Lessard, 2004-2005, p. 183).

Afin d’assurer la conservation adéquate de ces importantes masses documentaires versées par les ministères et organismes publics[23], d’imposants investissements en infrastructures et en ressources humaines s’avèrent nécessaires.

Heureusement, les besoins des AN seront considérés par le gouvernement péquiste au pouvoir à partir de 1976 et l’institution trouvera en Denis Vaugeois, ministre des Affaires culturelles, un précieux allié. Celui-ci défendra avec énergie le déménagement des Archives nationales sur le site de l’Université Laval en 1980 et débloquera les budgets nécessaires pour doter les Archives nationales d’un bâtiment répondant aux besoins de conservation et suffisamment spacieux pour recevoir de nombreux chercheurs. Gilles Héon, dans la revue Cap-aux-Diamants, décrit ce projet ambitieux en ces mots :

On construira un nouveau centre d’archives de huit étages dans la chapelle de l’ancien Grand Séminaire situé sur le campus de l’Université Laval. D’une capacité de plus de 15 kilomètres linéaires de rayonnage, ce centre est un modèle de reconversion et de recyclage d’un édifice existant et constitue certes le fleuron de l’archivistique québécoise en matière d’aménagement.

Héon, 1992, p. 13

La réforme de l’administration gouvernementale des années 1960 a été l’occasion de constater les divergences d’opinions sur la place que devraient occuper les AN au sein de l’administration publique et sur les questions relevant de leur gouvernance. Cette situation existait sans nul doute depuis la création même des AN en 1920, mais la réforme de l’administration de l’État l’a exacerbée. Malgré ces querelles de compétences qui freinent les efforts des AN pour s’imposer comme le service d’archives de l’État, les conservateurs qui se sont succédés à la tête des AN ont fait preuve, au cours des années qui ont suivi, d’une vision stratégique peu commune accompagnée d’un opportunisme qui méritent d’être signalés.

Les trois successeurs de Bernard Weilbrenner ont ainsi profité de toutes les occasions qui se sont présentées pour solidifier les assises des Archives nationales et pour en favoriser l’expansion. En 1969, l’équipe des Archives nationales, restreinte et vieillissante, est dépassée par l’augmentation des versements d’archives gouvernementales. À partir des années 1970, l’implantation de centres d’archives en région favorise une croissance du nombre d’employés et le développement d’une nouvelle génération de professionnels.

2.2. La régionalisation des services publics

Le tout est plus grand que la somme des parties.

Confucius

Si les années 1960 sont marquées par une réforme en profondeur du système étatique, les années 1970 sont celles de la régionalisation des services publics, qui témoigne de la volonté de l’État de se rapprocher des citoyens. En effet, dans l’optique d’atténuer les disparités régionales et d’offrir une prestation de services de proximité, le gouvernement crée les premières régions administratives en 1966. Dès lors, les ministères et les organismes publics ouvrent des directions dans toutes les régions du Québec. Raymond Douville, quatrième conservateur des Archives nationales, et ses successeurs André Vachon et François Beaudin, profiteront de ce vent favorable aux régions pour mettre en place un réseau de centres d’archives sur l’ensemble du territoire québécois. Ce déploiement se fera très rapidement : huit centres seront créés entre 1971 et 1981 : à Montréal en 1971 ; à Trois-Rivières et à Gatineau en 1977 ; à Saguenay en 1978 ; à Sherbrooke et à Rimouski en 1979 ; à Rouyn-Noranda en 1980 ; à Sept-Îles en 1981. Le réseau que l’on connaît aujourd’hui est complété en 2010 par l’établissement d’un centre à Gaspé.

Raymond Douville et ses successeurs, de concert avec les ministres ayant hérité du portefeuille culturel au cours de la décennie 1970, ont joué d’audace et de persévérance en utilisant les politiques régionales gouvernementales comme levier de développement. Malgré le contexte politique propice à la régionalisation des services, il s’agissait pour les AN d’une opération audacieuse qui bousculait le mode de gestion centralisateur en vigueur jusqu’à cette date. En plus de régler des questions logistiques (mise sur pied des nouvelles équipes, locaux à trouver, etc.), les conservateurs et leurs équipes de gestion ont dû revoir en profondeur leurs modes de gestion.

Par ailleurs, la régionalisation des AN ne fait pas que des heureux. Par exemple, la création d’une antenne à Montréal, en 1971, est loin de plaire à la Bibliothèque nationale du Québec (BNQ), qui occupe une place prépondérante dans la métropole en ce qui a trait à la conservation des archives littéraires, mais aussi plus largement de tous les documents anciens ayant une valeur historique (Dostie, 1973). « L’affaire des manuscrits » soulève de nombreuses questions sur le rôle des AN comme institution patrimoniale et sur son positionnement par rapport aux autres acteurs du secteur culturel (bibliothèques, musées, etc.). La divergence de points de vue entre les AN et la BNQ trouve écho dans les médias, où elle fait grand bruit. « L’affaire » soulève, selon l’auteure Louise Gagnon-Arguin, la question fondamentale du rôle que doivent jouer les AN : « Ont-elles seulement la responsabilité des documents gouvernementaux et publics ou doivent-elles aussi se préoccuper des archives privées ? » (Gagnon-Arguin, 1992, p. 79). La Loi sur les archives (RLRQ, chapitre A-21.1) de 1983 viendra préciser le rôle que peuvent jouer les AN quant à la conservation des archives privées, mais son contenu est écrit de telle sorte qu’il laissera en suspens la controverse avec la BNQ. Ce n’est qu’en 2006, alors que les AN fusionnent avec la BNQ pour former l’actuelle Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), que le sujet trouvera son dénouement et que les fonds d’archives littéraires rassemblés par la BNQ seront transférés aux AN.

2.3. La régionalisation aujourd’hui

Il est saisissant de voir en 2020 à quel point les centres régionaux font partie intégrante de l’écosystème culturel de leur région et comment ils contribuent à la construction d’une identité régionale forte. Il est aussi intéressant de constater combien les Québécois s’identifient à leurs régions et leur témoignent un puissant sentiment d’appartenance. À preuve, les rares fois où a été évoquée la possibilité de fermer des centres régionaux, les milieux culturels et les pouvoirs locaux ont fortement réagi et se sont portés énergiquement à leur défense.

Le dynamisme et l’enthousiasme des milieux culturels qui animent les régions sont contagieux et ouvrent de nouvelles perspectives. Ils amènent les AN à rêver d’étendre leur réseau régional alors que, depuis cinquante ans, des régions ont connu un formidable essor. Par exemple, le développement démographique qu’ont connu Laval, les Laurentides, Lanaudière et la Montérégie ne justifierait-il pas la création de nouveaux centres d’archives dans l’une ou l’autre de ces régions ? L’immensité du territoire de l’Abitibi-Témiscamingue ne serait-elle pas propice à la mise sur pied d’un nouveau centre ? Un rapprochement avec les communautés du Nunavik s’avérerait une belle occasion de prendre connaissance de leurs besoins et de trouver, avec elles, un ou des modèles de gestion respectant leurs pratiques et leurs convictions.

Nos prédécesseurs ont démontré que ce genre d’aventure est possible. Aussi, BAnQ croit fermement qu’elle doit perpétuer leur oeuvre en enrichissant ce formidable réseau qu’ils ont légué à tous les Québécois. Toutefois, quel que soit le développement à venir de ces services en région, il faudra tenir compte de la limite des moyens dont BAnQ dispose. C’est la raison pour laquelle les AN ont graduellement mis en place, dans les années 1990, parallèlement à son offre de services régionaux, un réseau de services d’archives privées agréés (SAPA) qui appuie la mission des AN de préservation et de mise en valeur du patrimoine archivistique québécois. Il est vrai que le financement des SAPA a été, au cours des dernières années, une préoccupation constante des AN et une source de mécontentement de la part des organismes prestataires. La révision des programmes qui est en cours actuellement poursuit quant à elle deux objectifs. D’une part, une meilleure équité dans la distribution du financement disponible et, d’autre part, le cheminement vers une meilleure reconnaissance des activités archivistiques réalisées par les services d’archives privées agréés. Il nous semble évident que ce maillage constitué de nos centres d’archives renforcé d’un réseau de partenariats solides constitue le socle sur lequel BAnQ doit construire le patrimoine documentaire québécois.

Le programme de régionalisation des services publics a été déterminant pour le développement des centres régionaux de BAnQ. En outre, l’avancement de la science archivistique depuis les années 1980 a aussi grandement contribué à l’essor de ce réseau. Les AN ont ainsi pu justifier auprès des instances gouvernementales leur position et étoffer leur argumentaire en s’appuyant, notamment, sur le principe de territorialité, dérivé du principe de provenance, selon lequel les archives doivent être conservées dans les services d’archives ayant juridiction sur le territoire dans lequel elles ont été produites.

Les bouleversements sociaux que le Québec a connus durant la Révolution tranquille et les politiques de développement régional ont permis un essor remarquable des AN. À ces facteurs décisifs, s’ajoute un contexte professionnel en pleine mutation au Québec, mais aussi dans le monde. La fondation, en 1967, de l’Association des archivistes du Québec et le développement d’un cursus universitaire propre à l’archivistique assurent dès lors à la profession une reconnaissance qui lui manquait encore. Considérée jusqu’alors comme une science auxiliaire de l’histoire, l’archivistique se dote de fondements et de principes qui démontrent son caractère distinct et sa contribution originale au développement des sciences de l’information aux côtés, notamment, de la bibliothéconomie. Peu à peu, le principe de provenance et la théorie des trois âges développés au cours des années 1970 font consensus. Ces avancées majeures de la profession conjuguées à la constitution d’une communauté archivistique québécoise et internationale forte et à un milieu associatif dynamique contribueront aussi à la reconnaissance des AN comme interlocuteur crédible auprès des décideurs. Ce contexte pavera la voie à l’instauration d’une véritable politique de gestion des archives gouvernementales à partir des années 1980 et, ultimement, à l’adoption de la Loi sur les archives (RLRQ, chapitre A-21.1).

CONCLUSION

Le chemin menant à une reconnaissance des AN au sein de l’administration publique a été long et semé d’embuches. Alors qu’elles ont été longtemps cantonnées dans l’unique rôle de « conserver » les documents dits historiques, la « gestion » des archives à valeur administrative restait en grande partie la prérogative des ministères et organismes publics.

Il aura fallu soixante ans aux conservateurs et aux membres de leurs équipes pour assurer la pérennité des AN et démontrer leur pertinence pour l’appareil gouvernemental et l’ensemble de la population québécoise. Dépositaire d’un riche héritage, chaque conservateur s’est engagé à préserver le patrimoine documentaire rassemblé par ses prédécesseurs et à le bonifier. Chacun d’eux a dû composer avec une société en continuelle évolution ainsi qu’avec l’incompréhension, et même parfois l’indifférence à l’égard de la mission des AN, de certains décideurs et, disons-le, d’une partie de la population.

Par cet article, nous avons voulu démontrer comment le pragmatisme et la persévérance de nos prédécesseurs, voire leur opportunisme (dans le sens noble du terme), ainsi que leur regard lucide sur la société ont permis à l’institution de s’adapter aux événements marquants de notre histoire et à l’évolution des mentalités qui ont influencé non seulement les AN et la profession archivistique, mais aussi l’ensemble de la société québécoise.

Notre regard personnel rétrospectif sur les premières années des AN nous a permis de prendre conscience qu’une institution publique centenaire doit, pour survivre, s’adapter au contexte changeant au gré des programmes et des orientations des gouvernements qui se succèdent. Nos propos ne peuvent remplacer le texte fort pertinent de Louis Garon (1987, p. 22-40) paru dans la revue Archives dans lequel il décrit et analyse en détail l’histoire de cette lutte de pouvoir au sein de l’administration publique.

Faisant en alternance l’objet d’une totale indifférence et d’une lutte de pouvoir, les expériences de nos prédécesseurs au cours des soixante premières années des AN sont sources d’inspiration. Ce regard rétrospectif nous permet d’énoncer les clés de leurs succès, qui consistent en grande partie en leur capacité à :

  • Profiter de toutes les occasions qui se présentent pour faire connaître leur expertise et démontrer leur pertinence ;

  • S’associer aux personnalités politiques, aux décideurs et aux hauts fonctionnaires qui peuvent servir de porte-voix et d’ambassadeurs au sein du gouvernement et dans les coulisses du pouvoir ;

  • Proposer des solutions originales et novatrices aux enjeux gouvernementaux aux moments opportuns et ne pas se confiner constamment dans le rôle du « quémandeur » ;

  • Oser prendre des risques et sortir de sa zone de confort.

Nos prédécesseurs nous ont démontré que les stratégies qu’ils ont utilisées dans le passé peuvent servir de modèles pour nous aider à affronter les défis qui nous attendent dans nos institutions respectives. Dans le texte qui suit, Sophie Côté et Marc-André Leclerc font la démonstration que, quoiqu’ayant hérité des acquis de nos prédécesseurs et d’une reconnaissance légale de leur rôle, les AN demeurent depuis 1980 dans une situation précaire, exacerbée par l’avènement des nouvelles technologies, les besoins d’une meilleure gouvernance des ressources informationnelles et les préoccupations de plus en plus croissantes et légitimes des citoyens en ce qui concerne la protection de leur vie privée.

Au lendemain de l’adoption en 1983 de la Loi sur les archives (RLRQ, chapitre A-21.1), l’avenir des AN est prometteur. Cette loi marque une étape décisive dans la reconnaissance des AN comme service d’archives de l’État et dans la mise en place d’une véritable politique de gestion des archives gouvernementales. Carol Couture exprime clairement et simplement la situation et le sentiment partagé par la communauté archivistique québécoise au lendemain de l’adoption de la loi : « Pour le gouvernement et les institutions publiques, la gestion des archives devenait une fonction dont il fallait s’occuper » (Couture, 2020, p. 24).

Fortes de cette nouvelle reconnaissance légale et de l’appui de la communauté, les Archives nationales ont dorénavant les moyens de se positionner clairement au sein de l’État et de consolider leur influence auprès des organismes publics.