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INTRODUCTION

Si la littérature archivistique internationale propose déjà de nombreuses références sur l’état de la recherche archivistique dans un pays ou un ensemble de pays, les textes portant sur la recherche développée dans une seule et même université demeurent plus rares. Le risque est effectivement grand qu’un désir d’autopromotion vienne nuire à l’analyse, surtout si la parole est donnée aux protagonistes eux-mêmes. Ajoutons qu’il n’est pas aisé de résumer en quelques milliers de signes une activité de recherche forcément multiforme et, quelle qu’en soit la qualité, mécaniquement substantielle au terme d’une décennie. Essayant d’éviter cet écueil, la présente communication procédera en trois temps. Elle est écrite à plusieurs mains et prononcée au nom d’un collectif de recherche qui comprend non seulement des enseignants-chercheurs mais encore des docteurs, des doctorants, des mastérants et des diplômés de master[1]. Délaissant les débats récurrents sur le statut scientifique de l’archivistique, nous commencerons par la question de son statut disciplinaire et par la description des efforts qui ont été produits à Angers pour renforcer sa reconnaissance comme discipline à part entière. Car c’est bien cette porte d’entrée qui a été privilégiée, tant il est quasi-impossible pour un ensemble organique de connaissances d’exister durablement en dehors du système disciplinaire, du moins en France. Nous présenterons ensuite quelques résultats de recherche, sans pouvoir entrer dans le détail, mais en insistant sur de nouvelles pistes de recherche. Nous tenterons enfin un bilan permettant d’envisager les manques actuels et les voies de développement futur.

1. STRUCTURATION DISCIPLINAIRE

L’existence de disciplines et d’un système disciplinaire ne résulte pas uniquement de nécessités scientifiques ou épistémologiques. La discipline est aussi un concept social et la différenciation disciplinaire n’obéit pas qu’à des nécessités heuristiques. Elle résulte aussi de besoins fonctionnels qui sont une question à la fois de moyens (notamment humains), de modes d’organisation (en recherche comme en pédagogie), et pour finir, d’enjeux de reconnaissance et de pouvoir symbolique (Boutier, Passeron et Revel, 2006).

1.1. Moyens

Les débats sur la définition des périmètres disciplinaires sont aussi, peut-être d’abord, porteurs d’âpres discussions sur l’attribution des moyens. En France, l’implantation dans le système universitaire de postes d’enseignants-chercheurs dédiés à l’archivistique et immatriculés comme tels est un phénomène relativement récent qui demeure numériquement limité. Elle pose une question de fond, celle du statut des formateurs en archivistique et de l’utilité de leur universitarisation. S’il est évident aux yeux de tous, à commencer pour les fonctionnaires du ministère responsable de l’Enseignement supérieur et les experts du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCÉRES), qu’une formation aux métiers des archives doit être substantiellement, voire majoritairement, dispensée par des archivistes professionnels, la question du pilotage de ces formations et du statut du personnel qui le prend en charge demeure délicate, pour les archives comme dans tous les processus d’universitarisation de formations professionnelles (Bourdoncle, 2007). Dans le domaine des archives, plusieurs solutions existent et sont observables : réduire les fonctions de pilotage à des fonctions de coordination et les confier à des enseignants-chercheurs non spécialistes, en général des historiens ; exiger qu’une même personne fasse deux métiers, praticien et enseignant-chercheur. C’est le cas des maîtres de conférences ou professeurs associés à temps partiel ; recruter des professionnels sur les mêmes statuts que les universitaires, éventuellement avec des critères légèrement adaptés.

De ce point de vue, l’Université d’Angers affiche un positionnement sinon exceptionnel du moins original et assumé. Dès l’origine, les promoteurs du DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) Histoire et métiers des archives, archivistes comme universitaires, ont fait de la création d’un poste statutaire de maître de conférences dédié à l’archivistique une condition sine qua non de l’ouverture de cette formation, tout en ayant conscience du risque ainsi pris : « C’était un gros challenge parce que c’était la première fois qu’on créait un poste dans une université pour enseigner l’archivistique puisque Mulhouse fonctionnait par interventions des professionnels du lieu », note en 2013 Élisabeth Verry, directrice des archives départementales de Maine-et-Loire, étroitement associée aux réflexions préparatoires ; « Nous avions mis comme condition, et moi j’avais beaucoup insisté là-dessus, parce que ça se faisait maintenant dans le cadre de l’université, qu’on n’ouvrirait que si nous avions véritablement un poste créé avec quelqu’un qui arrivait sur ce poste » confirme Jacques-Guy Petit, alors professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Angers[2].

Cette première création n’est pas restée isolée puisque, grâce à l’engagement soutenu et durable de l’établissement, ont suivi la création d’un second poste de maître de conférences en 2005, poste transformé en professeur d’archivistique en 2012, et d’un poste d’ATER (attaché temporaire d’enseignement et de recherche) d’archivistique en 2010. On peut ajouter un poste de maître de conférences en humanités numériques, créé en 2014 et partagé avec la filière de bibliothéconomie.

Ce choix reste néanmoins minoritaire. Sur la quinzaine de formations universitaires aux métiers des archives actuellement existantes en France, on dénombre au maximum dix enseignants-chercheurs dirigeant des formations aux archives, mais moins de cinq revendiquant un profil mentionnant l’archivistique, isolément ou en lien avec d’autres intitulés. Quant au poste de professeur d’archivistique, il est unique dans l’université française à ce jour.

1.2. Dispositifs de recherche

L’affirmation disciplinaire passe aussi par la structuration de dispositifs de recherche, qu’il s’agisse de la place de la recherche dans la formation, de la constitution d’équipes au sein d’un laboratoire ou de l’existence d’outils de diffusion et de publication.

Sans refaire ici l’histoire, désormais longue d’une quarantaine d’années au moins, de la professionnalisation des enseignements universitaires en France (Agulhon, 2007), on retiendra qu’elle s’est dans un premier temps traduite par la création de diplômes professionnalisés distincts des diplômes orientés vers la recherche : il en va ainsi des licences professionnelles créées en 1999 à côté des licences dites générales, des DESS créés à côté des DEA (diplôme d’études approfondies) dans les années 1970, auxquels succèdent avec la réforme dite du LMD (Licence Master Doctorat, 2002) les masters professionnels aux côtés des masters recherche (Convert et Jakubowski, 2011). Dès le début des années 2000, l’analyse a été faite par les équipes angevines que cette dichotomie ne pouvait pas être durable dans des universités françaises hantées par l’idéal humboldtien[3] et où « l’enseignement à la recherche et par la recherche » est un mot d’ordre permanent (Lessard et Bourdoncle, 2002). Avant même la quasi-généralisation de masters indifférenciés, le choix a donc été fait d’ancrer la recherche au coeur du master, avec l’introduction en 2008 de la possibilité de rédiger en M1 un mémoire de recherche en archivistique et non plus en histoire comme c’était jusqu’alors le cas, possibilité transformée en obligation en 2013. Si l’année de M2 continue à se clore par un mémoire à orientation professionnelle, la recherche y est bien présente avec la conception et l’organisation par les étudiants d’une journée d’étude qui en est à sa dix-septième édition.

Parallèlement, en 2008, est prise la décision de définir au sein du laboratoire CERHIO (Centre de recherches historiques de l’Ouest, Unité mixte de recherche du Centre national de la recherche scientifique (UMR CNRS)) un nouvel axe de recherche regroupant tous les enseignants-chercheurs en archivistique et en bibliothéconomie de l’Université d’Angers afin de leur permettre de croiser leurs regards sur des objets communs comme le classement ou le don. C’est dans cet esprit que l’axe a pris le nom d’ALMA, l’acronyme permettant à la fois de définir un champ de recherche sans contrainte disciplinaire ni chronologique (archives, livres, manuscrits et autres supports) et de signifier, par l’allusion à l’almamater médiévale, une appartenance universitaire sciemment autonomisée par rapport aux besoins, contraintes ou exigences professionnelles institutionnalisées.

La recherche collective s’y élabore principalement dans un séminaire qui fonctionne selon des cycles pluriannuels construits autour d’un objet de recherche transversal et diachronique et débouchant sur une publication : le classement des archives et des bibliothèques (2008-2012) (Grailles, Marcilloux, Neveu et Sarrazin, 2015) ; le don en archives et bibliothèques (2012-2014) (Grailles, Marcilloux, Neveu et Sarrazin, 2018) ; les fonds et collections comme espaces et outils de régulation sociale (2014-2018) ; les archivistes et bibliothécaires entre trajectoires personnelles, identités et représentations professionnelles (à partir de 2018). Les publications sont accueillies dans une collection fondée aux Presses universitaires de Rennes en 2013, intitulée Archives, histoire et société et codirigée par Christine Nougaret (École nationale des chartes), Mathieu Stoll pour le Service interministériel des Archives de France et Patrice Marcilloux pour l’Université d’Angers. Les activités de recherche d’ALMA sont décrites au fur et à mesure de leur déroulement dans un carnet de recherche hébergé par la plate-forme de blogues scientifiques hypothèses.org proposée par le portail de ressources électroniques en sciences humaines et sociales OpenEdition (117 billets disponibles en 2018).

1.3. Reconnaissances

Une disciplinarisation réussie se traduit par, en même temps qu’elle procure, un certain nombre d’effets symboliques qui vont de l’immatriculation dans l’ensemble des nomenclatures et référentiels de nature étatique qui articulent la signalétique générale des savoirs à l’insertion dans ce que Jean-Louis Fabiani a appelé l’espace heuristique du programme (2006, 2012).

Sans passer en revue l’ensemble des nomenclatures disciplinaires qui existent en France (Marcilloux, 2012), l’émergence d’une spécialité de doctorat d’archivistique est porteuse de forts enjeux de pouvoir et de hiérarchie disciplinaire. Si l’arrêté du 25 mai 2016 régissant le diplôme national de doctorat en France laisse une apparente liberté aux établissements pour définir leurs spécialités de doctorat, il n’en reste pas moins que les habitudes dominantes en la matière demeurent largement d’inspiration disciplinaire et que l’habilitation délivrée par l’État porte bien sur la délivrance du doctorat dans une liste de spécialités. L’arrêté du 3 juillet 2017 accréditant quatre universités de l’Ouest, réunies au sein de la Communauté universitaire d’établissements « Université Bretagne Loire », à délivrer le doctorat dans une vingtaine de spécialités, dont l’archivistique, peut donc être interprété comme la première reconnaissance officielle en France de l’archivistique au niveau doctoral. On notera que si la proposition de cette spécialité a naturellement été formulée par l’Université d’Angers, les universités de Nantes, du Mans et de Rennes 2 ont souhaité également s’en saisir. Cette situation est unique en France, de sorte que les deux docteurs et les six doctorants angevins sont pour l’instant les seuls à être diplômés ou inscrits en archivistique, des thèses en archivistique pouvant être inscrites ou soutenues dans d’autres établissements sous d’autres spécialités comme l’histoire ou les sciences de l’information (Georges et Jollivet, 2016).

C’est incontestablement l’autonomisation de cette spécialité doctorale qui a autorisé l’intégration de l’archivistique à un programme de recherche pluridisciplinaire et mutiétablissements autour de l’enfance, financé par la région Pays de la Loire. Cet ambitieux programme de recherche, baptisé EnJeu[x][4], finance actuellement un contrat doctoral de trois ans pour une thèse d’archivistique consacrée au dossier personnel de l’enfant (Le dossier personnel de l’enfant dans le secteur sanitaire et social : constitution, conservation, accès) et un contrat postdoctoral de 18 mois sur la place de l’enfant et le rôle des archives dans le récit généalogique et familial (L’enfant et le récit généalogique et familial : mondialisation des pratiques, nouveaux enjeux, contre-archives).

2. COURANTS DE RECHERCHE

Pour des raisons qui tiennent à la fois à son caractère émergent, aux appétences de ses promoteurs, à la diversité des envies des étudiants et à la nécessité de répondre aux sollicitations les plus diverses pour se faire connaître et s’affirmer, l’activité de recherche archivistique angevine n’a pas été structurée a priori en axes nettement prédéfinis. La première impression est donc celle d’une certaine dispersion. Une pesée quantitative peut néanmoins être proposée autorisant la présentation de quelques résultats selon trois grandes thématiques de recherche qui convergent en une approche principale que nous proposons d’appeler « archivistique sociale ».

2.1. Pesée quantitative

S’il est vain d’affirmer des choix ou des cohérences a posteriori, il n’est pas inutile de rappeler les cadres référentiels et les influences que les acteurs de la recherche angevine ont inévitablement mobilisés ou subis. La volonté de se situer par rapport aux grands courants internationaux de recherche en archivistique tels qu’ils sont décrits dans l’article fondateur de Carol Couture et Daniel Ducharme est bien réelle[5]. D’une manière plus conjoncturelle, le renouvellement de la réflexion des historiens sur leur rapport aux sources (Anheim et Poncet, 2004), le développement de travaux d’historiens portant sur l’histoire des archives en elles-mêmes (Coeuré, 2007) et ce que l’on a pu appeler une crise des archives, alimentée à des interrogations institutionnelles ou à des polémiques mémorielles (Duclert, 2001 ; Delmas, 2006a), fournissent des éléments de contexte à ne pas négliger. Des champs de recherche comme les sciences du patrimoine ou l’ethnographie des métiers du patrimoine (Hottin et Voisenat, 2016 ; Both, 2017), eux aussi en cours d’affirmation, ont moins nettement influencé les orientations angevines, dans un premier temps du moins.

En dépit du libre cours ainsi laissé à la libido sciendi, trois sillons ont été plus particulièrement ou plus fructueusement fréquentés : une histoire des institutions archivistiques, principalement françaises, aux XIXe-XXe siècles ; une mise en histoire des pratiques et des actes professionnels ; une approche renouvelée des usages des archives. Si l’on considère uniquement les 153 mémoires d’archivistique entrepris au cours de la première année de master entre 2009 et 2018, et donc en excluant les publications des enseignants-chercheurs et les thèses, on obtient la répartition suivante : 38 mémoires (soit 24,3 %) soutenus sur l’histoire des institutions archivistiques avec des sujets comme l’histoire des musées d’archives départementales, l’histoire des services éducatifs, des biographies d’archivistes ou l’histoire de services d’archives particuliers ; 66 mémoires (42,3 % du total) consacrés à l’histoire des pratiques professionnelles avec des sujets comme l’histoire d’un fonds ou d’une série d’archives, la circulation des concepts et des pratiques à l’échelle internationale, les catégorisations d’archives privées et leur traitement ; 49 mémoires (soit 31,4 %) autour des usages des archives avec des sujets comme la généalogie, les pratiques de consultation des archives numérisées en ligne, les archives et les mémoires familiales ou les archives et les mécanismes identitaires. Mise en chronologie, cette répartition confirme une orientation de moins en moins favorable aux sujets essentiellement historiques, évolution lourde de sens en termes de formation des professionnalités de jeunes archivistes.

2.2. Quelques résultats et pistes de recherche

L’intérêt de tenter un bilan, forcément partiel, d’une dizaine d’années de recherche collective et individuelle ne réside peut-être pas tant dans la présentation des résultats acquis que dans la discussion d’analyses et d’interprétations par les pairs ainsi que dans la proposition de nouvelles pistes de recherche.

S’agissant de l’histoire des institutions archivistiques aux XIXe et XXe siècles, les travaux angevins conduisent à proposer une périodisation en quatre temps autour de trois moments valant césure : la polarisation des archives vers l’histoire (vers 1850) (Lauvernier, 2012), la mutation culturelle incomplète (vers 1960), complexe à analyser (Marcilloux, 2007) et l’élargissement de la demande sociale (années 1980) (Grailles et Marcilloux, 2013 ; Grailles, Marcilloux et Neveu, 2013). L’idée majeure nous semble être ici celle de la fin de la polarisation d’abord exclusive puis relative des archives vers l’histoire. Au passage, il nous paraît pertinent de proposer d’orienter les recherches sur un objet plus vaste que les institutions archivistiques, à savoir les systèmes archivistiques entendus, dans la définition que nous en proposons, non seulement comme un ensemble de lieux de conservation et d’organismes spécialisés, mais comme l’ensemble articulé de moyens, de politiques et de modes d’insertion dans une société.

L’analyse diachronique ou synchronique des pratiques professionnelles est au coeur des préoccupations des chercheurs angevins. Ce sont elles qui sélectionnent le matériau archivistique, le façonnent, le dotent de moyens d’accès avant de le livrer aux utilisateurs au terme d’un travail qui ne doit pas être considéré dans sa seule dimension technique (Marcilloux, 2013-2014). La non-neutralité de l’intervention des archivistes sur le matériau documentaire est non seulement confirmée, mais installée dans le temps long : même au temps du positivisme triomphant et au siècle des chartistes, des priorités de classement sont formulées, des politiques de collecte existent de fait et les manières de faire les instruments de recherche s’expliquent en partie par les contextes historiographiques. Cadres de classement, plans de classement, techniques et vocabulaires d’indexation ne sont pas uniquement des outils cognitifs et des techniques professionnelles, mais se parent volontiers de dimensions identitaires : ils définissent des fiertés professionnelles, marquent des frontières entre métiers pourtant proches, prétendent parfois incarner des traditions nationales (Grailles et al., 2015). En miroir, une attention particulière a été portée aux méthodes archivistiques spontanément déployées par les non-professionnels, individus, groupes familiaux ou collectivités. Qu’il s’agisse des milieux militants ou artistiques, on y repère de manière récurrente la revendication d’un archivage différencié supposant notamment une mise à distance des professionnels, l’accent mis sur la participation des acteurs et l’attente de retombées collectives, en termes de légitimation, de reconnaissance ou de réinscription dans une boucle créatrice (Marcilloux, 2018a, 2018b).

Pour l’étude des usages des archives (Grailles, 2013-2014), le choix a été fait d’activer préférentiellement un outil emprunté à la sociologie des usages. Postures d’usage, logiques d’usage, styles d’usage, ces concepts viennent opportunément nous rappeler que l’usager est placé au moment où il fait « usage de » dans une situation sociale et individuelle qui détermine grandement le sens de cet usage. Ainsi, des usages apparemment semblables des archives de la Grande Guerre peuvent en réalité obéir à des logiques d’instrumentalisation, d’affiliation, d’invention ou d’affirmation de soi (Marcilloux, 2014, 2015). Précisément, nous défendons la thèse que cette diversification des usages des archives qui peut paraître foisonnante et dispersée admet un principe de cohérence : un rapport, non plus collectif, mais individualisé aux archives qui fournissent au sujet un espace de construction de son individualité (Marcilloux, 2013).

2.3. Une archivistique sociale

Toutes ces approches ont en commun l’absence de définition a priori des archives et un postulat de départ qui voit dans les archives, un objet porteur de sens, un sémiophore qui n’est que secondairement le produit d’une mise en forme professionnelle, mais principalement le résultat de mécanismes de co-construction sociale (Grailles, 2014). On a souvent dénoncé le caractère trop internaliste et très « archivo-centré » d’une archivistique principalement orientée vers un exercice professionnel. On sait aussi que l’organisation interne de la discipline reste souvent floue, instable et discutée (Delmas, 2006b). Il nous paraît donc intéressant de proposer d’ériger l’étude des interactions entre archives, individu et société, à travers l’institution archivistique ou tout autre système de médiation possible, en un sous-champ disciplinaire. Nous proposons de l’appeler « archivistique sociale » par référence à l’histoire sociale, à l’histoire socioculturelle ou sociale du culturel plus exactement, puisqu’aussi bien le but est ici d’étudier, dans le passé et dans le temps présent, un objet et une des voies par lesquelles, pour reprendre les mots de Dominique Kalifa, « les individus et les groupes perçoivent, pensent et donnent sens au monde qui les entoure » (Kalifa, 2005, p. 79). Il s’agirait donc d’une reformulation partielle du programme disciplinaire de l’archivistique visant à inclure dans le périmètre de l’archivistique des problématiques qui ne concernent pas strictement l’exercice de la profession, au sens qui ne lui sont pas techniquement indispensables (Justrell, 1999 cité dans Ketelaar, 2011, p. 89-90), tout en préservant l’identité disciplinaire de l’archivistique et en évitant les risques de dilution ou de conflits disciplinaires consubstantiels à une approche de type studies, archivalstudies en l’espèce, à l’endroit desquelles les réticences persistantes des milieux universitaires français sont bien connues (Molénat, 2012 ; Darbellay, 2014 ; Maigret, 2013 ; Monteil et Romerio, 2017).

3. BILAN ET PERSPECTIVES

S’il ne nous appartient pas de nous livrer à une évaluation scientifique de la valeur et de l’originalité des résultats obtenus, un bilan peut être tenté avec profit tant en termes de méthode, de mise en réseau et de liens avec les sphères professionnelles, d’enrichissement de la formation et de construction de la professionnalité des étudiants en formation initiale.

3.1. Méthodes

Parler d’archivistique sociale, c’est aussi revendiquer des méthodes qui sont celles des sciences humaines et sociales en général, mais avec quelques éléments d’originalité qui tiennent notamment au profil spécifique du chercheur en archivistique qui est souvent archiviste lui-même. Ce qui présente des avantages, mais aussi des risques.

Construite autour d’un objet, l’archivistique est par nature pluridisciplinaire, voire interdisciplinaire. Au risque du procès en approximation ou pour compétence insuffisante de la part des autres disciplines, les chercheurs angevins en archivistique revendiquent de faire feu de tout bois, mobilisant tout type de sources, y compris en ligne (Laloux, 2013), et recourant à un large panel de méthodes : biographie[6], prosopographie, analyse du discours, analyse sérielle ou quantitative, entretiens, enquêtes orales, questionnaires sur des échantillons probabilistes ou empiriques, méta-analyses[7]. Le traitement de sujets souvent très contemporains les oblige régulièrement à développer des stratégies de contournement : les archives des services d’archives sont par exemple souvent considérées par leurs producteurs comme des outils de gestion et donc rarement versées et, de fait, rendues difficilement accessibles.

Notons par ailleurs que les chercheurs angevins sont à ce jour, y compris les doctorants, tous d’anciens archivistes ou des archivistes en exercice. Acteurs de leur discipline, ils en maîtrisent intimement les techniques, les enjeux, les codes et les représentations dont ils doivent savoir s’abstraire grâce à des choix méthodologiques et épistémologiques publiquement affirmés (Hamard, 2015) au risque d’être attaqués ou mis en doute. De ce point de vue, les méthodes comparatistes et systémiques avec des disciplines voisines ou entre cultures archivistiques (Grailles, 2013), dans une perspective aréale (Jollivet, 2016) ou globale, sont utiles. La conscience aiguë de cet écueil explique sans doute, par une sorte d’autocensure, la quasi-absence de travaux de recherche angevins émargeant à la catégorie recherche-action[8]. De même, la conception de sujets de recherche destinés à déboucher sur des préconisations ou des prescriptions a été systématiquement évitée par l’équipe angevine, jusqu’en 2016 du moins[9].

3.2. Relations avec les professionnels et mise en réseau

L’appel à communications du 8e Symposium du GIRA vise à plusieurs reprises les conséquences éventuelles d’une académisation poussée de la recherche en archivistique et les risques en termes de désappropriation des professionnels et de cloisonnement entre les différentes formes de savoir universitaires et pratiques. De fait, les dangers d’une disciplinarisation trop radicale sont bien identifiés, les impératifs de la recherche et de la théorisation disciplinaire pouvant finir par nuire à la compréhension pratique de situations professionnelles concrètes. L’exemple des sciences de l’éducation et de leur place, excessive aux yeux de certains en France, dans la formation des enseignants est bien connu (Bourdoncle, 2007). Pour ce qui est des archives et de l’archivistique, il nous semble que la situation française se situe bien en deçà de ce type de risques. Pour des raisons qui tiennent à la fois à la tradition d’expertise interne de l’État et à la faiblesse des positions universitaires de l’archivistique, la situation nous paraît plutôt être caractérisée par une forme d’ignorance pusillanime de ce que pourraient apporter des programmes de recherche communs ou coconstruits entre l’administration des archives et des enseignants-chercheurs en archivistique. À Angers, le programme exploratoire DataGen (Données massives À Trier pour l’Archivage à destination des GÉNérations futures) soutenu en 2017 par la Maison des sciences de l’homme Ange-Guépin de Nantes dans le cadre du Contrat de plan État-Région[10] et le projet BALise (Stratégies opportunistes d’archivage des Boîtes Aux Lettres électroniques à LIre, Sauvegarder et Exploiter) actuellement en cours d’expertise par l’Agence nationale de la recherche sont à ce jour les deux seules actions de recherche collective associant effectivement des institutions archivistiques centrales[11]. Le dispositif CIFRE (Conventions Industrielles de Formation par la Recherche) qui permet de subventionner assez largement une entreprise ou une collectivité publique qui embauche un doctorant qui y effectue sa thèse en collaboration avec un laboratoire de recherche publique n’a pas, pour l’instant, pu être activé à Angers et ne l’est que très rarement pour les archives à l’échelle nationale. La question de la poursuite de carrière des docteurs en archivistique, par exemple sous la forme de concours réservés d’accès à la fonction publique, est actuellement posée[12]. Elle soulève, comme pour toutes les spécialités de doctorat, d’assez fortes réticences (Matutano, 2017).

3.3 Lien enseignement—recherche

Au risque de l’évidence, il convient pour finir de rappeler l’importance cardinale de la recherche dans la formation des archivistes et dans le travail de conversion qui permet aux étudiants de faire le deuil de leurs représentations initiales plus ou moins idéalisées pour, peu à peu, épouser les réalités concrètes du métier, en un mot devenir archiviste (Grailles, 2016). Dans une archivistique française très normative et marquée par le poids de la réglementation étatique, comme dans une archivistique internationale où les normes, résultat et expression d’un consensus professionnel, jouent un rôle salutaire par bien des aspects, la recherche en archivistique est un merveilleux outil pour inciter les étudiants à la réflexion, leur faire comprendre que la règle actuelle est le produit d’un processus historique et social, qu’elle doit donc être mise en oeuvre en pleine connaissance de cause et qu’elle devra sans doute être remise en réflexion à échéance plus ou moins brève. Dans ce contexte, la recherche en archivistique est un moyen incontournable de permettre aux étudiants de commencer à se forger une culture professionnelle. Les étudiants en sont d’ailleurs conscients plus qu’on ne pourrait peut-être le penser. En 2017, une enquête par voie de questionnaire menée par les étudiants de master 2 dans le cadre de la XVe journée d’archivistique d’Angers (La recherche en archivistique : qu’en est-il aujourd’hui ?) auprès des étudiants de sept formations universitaires aux métiers des archives, avec certes une surreprésentation des étudiants angevins, le confirme tout en montrant un certain tiraillement entre la conscience de la nécessité de la recherche en archivistique et le désir personnel de faire, au moins une fois dans son parcours, de la recherche historique[13]. Près de 73 % des répondants estiment que la recherche, quel qu’en soit le domaine, a sa place dans une formation professionnelle et près de 90 % pensent que la recherche, en général, est importante pour la pratique du métier. S’agissant de la recherche en archivistique, ils sont 60 % à estimer que la recherche en archivistique devrait intervenir plus fortement dans la pratique professionnelle des archivistes, 56 % à trouver souhaitable le développement d’un doctorat en archivistique. Si 68 % des étudiants souhaitent pouvoir entreprendre une recherche en archivistique un jour, 80 % d’entre eux veulent faire de la recherche historique dans un premier temps.

CONCLUSION

La structuration de la recherche en archivistique apparaît donc comme un processus encore en cours à Angers, comme dans les autres universités françaises et les autres acteurs de l’enseignement supérieur français. À ce stade et de manière prospective, il semble possible d’estimer que pour franchir d’autres étapes de la recherche archivistique, il sera nécessaire non seulement de solliciter tous les outils déjà existants dans la panoplie universitaire, notamment en termes de coopération, mais encore d’inventer des modèles et moyens originaux. Ces derniers passeront obligatoirement par la création de lieux et de mécanismes institutionnels permettant aux chercheurs en archivistique et aux praticiens d’identifier des besoins communs et d’envisager des espaces de collaboration fructueuse pour y répondre.