Abstracts
Résumé
Cet article répond à une forme d’invitation généalogique et théorique afin de réfléchir à la définition et à la possible mise en pratique d’une pédagogie queer en contexte d’éducation post-secondaire. Si nous considérons que l’élan premier des approches pédagogiques dites queer soit de favoriser le développement de littératies critiques de la reproduction des systèmes sociaux normatifs comme le genre, la sexualité ou la race, à une époque où ces littératies sont de moins en moins distribuées, dans la salle de classe universitaire, en fonction d’une stricte hiérarchie transmissive, il devient impératif de réfléchir la pédagogie queer dans sa capacité à établir, collectivement avec les étudiant·e·s, des formes de relations d’apprentissage appropriées à ce type de travail intellectuel. Par une lecture serrée de trois textes fondamentaux dans la formulation initiale d’une pédagogie queer il y a 30 ans et de leur mise en dialogue avec des réflexions plus contemporaines sur la continuité de la question pédagogique queer, et au travers de l’analyse de deux de ses modalités centrales, soit l’antinormativité et la subversion, cette étude tente de mettre la pédagogie queer à l’épreuve de la même mécanique qu’elle applique aux objets de sa critique, pour la confronter à sa propre normalisation et à l’échec de sa subversivité.
Mots-clés :
- Pédagogie queer,
- études queer,
- normativité,
- subversion,
- littératies critiques
Abstract
This paper answers a sort of genealogical and theoretical call to reflect upon the definition and potential application of queer pedagogy in post-secondary education. If we consider that the initial impulse of pedagogical approaches called queer is to foster the development of literacies which are critical of normative social structures like gender, sexuality and race, and at a moment where such literacies are increasingly mobilized by the students themselves, it is imperative that we think through queer pedagogy’s potential for a collective engagement, in concert with learners, towards teaching and learning relations appropriate for such critical intellectual work. Through a close reading of three articles integral to the early formulation of a queer pedagogy, their articulation with more contemporary work about the continuity of the queer pedagogical question, and via the analysis of two of its central modalities, anti-normativity and subversion, I am hoping to challenge queer pedagogy in the same way that it challenges its own objects of critique, in order to confront its failure to resist normalization and enact subversion.
Keywords:
- Queer pedagogy,
- queer studies,
- normativity,
- subversion,
- critical literacies
Article body
1. Introduction
Il y a bientôt 20 ans, David Eng, Jack Halberstam et José Esteban Muñoz posaient une question qui a marqué un point tournant dans la jeune généalogie de ce qu’on appelait alors depuis le début des années 1990 les études queer : « What’s Queer about Queer Studies Now? » (Eng et al. 2005). Qu’y a‑t‑il de queer à propos des études queer actuelles ? Faisant de cette question le titre d’un numéro spécial de la revue Social Text, les trois éditeurs affirmaient que le numéro visait à « reassess the political utility of the term queer » (Eng et al. 2005 : 1). Il s’agissait d’une interrogation formulée à un moment spécifique dans l’histoire nord-américaine, liée aux effets politiques, sociaux et culturels de l’après 11 septembre, de la guerre au terrorisme et de la re-signification des frontières nationales, à l’aube d’un nouvel épisode du sombre feuilleton de l’impérialisme américain. La première partie de la question, what’s queer, exigeait la (re)formulation d’une définition robuste de ce que queer signifie comme référent tantôt politique, théorique ou identitaire et la seconde, about queer studies now ? permettait de circonscrire (sans l’y limiter) ce référent dans un nouveau contexte politique, soit celui de la globalisation et des lexiques transnationaux qui l’accompagnent, plutôt que dans son contexte politique d’émergence, c’est-à-dire une réaction activiste aux mécanismes de normalisation sexuelle de l’État, et à toute la violence par laquelle ces mécanismes se sont exprimés dans l’écosystème discursif et légal mortifère de la crise du sida dans les années 1980.
C’est à une question analogue que je tenterai de répondre dans cet article, une question à la fois généalogique, théorique, politique et pédagogique : qu’y a-t-il de queer dans la pédagogie queer actuelle ? Malgré la mise en garde selon laquelle « […] the distance from queer theory to queer pedagogy is great » (Bryson et de Castell 1993 : 298), je chercherai à transférer le geste rétrospectif et auto-réflexif d’Eng, Muñoz et Halberstam à ce qu’on a appelé pédagogie queer. Pour ce faire, j’emploierai deux principes qui ont aussi guidé les auteurs ayant posé la question qui précède la mienne, et qui sont nécessaires pour y répondre : d’abord, la mise en dialogue de textes plus fondateurs et de formulations contemporaines autour de cette approche pédagogique, puis une autoréflexivité paradigmatique, c’est-à-dire une remise en cause de la pédagogie queer telle qu’elle s’incarne et s’exprime actuellement en tant que paradigme majeur, afin d’interroger le danger de sa normalisation comme technique ou de sa réification comme objet théorique et pédagogique, voire comme signifiant politique. En reprenant l’interrogation portée par la seconde partie de ma question-titre – … dans la pédagogie queer actuelle ? – et en m’adonnant à l’exercice de la situer dans un contexte politico-pédagogique spécifique, je propose une compréhension de la pédagogie queer orientée autour de deux modalités centrales : l’anti-normativité et la subversion. Ces deux modalités permettent de définir largement la pédagogie queer comme un ensemble de réflexions et de pratiques pédagogiques visant à favoriser une capacité de déconstruction des discours et cadres normatifs et oppressifs ainsi qu’à inviter à leur subversion. Elle cherche donc à permettre le développement d’une forme de littératie normative critique, ou littératie critique des systèmes normatifs d’oppression. En d’autres termes, elle place « […] au centre des apprentissages les normes elles-mêmes, les manières dont elles sont produites et reproduites, ainsi que les privilèges qu’elles confèrent à celles et ceux qui en font partie » (Richard 2019 : 122). D’un point de vue plutôt généalogique, la pédagogie queer émerge entre autres des études queer plus largement, d’une critique queer de la psychanalyse de l’apprentissage (Felman 1991 ; Bryson et de Castell 1993 ; Britzman 1995 ; Luhmann 1998 ; Pinar 1998), et de la pédagogie critique (hooks 1994 ; Freire et al. 2012) au courant des années 1990. Après avoir brièvement introduit la place centrale qu’occupe la critique de la norme dans les études queer et qui se transfère en pédagogie, j’observerai comment sont conviées l’anti-normativité et la subversion dans certaines formulations initiales de la pédagogie queer, pour ensuite tenter de remettre en question son apparente normalisation actuelle comme technique.
J’articule ce processus avec une sensibilité autoréflexive en mobilisant mon expérience personnelle d’enseignement universitaire en études critiques du genre et de la sexualité, afin d’y localiser les contours de ma propre application de ce qu’on pourrait nommer pédagogie queer. Ma réflexion ne porte donc pas sur une considération globale et prescriptive de « la pédagogie queer » comme référent fixe, mais bien sur le déploiement d’une pédagogie queer dans le contexte culturel et académique spécifique où j’ai été à même de me poser ces questions. Le département où j’ai enseigné, à Montréal en contexte majoritairement anglophone, est un milieu particulièrement favorable à la recherche et l’enseignement des théories critiques autour des questions de genre et de sexualité, et cela se reflète dans le corps étudiant, qui compte beaucoup de personnes intéressées, éduquées et souvent déjà politisées relativement à ces objets, entre autres via leurs identités. Le travail d’une pédagogie queer, dans ce cadre qui n’est pas celui d’une ignorance face aux enjeux, demande une considération renouvelée de la manière d’appréhender l’anti-normativité et la subversion. C’est là que se situe mon propos, non seulement dans le contexte montréalais, mais aussi dans un contexte pédagogique d’apparente familiarité avec la critique des normes sexuelles et de genre : je me demande, avec Louisa Allen, « […] what happens when queer pedagogy’s incitement to discomfort no longer leaves some of us (students and professors) uncomfortable » (2015 : 773) ?
2. Les études queer : contre la norme, d’abord et avant tout
Le numéro spécial dirigé par Eng, Halberstam et Muñoz traduisait une volonté ferme de sortir le queer de son référent gai et lesbien, une réaction attendue face au « contemporary mainstreaming of gay and lesbian identity—as a mass-mediated consumer lifestyle and embattled legal category […] » (2005 : 1). Cela référait entre autres aux grandes luttes légales de la fin des années 1990 et du début des années 2000, en Amérique du Nord, pour le droit au mariage pour couples de même sexe ou encore pour l’accès des personnes homosexuelles ou transgenres au service militaire (Conrad 2014), des cibles politiques décriées par la critique radicale queer. Les éditeurs du numéro spécial rappelaient aussi l’élan premier du terme queer, tant dans une acception académique que politique :
Around 1990 queer emerged into public consciousness. It was a term that challenged the normalizing mechanisms of state power to name its sexual subjects: male or female, married or single, heterosexual or homosexual, natural or perverse. Given its commitment to interrogating the social processes that not only produced and recognized but also normalized and sustained identity, the political promise of the term resided specifically in its broad critique of multiple social antagonisms, including race, gender, class, nationality, and religion, in addition to sexuality.
Eng et al. 2005 : 1
En 2005, Eng, Muñoz et Halberstam cherchaient donc à retourner à cette énergie primordiale, avançant que des études queer renouvelées, consciente de l’intersectionnalité de la sexualité, étaient la réponse nécessaire à l’égarement libéral des batailles légales pour l’inclusion, et ancrant cette recommandation dans le caractère flottant et mutable du signifiant queer – « a political metaphor without a fixed referent » (Eng et al. 2005 : 1). Il s’agissait de rappeler le potentiel des études queer comme outil politique pour penser un ensemble plus compréhensif de relations de pouvoir et de structures de normalisation et d’exclusion – un rappel qui continue d’être nécessaire aujourd’hui. On insistait aussi sur le fait que le queer doit demeurer ouvert à une critique perpétuelle de ses a priori afin de permettre sa constante réinvention, en tension productive avec le potentiel de son inévitable obsolescence, afin de s’assurer de ne jamais tomber dans une forme statique qui présumerait trop étroitement de sa portée critique ou des contours des communautés qui s’y rattachent. On se trouvait alors vraiment devant une forme de graduation intersectionnelle des études queer – « the capacity of queer studies to mobilize a broad social critique of race, gender, class, nationality, and religion, as well as sexuality » (Eng et al. 2005 : 3) – qui en une seule décennie avaient déjà, et avec raison, été vivement critiquées quant à leur fixation sur le sujet homosexuel blanc cisgenre de classe moyenne. De nombreux articles parus à la fin des années 1990 et au début des années 2000 en témoignent, dont l’un des plus éclatants est peut-être le célèbre article de Cathy J. Cohen, « Punks, Bulldaggers and Welfare Queens: The Radical Potential of Queer Politics? ». Cet article propose par ailleurs une forme de politique de coalition basée sur une expérience partagée des structures normatives de subjectivation étatique qui a beaucoup en commun avec la vision du queer proposée par Eng, Muñoz et Halberstam.
Malgré cet acte de conscience élargie, la colonne vertébrale des études queer, soit une interrogation critique des processus politiques et sociaux de normalisation des subjectivités, était réaffirmée. Cela situait donc les études queer, et il s’agit probablement du consensus le plus solide à leur sujet, comme principalement préoccupées par la déconstruction des mécanismes de normalisation, comme c’est le cas pour les pédagogies queer. En termes plus polarisés, la némésis politique et ontologique du queer, c’est la norme, et les processus qui la maintiennent. Dans la suite du texte, les auteurs oscillaient entre la présentation d’une nouvelle cohorte d’études queer caractérisées par des sensibilités géopolitiques, transnationales et anti-impérialistes d’un côté, et la sollicitation des suspects usuels des études queer de première vague comme Butler, Sedgwick ou Warner. Un dialogue, donc, qui se donnait une méthode que je reproduis aujourd’hui : mise en dialogue intergénérationnelle des textes et autoréflexivité paradigmatique quant aux écueils et possibilités contemporaines des mobilisations du queer.
3. Généalogie choisie de la pédagogie queer
Mon rapport au caractère fondateur ou canonique de certains textes ou certain. e. s auteur.ice. s en pédagogie queer est bien sûr modulé par mes propres investissements théoriques et disciplinaires. Ces associations sont un symptôme institutionnel : elles ont à voir avec la manière par laquelle les études queer se sont professionnalisées (Halberstam 2003 ; Keegan 2020) et donc standardisées, canonisées, mais elles ont aussi à voir avec les textes qui nous ont touché, ceux qui ont provoqué chez nous une émotion particulière, celle du contact avec un univers de pensée dans lequel on trouve soudain sa place, ou du moins, une forme de prolongement ou de projection qui permet à la pensée de se mobiliser. Pour la pédagogie queer, je reviens toujours à trois textes, écrits dans les années 1990, et dont le potentiel ne s’est à mes yeux pas encore tari. Ces textes forment pour moi un point d’entrée multiple et générateur pour s’engager dans l’exploration des possibilités d’une pédagogie queer : Queer Pedagogy: Praxis Makes Im/Perfect publié en 1993 par Mary Bryson et Suzanne de Castell, puis Is There a Queer Pedagogy ? Or, Stop Reading Straight, de Deborah Britzman, publié en 1995. Finalement, Queering/Querying Pedagogy? Or, Pedagogy Is a Pretty Queer Thing, par Susanne Luhmann, publié en 1998.
Ces trois textes fournissent ensemble une définition robuste de ce que la pédagogie queer peut être, de ce qu’elle peut faire, mais aussi de ce qu’elle ne peut, voire ne doit pas faire. On y découvre des définitions de la pédagogie queer hésitantes, interrogatives, humbles surtout, et par-là particulièrement productives. Elles témoignent par exemple des limitations conceptuelles que les politiques identitaires font peser sur une mobilisation du queer en institution d’enseignement. « Queer pedagogy could refer to education as carried out by lesbian and gay educators, to curricula and environment designed for gay and lesbian students, to education for everyone about queers, or to something altogether different » (Bryson et de Castell 1993 : 298). Faisant écho à ces préoccupations, Luhmann demande « Is a queer pedagogy about and for queer students or queer teachers? Is a queer pedagogy a question of queer curriculum? Or, is it about teaching methods adequate for queer content? » (Luhmann 1998 : 120). L’expression incertaine de ces versions limitées des possibilités ou des méthodes propres à une pédagogie queer a pour objectif d’ouvrir la voie à une approche plus radicale du questionnement pédagogique suggéré ici. En d’autres termes, les trois autrices nous invitent à une pédagogie queer qui doit dépasser des considérations identitaires ou essentialistes afin de « rethink the very grounds of knowledge and pedagogy in education » (Britzman 1995 : 151), d’ouvrir la possibilité d’une « deliberate production of queer relations and […] the production of subjectivities as deviant performance […] » (Bryson et de Castell 1993 : 298). Luhmann ancre ces préoccupations dans une définition plus formelle, mais toute en continuité avec les deux autres :
Hence, what is at stake in a queer pedagogy is not the application of queer theory (as a new knowledge) onto pedagogy, nor the application of pedagogy (as a new method) for the dissemination of queer theory and knowledge. Instead, at stake are the implications of queer theory and pedagogy for the messy processes of learning and teaching, reading and writing. Instead of posing (the right) knowledge as answer or solution, queer theory and the pedagogy I have outlined here pose knowledge as an interminable question
1998 : 128
De telles postures insistent, comme c’est le cas dans le texte à propos duquel s’ouvre cet article, sur l’importance de sortir du référent « identitaire » ou « gai et lesbien » du signifiant queer, et dans ce cas-ci, de plonger dans une remise en cause épistémologique de la conception de la pédagogie qui s’incarne dans nos institutions[1]. C’est à ce genre de brouillage critique, cette « question interminable », ce caractère messy du queer, que l’on est convié·e·s dans une approche queer de la pédagogie. Cela ne signifie pas qu’une telle approche ne soit pas particulièrement pertinente dans le contexte des études des genres et des sexualités, bien au contraire. Il importe toutefois de ne pas limiter le queer au simple terme qualifiant d’un corpus théorique, mais plutôt d’employer sa praxis, interroger ce qu’il fait aux savoirs et aux pratiques. À cet égard, il est intéressant de constater que deux des trois autrices insistent dans leurs articles sur leur mobilisation du terme queer comme verbe, soulignant ainsi leur engagement à une réflexion sur la praxis (Bryson et de Castell 1993) et l’action (Britzman 1998).
Ces réflexions communes et complémentaires s’organisent autour de modalités spécifiques en termes de l’objet de la critique et de la méthode pour s’y adonner. Comme c’est le cas pour les études queer tel qu’on l’a vu plus haut, la pédagogie queer a été initialement formulée autour d’un « desire to deconstruct binaries central to Western modes of meaning making, learning, teaching, and doing politics. Both desire to subvert the processes of normalization » (Luhmann 1998 : 128). Avec Bryson et De Castell qui parlent de la pédagogie queer comme d’une praxis éducative pour « interfere with, to intervene in, the production of « normalcy » (Bryson et De Castell 1993 : 285), et Britzman qui termine son texte sur les « beginnings of a queer pedagogy, one that refuses normal practices and practices of normalcy » (Britzman 1995 : 165), deux modalités se dégagent. D’abord, l’objet fondamental de la critique, soit la norme, autour de laquelle se déploie un ensemble de processus propres à la construction de la subjectivité occidentale qui doivent être déconstruits, puis la méthode, soit, dans l’ordre, subvertir, interférer/intervenir, et refuser, que je rassemblerai sous le terme de subversion. Ce sont ces deux modalités dont je souhaite observer la mobilisation dans ces formulations initiales des tenants d’une pédagogie queer.
4. L’anti-normativité comme grille de lecture pédagogique queer
Le champ lexical de la normalisation, de la normativité et des normes est ainsi vraiment au coeur de toute approche théorique ou pédagogique se définissant comme queer. Britzman parle d’une « conceptual geography of normalization » (1995 : 152) qu’il faut remettre en question, indiquant ainsi une vaste entreprise à propos d’une large gamme de processus interreliés, qui dépasse les préoccupations strictement curriculaires. Pas de pédagogie queer non plus sans une critique de la normativité inhérente aux approches pédagogiques transmissives dominantes, basées entre autres sur la sanction (Bryson et de Castell 1993 : 296). Pour cette raison, une pédagogie queer ne concerne pas seulement l’implantation des contenus nouveaux ou subversifs, ou de nouvelles méthodes d’instruction. Cela correspondrait à intégrer des contenus théoriques critiques dans une approche pédagogique normativement basée sur une transmission hiérarchique et unidirectionnelle de la connaissance, ayant ainsi pour effet de neutraliser son potentiel queer. Il s’agit plutôt d’une :
inquiry into the conditions that make learning possible or prevent learning. It suggests a conversation about what I can bear to know and what I refuse when I refuse certain identifications. What is at stake in this pedagogy is the deeply social and dialogic situation of subject formation, the processes of how we make ourselves through and against others.
Luhmann 1998 : 130
C’est ce rapport à l’autre et aux autres qui fait de la norme une force et un vecteur socialisant, que la pédagogie queer tente de déconstruire. La manière dont on se différencie d’un autre s’exprime souvent selon des lignes de normalisation qui dépassent les individus, et se relient à des systèmes sociaux normatifs. C’est donc ce type de processus dont la pédagogie queer vise le désapprentissage, et cela inclut et dépasse les refontes curriculaires ou l’emploi de méthodes alternatives d’enseignement. En d’autres termes, l’élan premier des approches pédagogiques dites queer est de favoriser le développement de littératies permettant de non seulement critiquer la reproduction des systèmes sociaux normatifs comme la sexualité, le genre ou la race[2], mais aussi les relations et institutions d’apprentissage elles-mêmes, qui en sont à bien des égards le prolongement, voire le moteur.
4.1. Éducation antihomophobie et inclusion : anti-motifs pédagogiques queer
Afin de bien saisir comment une pédagogie queer pratique son credo anti-normatif, il est utile d’observer comment elle diverge du genre de pédagogie qui se déploie dans certaines conceptions de ce qu’on peut appeler l’éducation antihomophobie – comme on l’a vu plus haut, le queer se définit souvent selon des lignes de rupture et de divergence. Il s’agit d’un contrepoids discursif utile afin d’illustrer les mécanismes que met en oeuvre une pédagogie queer. Il y a quelques années, dans le cadre de mon mémoire de maîtrise en communication à l’Université de Montréal, j’ai écrit une autoethnographie de mon expérience comme intervenant avec le GRIS-Montréal, un organisme d’éducation antihomophobie oeuvrant dans les écoles secondaires. Le GRIS emploie une pédagogie basée sur la normalisation : les intervenant·e·s doivent répondre aux questions des élèves à propos des sexualités gaies, lesbiennes et bisexuelles en faisant usage de leur expérience personnelle afin de démystifier et d’humaniser nos sexualités et nos identités afin que les élèves réalisent que nous ne sommes pas si différent·e·s, que nous sommes en fait des personnes normales, comme iels. L’objectif final de cette approche est une inclusion dans la norme, puisque c’est cette inclusion qui est réputée pouvoir mettre fin aux violences et à la discrimination homophobes. Le motif de l’inclusion est incohérent avec une approche pédagogique queer : l’inclusion dans la norme ne fait que réaffirmer la force et la domination de cette dernière, dont la centralité demeure stable, intouchée. Selon Luhmann,
[t]his story of learning sees homophobia as a problem of ignorance, of not knowing any lesbian and gay folks. According to the proponents of lesbian and gay inclusion, with representation comes knowledge, with learning about lesbians and gays comes the realization of the latter’s normalcy, and finally a happy end to discrimination.
1998 : 121
Critiquant les limites qu’impose une réduction des subjectivités gaies et lesbiennes au problème de remédier à l’homophobie, Britzman ajoute que cette stratégie « stalls within a humanistic psychological discourse of individual fear of homosexuality as abject contagion and shuts out an examination of how the very term homophobia as a discourse centers heterosexuality as the normal » (1995 : 158). Au sujet des limites de la notion d’homophobie et de l’emploi d’hétérosexisme, Janik Bastien-Charlebois (2011) a bien démontré comment le premier concept empêche d’aborder ses aspects systémiques et normatifs au profit d’une compréhension individualisante et psychologisante du problème. Une pédagogie queer, devant une telle divergence, préférera le terme d’hétérosexisme, qui non seulement nomme les processus exclusifs de normalisation, mais fait aussi de la catégorie hétérosexualité une perpétratrice, responsable d’un problème collectif, insistant ainsi sur le caractère profondément social et dialogique mentionné plus haut chez Luhmann. Faire de l’éducation antihomophobie, dans ce contexte, ne permet pas d’honorer l’engagement anti-normatif d’une pédagogie queer.
Ces formes d’individualisation sont typiques d’une pédagogie de l’inclusion, que vient critiquer et tenter de subvertir la pédagogie queer. Au lieu de chercher l’incarnation d’une forme de résolution normative dans l’inclusion, il s’agit ici, au contraire, de nommer, dévoiler, et chercher à déconstruire les mécanismes normatifs qui continuent de rendre l’inclusion nécessaire, de la produire comme rapport social progressif et idéalisé. L’objectif d’une pédagogie queer est donc de rendre la danse politique de l’inclusion obsolète, au profit d’une déstabilisation de la base normative dans laquelle on tente toujours d’inclure les marges, ne faisant ainsi que réifier et reproduire la rapport centre-marge, typique des binarités occidentales mentionnées précédemment. Face à ces binarités, les trois autrices mentionnent la forte émergence de nouvelles identifications : « the infinite proliferation of new identifications » (Luhmann 1998 : 129), « […] the current proliferation of discourses about “difference,” whether sexual or otherwise » (Bryson et de Castell 1993 : 300), « […] the proliferation of identifications necessary to rethinking and refashioning identity » (Britzman 1995 : 160). Trente ans plus tard, alors que la marchandisation et la néolibéralisation des identités est à l’oeuvre dans toutes sortes de processus institutionnels de diversité et d’inclusion, et malgré que toutes ces proliférations identitaires marquent un refus tangible et ferme face au cis-hétéro-patriarcat, la pédagogie queer doit aussi être « self-reflective of its own limitations » (Luhmann 1998 : 121) et se demander si la prolifération infinie des identités permettra à elle seule de lutter efficacement contre la violence et les discriminations genrées et sexuelles.
Finalement, d’un point de vue politique, l’approche antihomophobie basée sur la normalisation et l’inclusion encourage les élèves à adopter une posture passive devant des discours qui ont pourtant des effets importants sur la formation de leur subjectivité : une pédagogie queer, selon Bryson et de Castell, doit avoir comme objectif de favoriser le développement d’une forme d’agentivité politique par rapport aux enjeux liés à la sexualité et au genre, mais aussi à l’identité, la différence, l’expression et la pédagogie elle-même (1993 : 288). Il y a donc un travail d’éveil politique en cours dans une approche pédagogique queer que l’on ne retrouve pas dans une approche inclusive qui, sous des dehors de politisation plutôt libérale, contribue en fait à perpétuer une posture passive, apolitique face aux mécanismes de normalisation qui rendent possibles les discriminations.
5. La subversion comme méthode principale de la pédagogie queer
Bien que l’anti-normativité soit au coeur de ce qui définit une posture pédagogique queer, une autre notion s’y agite de manière importante : celle de la subversion. En effet, si la cible d’une pédagogie queer est le lexique, la structure et les effets de la norme, la méthode pour s’attaquer à cette cible s’exprime souvent dans le langage de la subversion. Subversion des identités fixées et binaires, subversion des codes genrés, subversion des ontologies occidentales, subversion des rapports de pouvoir dans l’enseignement, de notre manière d’arriver à la connaissance, etc. Comme je l’ai mentionné précédemment, cette subversion est rendue possible par le développement d’une littératie critique des systèmes normatifs d’oppression, c’est-à-dire une capacité à lire le monde qui nous entoure avec une conscience aigüe des mécanismes normatifs qui régulent son fonctionnement. À propos de la subversion, Luhmann convie Butler, qui établit un lien entre subversion et littératie dans son article « Critically Queer » publié en 1993. Butler affirme que la subversivité « is the kind of effect that resists calculation. […] Subversive practices have to overwhelm the capacity to read, challenge conventions of reading, and demand new possibilities of reading » (Butler dans Luhmann 1998 : 125). La subversion comme bouleversement de notre capacité à lire le monde normatif pour ensuite révéler de nouvelles possibilités de lecture émancipatoires est emblématique de la centralité de la notion de littératie critique dans une praxis pédagogique queer. C’est donc quand les littératies normatives comme celles du modèle inclusif ne permettent plus de lire la prolifération des identités et des corps queer que la subversion a lieu, car de nouvelles littératies sont alors nécessaires pour faire sens de soi et du monde sans se reposer exclusivement sur un système strict de catégorisation sociale, ou alors en se reposant sur un système de catégorisation beaucoup plus riche et fluide, et moins punitif. Il demeure, avec Luhmann et Butler, que ce sont les moments d’incompréhension et de non-intelligibilité – voire, avec Felman (1991), de crise – qui fondent la possibilité d’une subversion telle qu’entendue dans la pédagogie queer.
6. Décentrer l’anti-normativité dans le queer
Il est ainsi ardu de remettre en question la place de l’anti-normativité dans un corpus théorique ou pédagogique dit queer. Le devenir mainstream des études queer ces trente dernières années a permis d’installer très confortablement la norme et les processus normatifs comme l’ultime limite : ces mécanismes peuvent maintenant être reconnus, et cela à juste titre, comme une violence, une force oppressante, quelque chose qui pèse sur les corps, qui les écrase et les pousse à une forme de conformité qui ne fait que réaffirmer le statu quo. Le lexique et les pratiques de la fluidité, du spectre et d’une certaine labilité sont aujourd’hui des figures centrales dans la résistance aux tendances punitives de la norme. La litanie anti-normative des études queer a toutefois été vivement critiquée, et continue de l’être, que ce soit à partir d’une posture féministe (Martin 1994) ou issue de la critique queer of color (Cohen 1997 ; Ferguson 2004, 2005 ; Muñoz 2009) ou encore des études trans* (Prosser 1998 ; Namaste 2000 ; Keegan 2020). Plus particulièrement, je convie deux critiques qui se révèlent utiles pour penser les angles morts du rejet des normes. D’abord, une critique efficace de la blanchité des études queer se retrouve dans l’essai de Cathy Cohen (1997). Dans ce texte, Cohen nous rappelle que la fluidité et l’abandon des normes valorisées par le queer sont irrémédiablement liés à une forme de privilège :
As some queer theorists and activists call for the destruction of stable sexual categories, for example, moving instead toward a more fluid understanding of sexual behavior, left unspoken is the class privilege which allows for such fluidity. Class or material privilege is a cornerstone of much of queer politics and theory as they exist today. Queer theorizing which calls for the elimination of fixed categories of sexual identity seems to ignore the ways in which some traditional social identities and communal ties can, in fact, be important to one’s survival.
1997 : 450
Vingt ans plus tard, la même critique continue d’être formulée à partir d’autres postures. L’intellectuel et théoricien trans* Cael M. Keegan posait récemment une question similaire à celle que je pose dans mon titre d’aujourd’hui, répondant également à l’appel d’une remise en question du paradigme queer. Dans son article intitulé « Getting Disciplined: What’s Trans* About Queer Studies Now? », Keegan reprend l’argument de Cohen pour démontrer comment les études queer proposent d’abandonner des structures identitaires normatives pourtant essentielles à la survie de personnes trans*. Keegan rappelle que la compréhension queer du genre, de la sexualité et de l’identité comme des effets normatifs du pouvoir, « can erode the bases by which trans* studies might legitimately claim gender as felt or innately experienced, thereby replicating the denial of transgender experience also found in stigmatizing medical and political discourses » (2020 : 391).
À partir de ces critiques, il m’apparaît inévitable de remettre en question l’anti-normativité comme force motrice principale d’une approche pédagogique queer. Pourrait-on favoriser l’émergence, chez celleux en position d’apprentissage, d’une littératie critique des systèmes sociaux normatifs et de leurs effets, tout en préservant la compréhension politique d’une participation légitime à ces systèmes, en fonction de besoins individuels et communautaires liés au positionnement, au privilège, et à d’autres éléments environnementaux signifiants ? À cet égard, Britzman ouvre en fin d’article une porte qui permet de penser une pédagogie queer moins manichéenne à propos de la stabilité des catégories identitaires : « […] questions concerning what education has to do with the possibilities of proliferating identifications and critiques that exceed identity, yet still hold onto the understanding of identity as a state of emergency » (1995 : 165). Il y a ici une parenté avec ce que Spivak a nommé essentialisme stratégique, et bien que ces deux formulations avancent des identités potentiellement moins agentes que les identités ressenties et constatées abordées chez Keegan, ou communautaires et sociales avec Cohen, il y a entre ces arguments des outils pour une reconsidération du paradigme anti-normatif dans les approches théoriques et pédagogiques queer. Armstrong résume bien le genre de conflit inhérent à une posture de l’entre-deux quant à l’utilité politique et pédagogique des identités normatives en proposant une vision de la pédagogie queer comme « best done through a pedagogy of conflicted practice, that is, through the simultaneous recognition of gender and sexual identities as both (at least experientially) coherent/stable and as provisional/historicized » (2008 : 86).
Keegan rappelle ailleurs dans son essai que la théorie queer est aujourd’hui un discours privilégié et priorisé dans de nombreux cercles académiques (2020 : 391). Il affirme cela en comparaison avec la circulation paradigmatique des études trans*, mais nomme aussi par-là cette institutionnalisation et ce même devenir mainstream du queer auxquels je réfère plus haut. Cela n’équivaut évidemment pas à dire que la critique queer soit maintenant dominante dans les universités, comme aiment le prétendre bien des commentateur·rice·s réactionnaires ; il s’agit plutôt de la manière assez contradictoire par laquelle certains aspects centraux de l’argument queer, structurés comme fondamentalement critiques, semblent parfois être reconnus et naturalisés sans processus critique dans certaines classes universitaires. J’ai été à même d’en témoigner dans mon enseignement ces dernières années, non-seulement en tant que praticien des études queer et enseignant dans ce domaine, mais aussi parce qu’il était apparent, dans le discours des étudiant·e·s, que la non-binarité, la fluidité, la spectralité et la créativité autour du genre et de la sexualité étaient le new normal. À cette (heureuse ?) conséquence de la circulation de la critique queer ces trente dernières années semble cependant manquer une compréhension plus théorique du bouleversement onto-épistémologique à l’origine de toutes ces proliférations. Je me faisais souvent la réflexion que leur intégration de ce paradigme semblait bien peu critique et encore moins overwhelming, alors que ma rencontre avec ces mêmes paradigmes, dix ans plus tôt, avait été vécue comme une expérience de subversion semblable à celle que j’ai décrite précédemment avec Butler. La possibilité pour moi d’être conscient du bouleversement potentiellement ressenti par un·e étudiant·e est évidemment limitée, et il y a bien sûr aussi une forme de satisfaction pédagogique ressentie lorsque certains présupposés théoriques sont déjà acquis et partagés, mais une certaine dissonance demeure dans mon expérience d’une forme de normalisation des théories et pédagogies queer, bien exprimée par David Halperin, qui s’inquiète de l’établissement d’une « disciplinary relation to queer theory that consists not in working with students to create possibilities for critical reflection that have never previously existed but in using our authority to train students in queer theory as if it were any other established field (2003 : 343). Bien que je ne partage pas la romance de la découverte qui semble animer Halperin, et que j’essaie de mobiliser non pas des réflexions critiques qui n’existent pas encore mais bien celles qui existent et que l’institution n’entend pas, ce motif de l’échec dans l’établissement et le développement d’une pédagogie queer (Bryson et de Castell 1993 ; Armstrong 2008 ; Allen 2015 ; Poirier-Saumure à paraître) témoigne du réel défi que représente toute formalisation pédagogique de la critique queer.
7. La subversion comme ultime praxis pédagogique queer ?
Ces questions pointent vers la seconde modalité queer abordée dans cet article, celle de la subversion. J’adopte une posture particulièrement ambiguë par rapport à la question du rôle de la subversion dans la pratique d’une pédagogie queer. J’explore, avec Mary A. Armstrong, « a queer pedagogy of conflicted practice » (2008 : 86). Cette dernière explique : « [c]onflicted practice then, actively invites great attentiveness to one of the most difficult parts of pedagogy, the creation of a space where multiple voices can formulate critique without dismissal and in which multiple models for the interrogation of knowledge and selfhood are in play » (Armstrong 2008 : 96). L’ambiguïté que nomme Armstrong telle qu’elle devrait exister dans la salle de classe est analogue à celle que je veux entretenir avec les voix épistémologiques multiples qui fondent mon rapport à une pédagogie queer et la place qu’y occupe la subversion. Si je partage un certain désir pour les formes de subversion, mentionnées ci-haut, dont on constate l’échec, ce bouleversement des capacités à lire le monde relaté par Butler, la subversion telle qu’encadrée par la salle de classe contemporaine et les discours néolibéraux qui la structurent (Fraser et Lamble 2014) risque peu de mener à un bouleversement épistémologique. La question de la subversion dans un contexte pédagogique est également inséparable d’une critique de la relation entre connaissance et autorité. Il ne s’agit alors ni d’affirmer que la subversion soit une panacée parce que cela a été mon expérience ou celle d’autres avant moi, ni de rejeter une pédagogie subversive au nom d’une vision apolitique et irréaliste de la sécurité, mais plutôt de saisir l’occasion de s’interroger sur la texture politique, sur les dynamiques de pouvoir qui sont en jeu lorsque l’on pense la subversion à la fois comme méthode et comme objectif pédagogique.
Ma pédagogie queer, celle que j’essaie de pratiquer en en tant qu’enseignant, accorde beaucoup d’importance aux modalités de circulation des connaissances dans la salle de classe, dans l’optique d’une interruption de la dynamique de stricte transmission unidirectionnelle des connaissances du haut vers le bas. En plus de la reconnaissance et la valorisation des savoirs théoriques et expérientiels des personnes présentes en classe, j’essaie aussi de consciemment enseigner à travers ce que je ne saisis pas complètement, d’offrir à la classe mes connaissances et mes ignorances, mes incompréhensions, en espérant qu’iels se sentent inspiré·e·s de rendre la pareille. J’essaie de les inviter dans mes réflexions autant que je leur propose de m’inviter dans les leurs. Cette volonté de transformer la relation pédagogique fait partie d’un effort de déconstruction de la subversion entendue comme geste de passation presque patrimonial de la « bonne » ou la « nouvelle » connaissance, au profit d’un établissement sensible, collectif et solidaire de ce qu’on pourrait nommer termes de la subversion. Luhmann, elle-même critique et interrogative face à la nature de la subversion pédagogique queer, demande : « If subversiveness is not a new form of knowledge but lies in the capacity to raise questions about the detours of coming to know and making sense, then what does this mean for a pedagogy that imagines itself as queer? » (1998 : 125).
Peut-être que cela peut signifier : non pas m’arroger le devoir de les subvertir à l’aide de la “bonne” lentille critique, mais plutôt chercher à stimuler chez les étudiant·e·s une capacité critique pour opérer leurs propres subversions et expérimenter leurs propres conflits internes. Misha Tarc nous rappelle qu’il faut éviter, dans l’établissement de relations pédagogiques critiques, de transférer trop passionnément les sensibilités politiques que signalent les objets d’étude que nous choisissons :
I am careful to resist imposing my desires for these objects to have a prefabricated intellectual or political significance on my students, although, admittedly, the objects come with political and social implications that convey something of my intellectual commitments.
Tarc 2013 : 389
Il ajoute que son travail pédagogique, plutôt que d’imposer des impératifs moralisateurs devant être employés par ses étudiant·e·s, est plutôt celui, d’ordre plus créatif, qui demande d’emboîter le pas à celleux-ci afin de suivre leur rapport formel et esthétique aux objets curriculaires (2013 : 389). Dans une veine semblable, Clare Newstead, réfléchissant aux rapports pédagogiques de pouvoir que la subversion ne déconstruit pas suffisamment, nous rappelle les réflexions de la pédagogue féministe Elizabeth Ellsworth, qui suggère que :
critical educationalists frequently replace one set of preferred knowledges with another, effectively doing little to disrupt the relations that make students learners and teachers fonts of knowledge to be learned. In such situations, students are expected to do little more that demonstrate their mastery of the teacher’s chosen critical model. (Newstead 2009 : 81)
Il y a peut-être là une forme de subversion qui correspond à la définition donnée par Butler : il m’apparait que les nouvelles littératies qu’iel invoque ont davantage possibilité d’apparaître si les grilles de lecture critiques des étudiantes et étudiants émergent de leurs propres engagements subversifs comme partie intégrante d’une collectivité d’apprentissage solidaire. Cela dépend, finalement, d’une forme d’humilité dans l’établissement d’un écosystème d’apprentissage propre à une pédagogie queer, que Luhmann décrit superbement au moment de conclure son texte :
[…] my queer pedagogy is not very heroic. It does not position itself as a bulwark against oppression. It does not claim the high grounds of subversion but hopefully it encourages an ethical practice by studying the risks of normalization, the limits of its own practices, and the im/possibilities of (subversive) teaching and learning.
1998 : 130
8. Conclusion
À la question « What’s queer about queer studies now? », Eng, Halberstam et Muñoz avaient tout simplement répondu, en fin d’introduction : « a lot » (Eng et al. 2005 : 3). Beaucoup de choses. Je donnerais peut-être la même réponse à la question-titre de cet article, tout en précisant que la question ne doit pas présumer de ce que la pédagogie queer peut ou ne peut pas être, mais plutôt mettre en place les conditions pour la possibilité d’une éthique pédagogique capable de toujours remettre en question et redéfinir le rapport qu’elle entretient avec les objets et modalités de critique qui structurent sa mobilisation. En plus de cette fonction d’autocritique perpétuelle, il me semble que la question de la solidarité en classe constitue une avenue fructueuse pour penser la continuité des approches pédagogiques queer en dehors des dynamiques verticales et hiérarchiques de transmission de la connaissance. J’entends par là que l’établissement des termes de la subversion doit se faire au sein d’une relation de solidarité entre les personnes qui forment une collectivité d’apprentissage, qu’elles soient enseignant·e·s ou étudiant·e·s. La capacité d’établir collectivement et horizontalement les objets qui nécessitent d’être critiqués et subvertis porte la promesse d’approches pédagogiques queer moins concernées par la fixation d’un cadre critique définitoire, et ainsi, mieux adaptées à la critique et à la subversion des relations d’apprentissage en elles-mêmes, qui sont aussi un lieu de reproduction des normes que le queer se doit d’interroger.
Appendices
Notes
-
[1]
Une telle remise en cause des pédagogies normatives qui structurent nos institutions d’enseignement est inséparable d’une considération de l’éducation institutionnelle comme outil colonial et impérialiste, particulièrement en Amérique du Nord. Dans ce contexte, les approches pédagogiques autochtones et décoloniales, explorées ailleurs dans ce numéro spécial, ont beaucoup à apporter à la pédagogie queer, surtout en termes d’une déstabilisation des épistémologies occidentales. Les enjeux autour de ces deux courants font déjà l’objet d’un riche cursus (Nichols 2018 ; Wane et Todd 2018 ; Pereira 2019 ; Barkaskas et Gladwin 2021 ; Salas-Santa Cruz 2021 ; Sifuentes 2022).
-
[2]
D’autres approches pédagogiques, comme les pédagogies antiracistes ou intersectionnelles, sont engagées dans ce travail ; cela dit, ce que je souligne ici, c’est l’importance d’une compréhension des approches pédagogiques queer comme dépassant le seul cadre de la normativité sexuelle et de genre.
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