Traditionnellement, les deux modes fondamentaux d’accès à la connaissance et les deux façons de concevoir l’élaboration des connaissances sont rapportés aux épistémologies rationaliste d’un côté et empiriste de l’autre. De nombreux philosophes produiront des systèmes de pensée pour rendre compte de cette dualité, par exemple Platon et son opposition du monde sensible et du monde intelligible, ou Kant avec ses catégories de sensibilité et d’entendement. Dans la version classique du rationalisme, incarnée, entre autres à l’ère moderne par Descartes (1637) et Leibniz (1705/1990), tout savoir provient avant tout de la réflexion. Tout ce qui relève du domaine de l’expérience sensible doit être considéré avec méfiance, ce qui n’est pas sans rappeler l’allégorie platonicienne de la caverne dans laquelle des hommes enchaînés n’avaient qu’une connaissance très partielle et déformée de la « réalité ». Dans son Discours de la méthode, Descartes écrira même que le bon sens constitue la chose au monde la mieux partagée. Au contraire, pour les empiristes, au nombre desquels figurent d’éminents penseurs comme Locke (1689/2002) et Hume (1748/2006), toutes les idées, définies comme étant l’objet de la pensée, tirent leur origine de l’expérience. Selon cette épistémologie, toute connaissance nous vient des sens et, par conséquent, il n’existe aucune vérité a priori puisque toutes sont acquises dans l’expérience que nous acquérons du monde. Dans sa version la plus radicale, la connaissance vraie découle donc exclusivement de l’expérience sensible et de l’usage empirique de la raison. Locke écrira d’ailleurs à ce sujet que l’esprit est une page blanche vide de tout caractère, une tabula rasa. Les sens sont par conséquent premiers par rapport à la raison. Avec le développement des sciences dites de la nature, l’accent a été mis dans cette perspective sur la dimension expérimentale. Il s’agissait alors pour ces nouvelles disciplines de se construire par opposition au savoir issu de la philosophie, souvent accusée d’être excessivement spéculative, c’est-à-dire sans prise sur le monde réel. Le lieu emblématique est pour les sciences de la nature l’expérimentation et son lieu de prédilection, le laboratoire. On retrouvera la même tendance dans le cas des sciences humaines et sociales, notamment à leurs débuts. Pires (1997) nous rappelle qu’il s’est agi de « développer une connaissance “objective” de la “réalité” sur la base de découvertes empiriques (par opposition aux “spéculations”) » (Gulbekian, 1996 cité dans Pires, 1997, p. 10). Ainsi que nous pouvons le constater, ce débat entre rationalisme et empirisme n’est pas nouveau et, dès l’Antiquité, il est possible dans une certaine mesure d’opposer Platon, déjà mentionné, et Aristote, dont le classement est assez difficile, mais dont la proximité avec les empiristes est relativement forte à certains égards. Locke s’inspirera de lui pour parler de tabula rasa. Cela dit, ce débat a pris des formes assez différentes au fil du développement des sciences, qu’il s’agisse des sciences de la nature ou des sciences humaines et sociales. Même s’il peut sembler un peu trop simpliste, le registre épistémologique opposant rationalisme et empirisme garde encore une certaine pertinence comme cadre de départ pour comprendre différents rapports à la connaissance, ainsi que nous allons le constater dans ce numéro d’Approches inductives consacré aux relations entre les perspectives critiques et les approches inductives. Toutefois, ce numéro sera aussi l’occasion de voir dans quelle mesure ces oppositions binaires ne correspondent pas plutôt à des positions idéales-typiques qu’à des modalités effectives du processus de production du savoir. Certaines démarches ne sont-elles pas plutôt teintées à la fois de rationalisme et d’empirisme? Ne peut-on pas penser que dans le cadre du développement des sciences, il apparaît de plus en plus difficile d’adopter des démarches …
Appendices
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