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La spiritualité dans les discours : un détour par la généalogie
Yoga, méditation, mouvements de développement personnel, pratiques ésotériques liées au Nouvel Âge, rituels chamaniques, ou croyances issues d’Asie de l’Est et du Sud, de plus en plus d’activités se définissent aujourd’hui comme « spirituelles ». Bien que la plupart d’entre elles s’inspirent de cosmologies spécifiques qui impliquent leurs propres représentations du monde, les pratiques qui en découlent sont habituellement fortement individualisées et souvent privées. Elles s’appuient typiquement sur des croyances personnelles empruntées à une diversité de sources, telles que la croyance en un monde interconnecté ou en une forme de vie après la mort, des activités de pleine conscience ou de méditation, etc. Bon nombre d’entre elles alimentent une industrie du bien-être en offrant des outils pour l’exploration et la réalisation du soi.
L’enthousiasme contemporain pour la spiritualité en tant que discours populaire est généralement attribué aux reconfigurations religieuses contemporaines induites par les processus de sécularisation, et à une certaine désaffection à l’égard des religions vues comme des autorités et des institutions. La distinction entre religion et spiritualité ne va cependant pas de soi et l’on aurait tort de limiter la spiritualité à des mouvements de développement personnel ou à la réappropriation de certaines traditions issues d’Asie (bouddhisme, hindouisme) ou des peuples autochtones. C’est surtout la modernité et la dissociation entre le privé et le public, l’approche scientifique et critique envers les dogmes religieux, et une plus grande tendance au relativisme qui ont contribué à dissocier le spirituel et le religieux comme deux sphères de religiosité (Carrette et King 2004 ; Huss 2014). Pourtant, la plupart des personnes qui fréquentent des institutions religieuses se disent « spirituelles ».
Implicitement ou explicitement, la spiritualité a historiquement été ancrée dans les traditions religieuses comme des pratiques et des voies de transcendance, parfois extatiques, que ce soit dans le mysticisme chrétien, le soufisme dans l’islam, ou la kabbale dans le judaïsme (Obadia 2023). De façon intéressante, le terme est moins présent dans les traditions non monothéistes, bien que celles-ci ne soient pas dépourvues de rituels visant les contacts et les échanges avec d’autres niveaux de réalité.
Un détour par la généalogie peut être éclairant : le mot « spiritualité » provient du mot latin spiritus, lui-même issu du grec pneumatikos qui désigne « l’esprit », mais aussi « le souffle ». Il définit ainsi les biens, des charismes ou des réalités du monde dont la valeur est particulière du fait qu’ils sont baignés du souffle de l’esprit. En fait, la notion de spiritualité est intimement liée à la religion. Le mot « religion » renvoie au latin cultus qui définit un système culturel comprenant des croyances, des codes moraux, des rituels, ainsi qu’un groupe organisé spécifique ; tandis que la spiritualité renvoie au latin pietas qui fait référence à une religion vécue comme une qualité personnelle de dévouement. Dans l’Antiquité, il était cependant rare qu’une personne soit spirituelle (pietas) sans appartenir à un groupe organisé et à son système social et éthique (cultus). Ce n’est qu’au XIIe siècle que le christianisme s’est emparé du terme pour l’associer à une dimension plus subjective de la foi, dimension qui se substitue alors à la corporéité et à la matérialité des croyances.
La critique acerbe que portent les philosophes des Lumières à l’égard des discours dogmatiques et des autorités religieuses établit la rupture et consacre un nouveau rapport au religieux autour de l’autonomisation de la pratique et d’une certaine réflexivité individuelle qui, à la suite de Kant, met à distance la théologie instituée (Nérisson 2021). Bien que le terme spiritualité n’y soit pas clairement énoncé, c’est là que s’enracine une quête de vérité fondée sur l’expérimentation qui se développera par opposition à « l’obscurantisme des religions ». Le romantisme allemand du XIXe siècle et l’accent alors porté sur la notion de sentiment par Schleiermacher réhabilitent l’émotion et l’expérience personnelles dans le rapport au religieux. Le penseur Galen Watts situe ces développements dans un continuum culturel qui relie les philosophies romantiques aux mouvements transcendantaliste, théosophique et de la Nouvelle Pensée des XVIIIe et XIXe siècles, qui entendent ainsi se distinguer de ce qui est associé à la « tradition » (Watts 2022). Selon Watts (2020), cette épistémologie expérientielle comprend une conception immanente de Dieu ou du super-empirique qui, couplé à une forme d’expressivisme romantique postule l’existence d’un « vrai moi » et d’une téléologie de la réalisation de soi. Les courants issus du Nouvel Âge tout comme, dans une moindre mesure, les charismatiques chrétiens et les mouvements du potentiel humain des années 1960 ont contribué à transformer cette tendance en ce que certains appellent le « tournant spirituel » qui caractérise le paysage religieux actuel.
Transposant l’universalisme des Lumières dans un espace désormais global, la notion de spiritualité réfère alors à une expérience désenchâssée des contingences historiques, sociales et politiques qui peuvent la façonner. Elle s’inscrit ici dans un fantasme postmoderne qui prône l’universel d’une essence sacrée, en mettant l’accent sur les points communs des expériences transcendantales, une certaine fluidité associée au cosmopolitisme et, par là même, sur une sorte de partage commun à l’ensemble des religions. C’est dans le paradigme actuel du règne du soi (Taylor 1989 ; Cushman 1995), c’est-à-dire d’un ethos axé sur l’individualisme, le bien-être, un consumérisme croissant, la réalisation du soi, la célébration de la nature, et combiné à la redéfinition du soi et à la recherche d’un mysticisme individuel, que l’acception de la spiritualité se déploie actuellement, offrant ainsi des outils de transcendance à l’individu (Illouz 2008 ; Mossière 2022 ; Bramadat et al. 2022). Dès lors, le terme consacre un glissement du religieux vers la relation subjective à soi, un rapport tendu aux autorités instituées, et une vision holistique du monde et de la personne (Houtman et Aupers 2006). Ce discours sur la spiritualité assorti de ses propres pratiques se construit par opposition avec les éléments objectivés de la religion tout en ignorant le rôle des éléments sociaux et culturels des traditions religieuses (écrits sacrés, rituels, pratiques, mythes, rituels, codes moraux, communautés, institutions sociales) dans les possibilités de médiation entre le soi et la transcendance.
Comme le propose Kieran Flanagan (2007) en Grande-Bretagne, la spiritualité est aujourd’hui le produit de la conjonction de plusieurs moments : un tournant postmoderne ancré dans les mouvements de contre-culture des années 1970 et dans une forme de romantisme qui remonte au XIXe siècle ; la quête d’une intériorité soutenue par un nouvel intérêt axé sur le corps, l’incorporation et la sensibilité, qui peut se déployer tant dans la sphère individuelle que dans des milieux institutionnels, tels que ceux de la santé ; et la marchandisation des ressources spirituelles dans le cadre d’un commerce de la spiritualité (Jain 2015) qui tend à transposer les comportements religieux dans les registres de l’efficacité et de l’immédiateté (Carrette et King 2005).
Le concept de spiritualité semble donc relever d’une construction de l’Occident dont il permet de retracer l’évolution historique du rapport au religieux. Comme de nombreux concepts issus d’une pensée christiano-centrique (Asad 1993), son introduction comme catégorie de pensée dans les sciences sociales pose donc problème lorsqu’il s’agit d’appréhender des phénomènes provenant de contextes non occidentaux. Un défi auquel répond ce numéro spécial.
La spiritualité comme catégorie épistémologique de pensée
Si l’étude de la spiritualité est longtemps restée la prérogative de la théologie, elle s’en est récemment émancipée en convoquant la philosophie et l’histoire avec des travaux comme ceux de Michel de Certeau, par exemple. L’incursion du concept dans les sciences sociales est plus timide et remonte sans doute à l’approche du psychologue William James qui, au début du XXe siècle, appelle « vie spirituelle » l’ensemble des faits psychologiques qui tendent à développer chez l’individu une activité morale ou religieuse plus intense, et à accomplir en lui-même un état proche d’un certain idéal de perfection. Dans son ouvrage « The Varieties of Religious Experience » paru en 1901 (réédité en 1958), James indique que la spiritualité implique une quête de transformation d’un état négatif en un état positif, que l’on atteint au moyen de techniques externes. Cette perspective axée sur la dimension pratique de la spiritualité sera en quelque sorte relayée par les positions de Michel Foucault qui, dans sa réflexion sur la fabrication du sujet, considère la spiritualité dans une dimension pratique et téléologique inspirée des exercices spirituels de Ignace de Loyola, comme « la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité » (Foucault 2001, 16). Mais contrairement à la perspective critique de Foucault, James (1958 [1901]) retient la spiritualité surtout pour cibler la dimension expérientielle et subjective du religieux. Ainsi il définit la spiritualité comme un ensemble d’attitudes, idées, styles de vie et pratiques fondées sur la conviction que d’une part, le monde visible fait partie d’un univers spirituel dont il tire sa signification, d’autre part, l’union et l’harmonie avec cet univers spirituel sont une fin en soi. En fait, James considère la spiritualité comme un niveau spécifique d’expérience religieuse axé sur la vie intérieure et la qualifie de religion de première main, tandis que la religion de seconde main fait référence aux rituels, aux croyances et aux institutions. Quoique relativement ancienne, cette approche influence encore aujourd’hui la perception commune sur la spiritualité.
La distinction que James opère entre religion et spiritualité fait écho à la pensée de Georg Simmel qui, à la fin du XIXe siècle lui est contemporain. Attentif à l’influence de la modernité et de l’urbanisation sur les liens sociaux et sur la vie religieuse, le sociologue allemand déplace le focus des études sociologiques jusqu’ici porté sur la vie cléricale, vers la relation au monde de l’individu au sens de forme d’être au monde et de devenir, et non comme une réalité finie et objective. Cette lecture s’appuie sur une définition de l’être humain dite vitaliste qui place la religiosité dans une dynamique existentielle (Vidal 2017), et rappelle le sujet à sa vulnérabilité et à sa quête de sens, ainsi libéré de la contrainte de la transcendance. Cette tension spirituelle qui se nourrit de la spontanéité et du rapport subjectif que l’individu entretient aux choses, aux autres et au monde offre au sujet la créativité nécessaire pour assumer les conditions de fragmentation et de dissolution des normes et rôles sociaux de la vie moderne (Varga 2007). Georg Simmel (1997 [1911]) anticipait en effet que, dans la modernité, le caractère sensible et malléable de la spiritualité en ferait une forme religieuse plus pérenne et diffuse que les religions strictes et dogmatiques. En ce sens, il distingue l’aspiration à l’expansion et la quête de la transcendance caractéristiques des mysticismes traditionnels d’un côté, et les formes objectives et déterminées qui cadrent ces élans d’un autre côté. Ces propositions formulées il y a plus d’un siècle demeurent d’une actualité surprenante tant elles concordent avec les observations menées au sein des sociétés européennes et d’Amérique du Nord.
L’idée que la spiritualité est ancrée dans l’immanence où elle se manifeste est aujourd’hui appuyée par les observations de nombreux sociologues et anthropologues tels que Nancy Ammerman (2013) qui considère la spiritualité avant tout dans sa dimension pratique. Comme Ammerman, la sociologue Meredith McGuire (2010) inscrit la spiritualité dans l’approche de religion vécue qui s’appuie sur quatre éléments : un environnement religieux éclectique ; un focus sur les considérations pragmatiques ; un accent porté sur les matérialités ; des frontières floues entre le sacré et le profane. McGuire situe toutefois la spiritualité dans une historicité plus profonde en l’associant à des formes de religiosité populaires plus anciennes. La sociologie imbrique donc les spiritualités à des styles de vie et à des orientations éthiques, à l’instar de l’étude fondatrice de Paul Heelas et de ses collègues (2005) qui distinguent la « life-as » (la religion en termes de statut) et la « subjective-life » (la vie spirituelle). S’il est convenu que les spiritualités peuvent avoir un caractère extraordinaire (tout en se manifestant dans l’ordinaire), le consensus est toutefois moins clair quant à considérer le rôle de la transcendance et du surnaturel dans la spiritualité. Si certains, comme Ammerman, affirment que le lien au surnaturel n’est pas intrinsèque à la spiritualité, d’autres comme Robert Whutnow (2003) voient la spiritualité comme un état d’être lié à un ordre divin, surnaturel ou transcendant de la réalité ou, alternativement, comme un sentiment ou une conscience d’une supra-réalité.
De fait, si la sociologie s’est emparée de la question de la spiritualité en en explorant les manifestations empiriques et l’articulation avec les sociétés modernes, la plupart des auteurs se sont accordés sur l’impossibilité de définir un phénomène qui semble à la fois vaporeux et insaisissable, tant les facettes qu’il comporte sont multiples et kaléidoscopiques. De là, de nombreuses réserves quant à la pertinence de constituer les études sur la spiritualité comme un champ d’études spécifique, distinct de celui de la religion. Matthew Wood (2010), l’un des fers de lance de ces critiques, regrette par exemple la superposition de méta-narratifs introduits pour définir la modernité, tels que la « détraditionnalisation » ou la subjectivation, sur les récits et pratiques religieuses des individus. Il plaide donc pour ramener le niveau d’analyse à la contextualisation des comportements des acteurs dans leur univers local. En somme, il s’agit de remettre en question le discours scientifique sur la spiritualité en ramenant celle-ci à un phénomène qu’il convient d’ethnographier sur le terrain. D’où l’appel à l’anthropologie sociale et culturelle pour saisir la spiritualité comme objet d’étude, la méthode anthropologique étant sans doute la plus apte à saisir les pratiques et interactions liées au religieux. Elle permettrait de rendre compte de la pluralité des pratiques et conceptions socio-historiques du religieux, et de ce que serait la spiritualité dans ces divers contextes. Un projet qui anime ce numéro thématique.
Étonnamment, l’anthropologie s’est peu penchée sur le phénomène de la spiritualité, en tous les cas pas en utilisant ce terme, même si quelques études empiriques ont permis d’en dégager certaines caractéristiques : créativité rituelle, discours et pratiques axées sur la guérison, organisation plus ou moins forte en réseaux transnationaux, développement d’un langage symbolique propre (Meintel et Mossière 2011). Le manque d’enthousiasme pour la question s’explique sans doute par le fait que le terme « spiritualité » ne correspond pas toujours au langage émique par lequel les acteurs religieux se disent. Et le fait que certains y font allusion ne justifie pas nécessairement la constitution d’une catégorie analytique « spiritualité » en tant que telle. À ce sujet, les anthropologues Fedele et Knibbe (2020) plaident pour l’établissement d’une anthropologie de la spiritualité qui considère la dissociation entre religion et spiritualité comme un sujet distinct à étudier, plutôt que comme une construction analytique, et qui tient compte du rôle de certaines variables, celle du genre notamment. Un tel projet s’accorde avec la généalogie du concept qui a montré que la spiritualité et la religion se sont historiquement co-constituées, et que la présence de la spiritualité est ancienne, pensons aux pratiques ésotériques ou mystiques par exemple. Pourtant, les travaux existant sur la spiritualité considèrent les dynamiques socio-historiques essentiellement dans le contexte des sociétés du Nord, où le religieux est animé par des forces spécifiques (sécularisation, diversité culturelle, individualisation, mobilité…). La spiritualité serait-elle donc seulement une des manifestations actuelles du religieux ? Aurait-elle été érigée en concept heuristique en raison de l’histoire occidentale à laquelle elle est intimement liée ?
La spiritualité comme outil politique
Si la généalogie de la notion de spiritualité a montré ce que le philosophe Jacques Le Brun (2015) qualifie de « faiblesse épistémologique », son abondante présence dans le discours public montre combien le concept de spiritualité souffre d’un manque de spécification, une sorte d’indétermination sémantique qui prête le flanc à de nombreuses réappropriations politiques (Bramadat 2019). Au Québec, par exemple, la modernisation et la libéralisation d’une province longtemps dominée par l’Église catholique se sont produites à la fin des années 1960, autour du rejet de la religion présentée comme oppressante, autoritaire et parfois abusive. Ce discours d’émancipation de l’individu et de la collectivité par rapport à l’institution substituait alors le terme « spiritualité » à celui de « religion » en répandant, par exemple, de nouveaux énoncés identitaires : « Je suis spirituel mais pas religieux », ou en remplaçant l’aumônerie confessionnelle dans les institutions de santé par les services d’intervention en soins spirituels (Mossière 2020 ; 2023). En Inde, l’anthropologue Peter Van der Veer (2009) montre comment le maître hindou Vivekananda a recouru à la sémantique de la spiritualité et au yoga comme à des traditions discursives propres à l’hindouisme qu’il diffusa sur la scène internationale pour asseoir et servir le projet nationaliste de l’Inde contre le colonisateur britannique. La spiritualité peut donc s’articuler à des agendas politiques, comme le suggèrent le nouveau phénomène des spiritualités vertes (Becci 2021) ou même la notion de conspiritualité (Halafof et al. 2022) qui est traitée dans ce numéro.
Ces usages politiques de la spiritualité indiquent que celle-ci serait sans doute moins répandue qu’il n’y paraît. En attestent l’émergence et la consolidation de mouvements communautaires axés sur l’orthodoxie, la norme et la moralité, qui font preuve d’une grande vitalité, à l’instar des églises évangéliques conservatrices ou de certains courants islamiques fondamentalistes. D’ailleurs, les statistiques montrent que les pratiques et les croyances spirituelles concernent en réalité une minorité de la population (par exemple, au Canada, voir Wilkins-Laflamme 2021). Des études qualitatives poussées suggèrent également que les discours et pratiques, dites « spirituelles », sont concentrées dans les milieux urbains, féminins et plus aisés qui se les approprient comme marqueur distinctif (Wood 2010 ; Altglas 2014 ; Behnaz 2022). L’émergence d’une industrie et d’un marché de la spiritualité montre que celle-ci est aussi empruntée par les forces du capitalisme et de la globalisation (Jain 2015). Les pratiques de discipline corporelle et de gestion de soi qui sont promues sur ces nouveaux marchés de la spiritualité résonnent en effet avec la sémantique du progrès et de la croissance de l’éthique néolibérale (Rudnyckyj 2009). Ainsi, la méditation pleine conscience (d’origine bouddhiste) est maintenant partie prenante des milieux de travail où elle est présentée comme une pratique sécularisée de soin du soi, et où elle concourt à rendre plus efficaces les individus, et à fortiori les travailleurs (Purser 2019). Inversement, les pratiques spirituelles peuvent constituer des vecteurs d’émancipation pour des populations défavorisées comme les femmes, qui sont surreprésentées dans ces mouvements où elles semblent trouver certains outils d’empowerment (Fedele et Knibbe 2021).
L’appropriation politique et sociale de la notion de spiritualité appelle donc à en explorer les formes et les manifestations dans d’autres contextes, tenant compte des rapports de force et de pouvoir ayant contribué à sa diffusion. Contre la dépolitisation du concept promue par des mouvements tels que le New Age, Peter Van der Ver (2009) montre comment sa diffusion s’inscrit en réalité dans des relations d’échanges, de compétitions et de luttes politiques et économiques entre l’Occident et l’Orient. Au-delà de l’universalisme des concepts pensé par les Lumières, l’anthropologue propose de considérer leur universalisation comme le produit d’interactions qui contribuent à le composer. D’autres anthropologues comme Giovanna Parmigiani dans ce numéro abordent la question en soulignant les orientations colonialistes du terme, et en lui préférant des formulations moins chargées politiquement en parlant, par exemple, d’ontologies relationnelles.
Dans ce numéro, nous avons voulu inscrire la spiritualité dans la complexité d’une matrice temps-espace en en saisissant certaines variations spatiales à l’aide d’études ethnographiques menées dans des localités diverses. En dépassant l’association habituellement posée entre spiritualité, d’une part, et modernité, sécularisation, et recul des religions établies d’autre part, nous souhaitons décentrer le regard. Notre ambition est de contribuer à la décolonisation d’un concept dont la généalogie a montré l’ethnocentrisme, en nous penchant sur des sociétés et des milieux où la religion ne constitue pas une catégorie de pensée en soi, afin d’y observer d’autres modalités de manifestations contemporaines de la spiritualité. En effet, bien que le concept soit habituellement pensé dans un paradigme d’universalité qui facilite sa mobilité sur la scène globale, nous souhaitons ici étudier les formes, les mécanismes et les conditions de son insertion dans des espaces locaux pétris de leurs propres représentations de l’immanence, de la transcendance et de leurs interactions, mais aussi de leur propre conception de l’être au monde. En d’autres termes, il s’agit de comprendre comment les spiritualités, aujourd’hui devenues un idiome dominant dans les sociétés sécularisées, se déclinent dans d’autres espaces, tout en tenant compte des dynamiques de pouvoir, d’influences et d’appropriations mutuelles des traditions inhérentes à chaque milieu (Carrette et King 2004). Des terrains empiriques présentés par les auteurs émerge ainsi une perspective décentrée de la spiritualité qui en révèle la volatilité et la plasticité, et donc l’adaptation aux représentations de l’être au monde et enjeux sociaux locaux.
Plus précisément, nous avons voulu poser et traiter les questions suivantes. Quels rituels religieux, quelles pratiques, croyances et valeurs religieuses se déploient sous l’impulsion des spiritualités et de l’accent qu’elles mettent sur la subjectivité et l’intériorité ? Qu’est-ce-que les acteurs qui s’en réclament entendent par le terme « spiritualité » et dans quelle mesure ces pratiques et compréhensions du monde se distinguent-elles des religions vernaculaires ou populaires ? Quels sont les axes transversaux des spiritualités locales contemporaines ? Comment ces spiritualités s’insèrent-elles dans des enchevêtrements locaux et transnationaux complexes qui englobent le politique, le culturel ou le social ? Quelles définitions de l’être humain d’autres formes de spiritualités véhiculent-elles, et comment interagissent-elles avec des modes d’être au monde fondés sur des compréhensions cognitives et scientifiques de l’univers (incluant la psychologie, la philosophie, etc.) ?
Il ne s’agit donc pas ici de définir le concept de spiritualité mais d’en dessiner les pourtours et les traces à travers une série d’enquêtes menées sur des terrains de recherche où la question de la spiritualité ne se pose pas en soi, ou se pose en convoquant des champs sémantiques autres. Les contributions à ce numéro thématique explorent les compréhensions locales de la spiritualité dans des environnements historiquement et culturellement variés (Inde, communautés autochtones, diaspora népalo-bhoutanaise, Québec, Suisse, Italie, etc.). La perspective émique qu’elles adoptent leur permet de discuter le concept de spiritualité en lien avec des notions vernaculaires qui peuvent lui être connexes (religion, contemplation, esprits, ascétisme, mysticisme, ésotérique), ou dans des contextes où les rapports sociaux forgent la spiritualité autour d’enjeux idéologiques, matériels ou symboliques (sociétés sécularisées, systèmes de castes, statut minoritaire). Plusieurs textes portent sur les spiritualités en Asie et dans la diaspora puisque, depuis la fascination romantique pour les spiritualités orientales, en passant par la vague hippie des années 1970, les spiritualités contemporaines sont habituellement vues comme des interprétations des religions asiatiques auxquelles l’imaginaire commun attribue une forme de spiritualité. L’objectif de ce numéro est de déconstruire ce type de discours mais aussi les appropriations ethnocentriques qui entourent le concept de spiritualité en explorant des terrains non conventionnels de la spiritualité.
Le numéro débute par trois textes qui explorent comment la spiritualité se décline au sein de traditions ou parmi des populations qui ne sont pas dépositaires du terme : Abdelwahed Mekki-Berrada et ses collègues tentent l’exercice de lever un voile sur les expériences subjectives, éthiques et esthétiques de femmes soufies installées à Montréal. À partir d’une lecture des concepts qui révèlent les modes d’être au monde dans cette mystique de l’islam, les auteurs découvrent une « herméneutique-action » qui se révèle dans le rapport à l’Autre. Yael Dansac, quant à elle, s’intéresse au culte des mégalithes de la région de Carnac (France) dont elle décortique les dispositifs somatiques. Dans ces rituels axés sur la sensation, l’expérience spirituelle s’appuie sur un apprentissage sensoriel et sur une attention corporelle qui visent la découverte et la transformation du « soi ». Auprès de Népalo-Bouthanais d’origine hindous et convertis au christianisme établis au Québec, Guillaume Boucher revient sur la dimension morale et vertueuse associée à la spiritualité dans le christianisme : il souligne comment celle-ci forge des dynamiques d’exclusion qui relèvent de discours d’authenticité et de légitimité fortement ancrés dans le local. Les articles suivants traitent de la dimension politique de la spiritualité. À partir d’une « cyber-ethnographie » menée en Suisse, Manéli Farahmand et ses collègues examinent comment le milieu holistique suisse s’est emparé des thèses du mouvement américain QAnon dans le cadre d’une politisation de la spiritualité qui, historiquement, n’est pas inédite. En reprenant le cadre conceptuel de la religion vécue auprès de conspirationnistes qu’elle a rencontrés en Italie, Parmigiani offre de déconstruire les représentations polarisantes habituellement associées aux courants conspirationnistes. Elle soutient que ces derniers pensent le monde dans une logique d’inclusion et de relations typique de la pensée holistique. À partir d’une perspective « du dedans », Jeanine LeBlanc et Paul Gareau poursuivent la réflexion sur la relationalité qui traverse le binôme spiritualité-religion auprès de leurs communautés respectives, mik’maq et métis, en soulignant combien ces relations qui s’inscrivent dans un tout collectif et co-constitutif ont été perverties par l’appropriation blanche dont elles ont fait l’objet. Les textes de Lionel Obadia et de Catherine De Guise approfondissent le rôle de la rencontre et du pouvoir dans la construction de la spiritualité : auprès d’ascètes européens et nord-américains installés en Inde, De Guise soulève la question de la relation au gourou en tant que figure d’exemplarité. Les qualités de sainteté que les dévots attribuent au gourou interrogent aussi la légitimité de leur aspiration à renoncer au monde, les amenant ainsi à redéfinir ce qu’est un « vrai sādhu ». Parce que le spirituel est aussi souvent pensé comme un idéal, Obadia conclut le numéro en examinant les possibilités de matérialité et d’opérationnalisation d’un inaccessible au sein d’Auroville, une cité située au sud de l’Inde et vouée à la réalisation du plein potentiel humain dans une ère renouvelée. Dans ce laboratoire où le mot « spiritualité » est pourtant un discours commun, la définition du terme reste insaisissable, sans cesse configurée par des logiques pragmatiques.
Mystique, contemplation, rituels sensoriels, moralité et vertu, ascèse, renonciation, dévotion, idéal ou utopie, les textes de ce numéro montrent que ces dimensions de la vie religieuse souvent associées au terme parapluie de « la spiritualité » sont pourtant porteuses de leurs propres épistémologies. Terrains à l’appui, les riches contributions à ce numéro thématique semblent converger autour du rôle central de la relation dans le déploiement des spiritualités, relation à soi, aux autres, à l’Autre, une façon de ramener l’être humain à une sorte d’ontologie relationnelle.
Appendices
Bibliographie
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