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L’ouvrage de Marc Augé présente les institutions sociales, les représentations du monde et de la personne, les croyances et rites des Alladjan, Avikam et Ebrié, trois ethnies du Sud côtier de la Côte d’Ivoire. Il révèle le concept d’« idéo-logique » comme une théorie des pouvoirs dans ces sociétés traditionnelles en mutation au confluent de l’ordre lignager et de l’apparent désordre néocolonial. Il traduit ainsi l’« idéo-logique » par la simultanéité logique entre les notions d’organisation et de représentation, c’est-à-dire « le discours théorique de la société sur elle-même » et dont la construction relève « des discours partiels qui l’impliquent sans la dévoiler dans sa totalité » (p. 26).

Le livre s’articule autour d’une introduction, de quatre parties structurées par neuf chapitres et d’une conclusion. En propos introductif, l’auteur commence par relater une expérience de confession dans la communauté thérapeutique du « prophète » Albert Atcho, à Brégbo. À partir de ce récit, il problématise la question de l’idéologie dans les trois sociétés lignagères. Il se positionne à partir du constat de la cohérence structurale des croyances à la sorcellerie avec d’autres croyances liées à la conception de la personne, aux règles de l’hérédité et aux rôles des ancêtres chez les peuples étudiés ici. De même, il présente ces croyances comme ayant un rôle essentiel dans l’interprétation du malheur, de la maladie et de la mort dont l’exutoire est incarné par le village de Brégbo où Albert Atcho, continuateur du mouvement messianique du prophète Harris, fait la concurrence aux clairvoyants et aux guérisseurs, dans un élan syncrétique. Dans sa démarche de reconstitution de l’« idéo-logique » lignagère, l’auteur applique les principes d’analyse structurale et met en évidence les régions et les mécanismes de l’idéologie qui commandent la production, la reproduction sociale et économique.

Dans la première partie intitulée « Les hommes et les dieux », l’auteur reconstitue le système socio-politique des trois sociétés étudiées et la géographie religieuse qui y correspond. Les deux premiers chapitres présentent l’organisation socio-politique de ces peuples en ressortant les similitudes fondamentales et les contrastes apparents de l’organisation sociale et de la gestion du pouvoir de la chefferie du village ainsi que celui des lignages. L’auteur ressort également l’importance des classes d’âge chez les Alladian, Avikam et Ebrié, à la fois pour les individus, les lignages et les villages. Il leur attribue la force des « appareils idéologiques » parce qu’elles jouent à la fois le rôle de l’école, de l’église et des cours d’éducation civique. Il montre le « matrilignage » et le « matriclan » comme des juridictions intermédiaires et la juridiction du chef de village comme celle intervenant en appel. La résidence est décrite comme l’ensemble constitué par les membres du lignage. Les uns sont issus de mariages endogamiques et exogamiques ; et les autres sont des captifs et des esclaves avec leurs descendants.

Le chapitre trois fait cas des dieux chez ces trois peuples côtiers. En effet, l’auteur montre le caractère éphémère de ces dieux dont la distinction est faite entre les « génies de lignage » et les « génies de cours ». De même, ce chapitre révèle que les rites traditionnels ont été mis en veilleuses par l’épopée harriste qui, à première vue, a consacré le triomphe des églises catholiques, protestantes et locales sur la religion traditionnelle. L’auteur fait toutefois observer que les demandes de succès, de protection et de remèdes faites en cas de détresse à la religion ancienne sont réitérées aux « prophètes » qui ont pris la suite de Harris, aux clairvoyants et à la religion nouvelle.

Dans la deuxième partie, « Pouvoirs noirs », le chapitre quatre traite de la logique du malheur à travers les pouvoirs et croyances à la sorcellerie. Selon l’auteur, la croyance en la sorcellerie en milieu lagunaire compose un monde calqué sur le monde villageois, à travers la conception par village d’une société de sorciers comptant au moins un représentant de chaque cour ou segment de lignage. Comme théorie, il révèle que les diverses modalités d’acquisition de la qualité des sorciers requièrent un minimum de don pour lequel la qualité tient une place importante. Sans omettre la toute-puissance de la femme en sorcellerie dans la théorie lagunaire, l’auteur rapporte que l’action directe du sorcier n’est possible qu’à l’intérieur de son matrilignage. En revanche, l’action hors du lignage nécessite une complicité à l’intérieur du lignage tiers. Il associe aux activités des contre-sorciers l’implication des morts et celle de plusieurs divinités de la mer et de la forêt. Pour finir, il explique comment le portrait du soupçonné-type contraste avec celui de l’accusé-type. En clair, si le soupçonné-type est riche, influent, a du prestige et est ancien, a des personnes à charge et une famille nombreuse, l’accusé-type n’a que le seul trait de vieillesse en commun avec le premier.

Dans le chapitre cinq, l’auteur évoque la question de la solitude en mettant l’accent sur le rapport à autrui et au monde. Il définit également l’homme fort chez les lagunaires comme celui qui voit clair dans les différents rapports de force, qui connaît les règles du jeu et qui sait parler à une assemblée en utilisant toutes les astuces pour convaincre. Aux dires de l’auteur, cette force s’apparente à la ruse. À propos de l’entourage constitutif de la personne, l’auteur inscrit l’individu dans un nouveau rapport qui se caractérise par le rapport à un autre lignage du village. Celui-ci traduit la tendance chez les lagunaires à l’exogamie de lignage et à l’endogamie de village. La liaison entre l’univers villageois et son au-delà sont la mort et la naissance. La consultation des clairvoyants prévaut dans la société lagunaire et s’est substituée à la consultation des génies de cours. L’auteur rapporte que l’idéologie lagunaire ne tend ni à la consécration, ni au renversement de l’ordre, mais à sa compréhension.

Le chapitre six, consacré à la métaphore et au silence, montre comment les croyances à la sorcellerie s’expriment à travers un langage métaphorique. Selon l’auteur, certaines fautes de conduite, soit certaines fausses manoeuvres en infraction aux règles du code social, entraînent une sanction dont le caractère nécessaire peut être médiatisé par l’intervention d’un sorcier ou la colère d’un parent mort ou vivant. La métaphore permet donc de comprendre la nature des évènements ou des situations. L’auteur démontre que la théorie des pouvoirs chez les lagunaires enseigne avant tout à se taire. Elle révèle ainsi les dangers de la prise de parole, car elle menace de condamner ceux qui auraient l’imprudence de recourir à celle-ci pour élaborer un discours effectivement dit, une accusation effectivement formulée.

La troisième partie s’intitule « Pouvoir blanc ». Elle se limite au chapitre sept. L’auteur y fait part de la mise en cause directe et indirecte par le prophétisme d’Atcho de la conception de la force, élément essentiel de la théorie des pouvoirs traditionnels. L’auteur éclaire le lecteur sur la réinvention de la théorie des pouvoirs chez les lagunaires. Celle-ci s’enracine dans la force blanche usant des brèches ouvertes par les moyens traditionnels (l’épreuve d’ordalie, la mise en gage des personnes), consolidée par l’écriture dans un contexte d’impossible dialogue où le zèle des collaborateurs locaux a permis de réprimer les résistances et de mener une agression idéologique. Dans cette nouvelle théorie des pouvoirs, le chemin du salut est envisagé à travers les voies de Dieu et du développement selon les nouveaux intermédiaires et médiateurs comme Albert Atcho. La mission de ce dernier avait pour but de faire abolir le mal contre le prochain sur tous les plans. Son site de travail, Bregbo est une institution thérapeutique, une église et à la fois une entreprise économique.

La quatrième partie s’intitule « L’homme et les diables ». L’auteur y présente le chapitre huit intitulé « Boniface ou le dernier Alladjan » et le chapitre neuf « Une histoire de famille ». À travers ces deux chapitres, il décrit des cas concrets d’histoires villageoises et de confessions individuelles montrant les jeux complexes et complémentaires de l’individu aux prises avec les autres et d’une société aux prises avec un destin venu d’ailleurs. Il l’illustre par la biographie de son guide Alladian et de l’histoire de famille dont le récit corrobore la théorie des pouvoirs telle que décrite dans les chapitres précédents.

En conclusion, pour l’auteur, l’« idéo-logique » correspond à la nécessité de penser réciproquement l’individuel et le social, le naturel et le culturel comme modèle local. Cependant, les doutes et interrogations de Marc Augé relatives à la médiation prophétique révèlent des contrastes notamment dans la présentation de Brégbo, site de travail d’Albert Atcho, dans sa pratique religieuse, et dans le portrait du soupçonné-type et de l’accusé-type dans le discours sur la sorcellerie.

Ainsi, nul doute que cet ouvrage, original par son apport à la compréhension de la théorie des pouvoirs chez les lagunaires de Côte d’Ivoire, constitue une contribution essentielle à l’éclairage pour les religieux, pour l’étude anthropologique et pour les spécialistes de la religion y compris les prophétismes liés au mouvement messianique dans la société coloniale et postcoloniale africaine.