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De quelles manières les discours nationaux, les formes d’appartenance ethno-nationale et les valeurs nationalistes se sont-ils constitués depuis le XVIIIe siècle en se fondant sur l’institutionnalisation arbitraire, universelle et téléologique de l’hétéronormativité[1] ? Comment l’encadrement ou l’effacement des multiples expressions de la diversité sexuelle et de genre ont-ils été universellement consolidés en faveur du binarisme de genre, du dimorphisme sexuel et de l’hétérosexualité obligatoire[2] ? Par quels mécanismes, dispositifs, technologies, stratégies et symboles, l’idéologie selon laquelle le binarisme de genre, le dimorphisme sexuel et l’hétérosexualité obligatoire seraient « naturels », est-elle devenue hégémonique, en occultant ainsi la réalité historique de la diversité sexuelle et de genre dans le monde ? Comment l’association entre la raison médico-scientifique et la normativité juridico-morale modernes d’inspiration européenne/nord-américaine, ainsi qu’avec certaines moralités religieuses (en particulier, des grands complexes religieux monothéistes caractérisés par le Christianisme, le Judaïsme et l’Islam), nourrit-elle ces mécanismes, dispositifs, technologies, stratégies et symboles dans le but de légitimer le modèle de gouvernementalité biopolitique des États nationaux à l’époque contemporaine[3] ? Enfin, comment la diversité sexuelle et de genre s’exprime-t-elle comme une forme de résistance créative (ou d’alternative hétérotopique) aux excès de l’universalisme européen/états-unien, malgré son encadrement ou son effacement ?

Ce sont là quelques-unes des questions qui guident les recherches ethnographiques multi-situées que je mène depuis un peu moins d’une dizaine d’années dans et sur le système-monde, particulièrement en Amérique latine (Brésil), en Europe de l’est (Moldavie et Ukraine) et en Asie centrale et du sud (Îles Maldives, Iran, Kazakhstan, Kirghizistan et Mongolie). Ces recherches, réalisées avec un financement du Conseil National pour le Développement Scientifique et Technologique brésilien (CNPq), comprennent des observations directes, des entretiens, des analyses de documents officiels et l’étude des collections de musées et des monuments publics, entre autres techniques (Gontijo 2018, 2019a, 2019b, 2021 ; Gontijo et al. 2021).

De nombreuses recherches définissant une attitude réflexive de responsabilité sociale et une posture critique d’engagement politique marquent fortement les anthropologies latino-américaines et une grande partie des anthropologies des Suds[4]. Avec cette attitude et en adoptant cette posture, j’ai l’intention de présenter quelques réflexions sur les expériences de la diversité sexuelle et de genre dans leurs relations avec : d’une part, les configurations du système-monde moderne-colonial et les effets de la persistance de la « différence coloniale » (Mignolo 2003) ; et d’autre part, les États, les gouvernements et les projets nationaux, afin de fournir des éléments de réponse à ces questions-là. Ou, plutôt, il s’agit de proposer quelques réflexions pour inspirer les réponses d’autres chercheuses et chercheurs à ces questions-là. Il s’agit donc d’un essai théorique d’anthropologie anti-normative, publique, engagée et queer écrit dans le but d’exhorter à un décentrement du regard qui pourrait aboutir à une subversion de l’ordre des choses et, par conséquent, à la proposition (sans prétention, mais en toute simplicité) d’un autre monde commun (encore) possible[5].

L’anthropologie, l’homo nationalis et l’homo sexualis

Pour ébaucher des éléments de réponse aux questions posées ci-dessus, on pourrait partir du caractère critique, réflexif, engagé et émancipateur des théories sociales et politiques et des anthropologies des Suds, ainsi que des perspectives postcoloniales et décoloniales latino-américaine, africaine et indienne – mais pas seulement[6]. Les anthropologies latino-américaines, peut-être dès leurs débuts, ont adopté des caractéristiques particulières liées aux contextes nationaux dans lesquels elles se sont développées, malgré leurs origines communes européenne et états-unienne. Une des marques de ces anthropologies aurait été la relation entre la production théorique et l’engagement politique des chercheuses et des chercheurs dans les sociétés étudiées, puisqu’elles ou ils participent aussi, avec les personnes auprès desquelles sont menées les recherches, au processus de nation-building à travers la lutte pour la démocratie et contre les impacts de l’impérialisme et des formes imposantes de colonialismes internes (Jimeno 2007). Cela rendrait ces anthropologies presque automatiquement anti-normatives, publiques et engagées – en bref, queer avant la lettre.

Les personnes auprès desquelles les anthropologues latino-américain(e)s, indien(ne)s et africain(e)s, mènent leurs recherches – initialement, les sujets de recherche sont les indigènes ou autochtones, les paysans ou les peuples détenteurs de l’oralité –, revendiquent, avec l’aide des anthropologues, non seulement la reconnaissance politique de leur existence sociale, mais aussi le droit de participer aux processus même d’élaboration de la mémoire nationale dans le contexte de l’État-nation, en agissant ainsi pour réinventer des concepts chers à l’anthropologie européenne et états-unienne, tels que civilisation, culture, identité, communauté, société, ethnicité, diversité culturelle, voire démocratie et politique (Cardoso de Oliveira 1993 ; Das 1998 ; Jimeno 2005 ; Krotz 2006 ; Mafeje 2008 ; Restrepo et Escobar 2005). Les anthropologies latino-américaines ont toujours essayé de remettre en cause les bases idéologiques de l’État-nation moderne et la persistance de la « différence coloniale » (Mignolo 2003) et ont ainsi contribué à l’instrumentalisation d’un savoir-faire anthropologique transnational potentiellement décolonial ou anti-colonialiste capable de miner la logique de domination universelle de la philosophie eurocentrique (Dussel 2015 ; Laclau 2011). En raison de ces particularités, ces anthropologies pourraient très bien aider à comprendre les relations entre les États nationaux, les formes de contrôle de la population par la discipline des corps et par l’imposition de l’hétéronormativité et la conséquente occultation de la diversité sexuelle et de genre – en bref, les relations entre la géopolitique, la biopolitique et la corpopolitique qui produisent et maintiennent l’hétéronormativité à l’échelle mondiale (Castro-Gómez 2019).

Les États nationaux modernes se seraient universalisés grâce à l’expansionnisme européen entre les XVIe et XXe siècles, fondés sur l’exploitation – coloniale, impériale et capitaliste – d’une majorité par une minorité (Balibar et Wallerstein 1988). Cela se serait produit par le contrôle bio-nécro-politique des corps à travers des régimes de vérité qui ont établi l’idéologie et la hiérarchie raciale, le sexisme, l’hétéronormativité et l’essentialisme humain, parmi d’autres dispositifs institués par (et instituteurs) des discursivités médico-scientifiques et juridico-morales et certaines moralités religieuses « occidentales » (Lugones 2008 ; Mignolo 2008 ; Quijano 2000). De cette façon, l’État se rapporterait à la sexualité en élaborant les technologies de pouvoir ou de savoir de la gouvernementalité au service du contrôle de la population et de ses corps à travers des mécanismes de sécurité et de coercition situés sur un territoire (Foucault 2004).

Dans ce cadre, les États nationaux occidentaux seraient considérés comme « civilisés » parce qu’ils défendent les idéaux des « droits humains » et des « libertés individuelles » (institués par ces États) et parce qu’ils sont capables même de reconnaître certaines formes d’identité fondées sur les expériences de la diversité sexuelle et de genre, toujours au nom de la « vérité scientifique » et de la « sécurité juridique » (et aussi, dans une certaine mesure, de la moralité religieuse). En revanche, les États non-occidentaux seraient désignés comme « non-civilisés » parce qu’ils maintiennent leur population (ou une partie de celle-ci) sous le joug de mécanismes violents de sécurité afin de garantir son intégrité souveraine sur le territoire national, en légitimant ainsi le recours à la coercition au nom de la « religion » et de la « tradition ». Les premiers seraient considérés comme porteurs du bonheur universel, tandis que les seconds seraient produits comme des « autres », promoteurs de la haine et de l’instabilité mondiale. Ainsi, le modèle de la « blanchitude » hétérosexuelle européenne et états-unienne se serait normalisé (et rendu hégémonique) comme une expression « naturelle » de la civilisation et des « vraies » valeurs humaines. Dans les deux cas, on semble confronté à des formes de gouvernementalité biopolitique héritées de la modernité européenne et états-unienne, bien que les premières soient considérées comme plus « évoluées » (c’est-à-dire, démocratiques), puisqu’elles avaient déjà été comme les secondes dans le passé (c’est-à-dire, autoritaires), ce qui finit par reproduire, encore de nos jours, une étrange forme de darwinisme social… La relation entre l’État et la sexualité, médiatisée par le contrôle social, ne serait pas exclusive aux régimes politiques considérés par les États modernes occidentaux comme oppressifs ou autoritaires, mais serait à la base existentielle même de tous les États nationaux, y compris ceux modernes occidentaux, toujours créateurs d’une sorte d’homo sexualis, tout comme ils ont institué les légitimes homo oeconomicus, homo politicus, homo religiosus, ou enfin, l’homo nationalis... tous modernes et occidentaux.

Le binarisme de genre comme un produit colonial

À partir de l’analyse des travaux de différents auteures et auteurs qui ont abordé la relation entre l’État et la sexualité, Jyoti Puri (2004) s’est rendu compte de la récurrence du thème de la régulation des aspects les plus divers de la vie privée, de la part de l’État, en délimitant les contours des « sexualités respectables ». Depuis l’invention de « l’homosexualité » et de « l’hétérosexualité » au XIXe siècle, chaque personne serait désignée par les institutions étatiques comme porteuse d’une identité sexuelle, devenant ainsi le locus d’une intense régulation sociale (Sedgwick 1990). On pourrait ajouter que, parce qu’il s’agit d’une invention occidentale et moderne, le concept d’identité sexuelle aurait gagné la planète à travers l’expansionnisme européen avec des significations particulières à chaque contexte culturel, en raison des configurations locales des rapports de pouvoir qui déterminent la persistance de la situation coloniale. C’est-à-dire, en raison des régimes de vérité, des dispositifs biopolitiques et des mécanismes institutionnels et idéologiques de contrôle social des corps, d’inspiration occidentale et moderne, qui déterminent localement ce qui est normal et ce qui est abject, et instituent et renforcent, de ce fait, les inégalités de genre, de classe, de race, etc.

En analysant l’invention du paradigme sexuel binaire, María Lugones (2008) affirme que le dimorphisme sexuel (ainsi que le binarisme de genre et l’hétéronormativité, ajouterais-je) représenterait la « face visible » de ce qu’elle propose qu’on appelle le système moderne-colonial de genre, constitué au sein même du régime colonial de pouvoir. La « face cachée » serait aux marges du système, soumise à la violence, représentée par toutes les situations non-binaires et fluides qui caractériseraient la diversité sexuelle et de genre par-delà le binarisme et le dimorphisme. L’exemple de l’intersexualité permet à l’auteure de démontrer, à l’échelle mondiale, comment le genre précède le biologique dans la détermination de ce système : historiquement, le capitalisme euro-centré n’a reconnu le dimorphisme sexuel que pour les femmes et les hommes blancs et bourgeois, puisque les personnes colonisées ont souvent été traitées comme des aberrations, voire des personnes non-binaires, qui auraient besoin d’être corrigées par la « civilisation » portée par la colonisation. De cette façon, le genre précèderait les traits biologiques et les remplirait de sens.

Dans le contexte postcolonial africain, certaines auteures, comme les nigérianes Oyèrònké Oyěwùmí (1997) ou Ifi Amadiume (1997), ont dénoncé la naturalisation de la subordination des femmes supposée universelle et l’essentialisation du patriarcat supposé primordial en Afrique comme des effets de la colonisation puisque même le genre, selon les auteures, n’aurait pas existé dans certains contextes du continent africain avant la colonisation européenne. Elles ont avancé que la colonisation européenne (d’aucuns ajouteraient la colonisation islamique) aurait imposé, d’une part, la hiérarchie raciale avec pour conséquence l’infériorisation des Africains et, d’autre part, la hiérarchie des genres avec l’infériorisation des femmes et l’effacement de la diversité sexuelle et de genre. Ainsi, les femmes auraient perdu leurs rôles traditionnels dans les affaires politiques, dans la propriété foncière et dans d’autres espaces économiques importants, tandis que les hommes seraient devenus les détenteurs de l’espace public, ce qui aurait entraîné l’incorporation des hommes africains dans le système moderne-colonial de genre sans grandes difficultés, puisque leurs pouvoirs auraient été considérablement accrus. Dans certaines régions du Nigéria, le pouvoir des femmes aurait été donc profondément transformé par le colonialisme et les religions chrétienne et islamique, ce qui aurait été maintenu dans la période postcoloniale, notamment par le système éducatif.

À propos des changements dans les rapports de genre et l’augmentation des privilèges masculins dans le contexte du système moderne-colonial de genre, quelque chose de similaire au contexte nigérian a été observé parmi les peuples autochtones d’Amérique du Sud par des auteures latino-américaines : Julieta Paredes (2014) a mis en garde contre la « jonction patriarcale » ou les formes d’oppression patriarcales qui existeraient avant la colonisation et qui se seraient ajoutées à celles imposées par les colonisateurs, alors que Rita Segato (2013) a proposé que l’on distingue la réalité de la « dualité » qui caractériserait la complémentarité des genres dans les sociétés autochtones par rapport à l’imposition coloniale du « binarisme » oppressif et hiérarchisé. Ces auteures proposent que l’on transcende le genre, tel qu’il est formulé et diffusé par le système moderne-colonial de genre : il s’agit de n’être ni masculin, ni féminin, mas plutôt autre(s) chose(s).

De la même manière, il faudrait transcender l’hétéronormativité, comme le suggère clairement la perspective queer. L’hétéronormativité, à la base du système moderne-colonial de genre, fonctionnerait comme un régime politiquement défini, dont l’idéologie reposerait précisément sur la naturalisation d’une certaine différence sexuelle. Le genre, tel qu’élaboré par la modernité euro-nord-américaine, naturaliserait la différence sexuelle, en plaçant ainsi la nature biologique comme la cause de la différence. L’idéologie ainsi constituée en tant qu’hétéronormativité cacherait ce qui se passe réellement sur les plans économiques et politiques légitimés par cette idéologie. En ce sens, ce serait l’oppression qui crée le sexe, le genre et donc l’hétéronormativité, et non l’inverse, d’où la nécessité de rompre avec cette idéologie en tant qu’une des marques puissantes de la modernité européenne et états-unienne. La rupture serait possible dans le cadre d’autres formes de modernité, comme celles de l’Amérique latine (Cusicanqui 2010 ; Gargallo 2014), ou même, de manière complémentaire, dans le cadre d’une théorie critique de la démocratie radicale et du républicanisme (Castro-Gómez 2019).

L’État se serait constitué dans la modernité par l’inclusion de la vie humaine dans ses mécanismes et calculs de pouvoir. La contradiction résiderait dans le fait que l’État même qui s’engage à garantir la vie, l’égalité et la liberté – y compris le bonheur sexuel – serait aussi celui qui définit les catégories de personnes tuables (et mourables) – y compris en raison de leurs expériences sexuelles non normatives – et qui créerait des situations exceptionnelles de « tuabilité » (et de « mourabilité »), invisibilisation et encadrement normatif – y compris sur des bases sexualisées (Agamben 1995 ; Mbembe 2018). Veena Das et Deborah Poole (2004), en traitant des relations entretenues avec l’État, depuis ses marges, par ces personnes « tuables » ou invisibilisées, réduites au silence et encadrées, proposent une ethnographie des pratiques, des lieux et des langages considérés comme étant à la marge de l’État national. Il s’agit d’une ethnographie de la manière dont les pratiques ordinaires et les politiques de la vie dans ces marges auraient façonné les pratiques politiques, réglementaires et disciplinaires constituantes de État-national lui-même. Pour les auteures, ces personnes seraient politiquement constituées comme opposées aux formes de rationalité administrative, d’ordre politique et d’autorité consignées à l’État. Celui-ci se présenterait comme la sphère de l’ordre et ses marges seraient donc le lieu du désordre, sur lesquelles s’abattrait sa force dans le but d’imposer l’ordre culturel, de contrôler et de domestiquer l’état de nature qui y règnerait.

Les marges de l’État seraient le lieu où les lois ne sont pas respectées, n’arrivent pas ou prennent un sens différent de celui qui leur est accordé par l’État. Ce serait le lieu des possibilités de sa lisibilité et de son illisibilité, pouvant devenir les corps mêmes des personnes, puisque la production d’un corps biopolitique serait une prérogative originale et originelle du pouvoir légitime de l’État (Asad 2004). C’est ainsi que l’on pourrait comprendre la prééminence incontestée : d’une part, des discours médico-scientifiques dans la définition des corps normaux et de la « sexualité saine » ; et d’autre part, des discours juridico-moraux dans la définition des corps justes et de la « sexualité intelligible ». L’existence même de la marge est ce qui garantirait la légitimité de l’État en tant que tel, selon Veena Das et Deborah Poole (2004), et non quelque chose qui s’opposerait au pouvoir de l’État pour le surmonter : il faudrait s’assurer que les pratiques illégales et les existences souterraines ne soient pas complètement éliminées afin que l’État puisse disposer toujours d’une réserve de personnes « tuables », réduites au silence ou pouvant être encadrées pour les exposer et ainsi, reproduire la base idéologique de son pouvoir de tuer, de réduire au silence ou d’encadrer.

Bien que, pour l’État, les populations puissent n’exister que comme des entités à administrer, les personnes à la marge ne sont pas des objets inertes : partout apparaissent des formes de gouvernance alternatives, des relations sociales autour de différentes zones d’expérience marginales et des modes de remise en question de l’État, ainsi que des négociations d’existences hors normes. Or, pour déstabiliser l’État moderne et sa gouvernementalité biopolitique, et pour rompre ainsi avec la naturalisation et l’essentialisation des réalités marginalisées, je proposerais, avec Boaventura de Sousa Santos (2002), la réanimation de nouvelles utopies cosmopolites à travers des alternatives hétérotopiques (Gontijo 2021a, 2021b, 2021c).

Contre la dystopie, les alternatives hétérotopiques

(Ré)activer les utopies pour un monde plus solidaire et communautaire, c’est de cela qu’il s’agirait : non pas de l’utopie conservatrice fondée sur la préservation du statu quo moderne, de la logique du marché et des principes (néo)libéraux, mais plutôt d’une utopie en tant qu’hétérotopie, axée sur l’émancipation et la participation à travers les lignes directrices de la communauté et de la solidarité. Si l’on considère, comme Michel Foucault (2019), que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies, il n’est pas difficile de comprendre l’intérêt gouvernemental pour la définition d’une utopie nationale comprenant les « corps sains », définis par les discours médico-scientifiques, et les « bonnes âmes », définies par les discours juridico-moraux et par les moralités religieuses  c’est-à-dire, pour la production d’un régime de vérité qui naturalise le dimorphisme sexuel, le binarisme de genre et l’hétéronormativité comme des effets indiscutables d’une forme de biopouvoir sur laquelle se fonde l’utopie conservatrice en stipulant ses cohésions morales et ses ordres sociaux.

Les hétérotopies seraient des lieux qui s’opposent à tous les autres, destinés à les effacer, les neutraliser ou les purifier (Foucault 2019). En élargissant le sens du concept, je propose que l’on parle de paysages hétérotopiques pour rendre compte non seulement des lieux et des espaces, mais aussi des savoirs, discours, pratiques, sensations et sensibilités, pouvoirs, actions, ontologies et formes symboliques qui les composeraient et serviraient à déstabiliser toute forme de normativité et de normalité. Les paysages hétérotopiques affronteraient le caractère hégémonique des dystopies et des utopies conservatrices du système-monde moderne-colonial et leurs pratiques de domination. Ils sembleraient se multiplier de nos jours, en tant que modalités de résistance créative, au coeur même des instances de production et de maintien des utopies conservatrices et de leurs pratiques de pouvoir dystopiques (d’oppression, occultation, réduction au silence et déshumanisation) ; c’est-à-dire, au coeur même de la corpopolitique (la discipline des corps), de la biopolitique (le contrôle des populations) et de la géopolitique (la régulation du système-monde) qui définissent les cohésions morales, les ordres sociaux et les gouvernementalités hégémoniques aux niveaux individuel, collectif et transnational dans la contemporanéité.

Santiago Castro-Gómez (2019) avance que la position politique décoloniale de fait, contre les utopies conservatrices et les effets pervers des pouvoirs (corpopolitiques, biopolitiques et géopolitiques) de l’État moderne, n’est pas celle qui chercherait uniquement à récupérer l’identité culturelle des peuples colonisés, puisque ces identités auraient été en grande partie créées précisément par la matrice de pouvoir des relations hiérarchiques qui sous-tendent le système-monde moderne-colonial. Il s’agirait plutôt de s’approprier l’universalité abstraitement imposée par la modernité européenne/états-unienne pour proposer, désormais, une universalité réellement concrète et plurielle. L’universalité ne deviendrait effective que lorsqu’appropriée par celles et ceux qui en ont été écartés, d’où la nécessité de mener à bien la lutte contre les utopies conservatrices et en faveur de la décolonisation effective et de l’affluence des paysages hétérotopiques, à travers l’universalisation des intérêts.

Les États nationaux modernes auraient créé des sujets qui ne correspondent pas aux attentes da la société en question, vivant dans la « zone de non-être » (Fanon 1952) ou les marges de l’État, et qui, précisément en raison de l’antagonisme, permettent à l’État de s’imposer comme le détenteur légitime du pouvoir de légitimer la discipline des corps, le contrôle de la population et la régulation des relations dans le cadre du système-monde. Les discursivités médico-scientifiques, les normativités juridico-morales et les moralités religieuses seraient à la base idéologique de la légitimation et de la naturalisation de cette manière particulière d’organisation des États nationaux modernes, comme on l’a proposé jusqu’ici. Le moment de la réalisation de la politique serait expressément celui où les sujets de la « zone de non-être » remettraient en question l’ordre social même qui les marginalise, les réduit au silence ou les occulte. En d’autres termes, il ne s’agirait plus de revendiquer l’« inclusion » sociale, mais plutôt une rupture avec l’ordre normatif établi, et, ce faisant, on lutterait politiquement au nom de tous les sujets de la société en question contre l’ordre hégémonique lui-même.

En agissant politiquement comme n’importe quel autre être humain, les sujets qui composent les paysages hétérotopiques ne revendiqueraient pas seulement leur droit d’exister tels qu’ils sont, mais surtout, leur droit d’être humain. On serait là au coeur même de l’universel (contre l’universalisme et le particularisme) : il ne s’agirait pas de mettre l’accent sur la différence, mais sur les inégalités et les multiples effets des hiérarchies d’oppressions diverses (de classe, de race, de genre, ethniques, nationales etc.). Une politique véritablement émancipatrice ne serait donc pas celle qui lutte uniquement pour la reconnaissance de formes culturelles ou existentielles particulières, mais celle qui propose des alternatives pour imploser le cadre normatif même qui organise la vie sociale et planétaire de manière inégalitaire (Dussel 2015 ; Laclau 2011 ; Žižek 2001, 2009, 2016), c’est-à-dire pour imploser le régime qui naturalise, racialise et hétéronormatise les inégalités, dirais-je.

En Iran, par exemple, jusqu’au XIXe siècle, les vestiges de la « tolérance » de l’empire achéménide de Cyrus le Grand se sont mêlés à la libéralité de l’Islam médiéval en matière de diversité sexuelle et de genre : dans un monde ségrégué par le genre, les femmes et les hommes pouvaient entretenir des relations affectives et sexuelles avec des personnes du même sexe/genre, ce qui a été souligné dans la littérature, dans les arts visuels et dans les documents officiels. L’entrée du pays dans la sphère des intérêts (économiques) occidentaux, à partir du XIXe siècle, a entrainé l’adoption progressive des discursivités médico-scientifiques et des normativités juridico-morales européennes, ainsi que de la gouvernementalité biopolitique moderne : les expressions de la diversité sexuelle et de genre ont commencé à être pathologisées et interdites, considérées comme des souvenirs d’un passé « archaïque » face à une modernité prometteuse, bien que des espaces clandestins d’homosociabilités se soient développés dans les grands centres urbains, tout comme cela se produisait dans les villes occidentales (Najmabadi 2005). Avec la révolution de 1979, la chute de la monarchie et l’installation d’une république théocratique islamique, la gouvernementalité biopolitique s’est maintenue, ainsi que les discursivités médico-scientifiques et les normativités juridico-morales, en ce qui concerne la condamnation de la diversité sexuelle et de genre, mais désormais sous les commandements du clergé chiite, configurant une modernité « autre », d’après Michel Foucault (2001).

Dans ce pays, l’intentionnalité de l’action bio-nécro-politique de l’État semble plus explicite que dans les pays occidentaux. Les paysages hétérotopiques apparaissent comme des moyens stimulants de remettre en question la naturalisation des pratiques de pouvoir de l’État, en confrontant l’idéologie même de nation-building soutenue par ce que Michel Foucault a appelé la « spiritualité politique » (Foucault, 2001) : un voile (hijab) qui tombe volontairement dans le dos d’une femme maquillée, laissant entrevoir des mèches de cheveux (alors que le maquillage est interdit et que le port du voile couvrant l’ensemble de la chevelure est obligatoire) ; la prolifération de cafés qui ressemblent à des bars avec de petites photos de l’Ayatollah au milieu de grandes photos de rockeurs occidentaux sur les murs (alors que les bars sont interdits et que les photos de l’Ayatollah dans les lieux publics sont obligatoires et doivent être bien en vue) ; la pratique courante du téléchargement de musique interdite ; la fabrication et la distribution clandestines de boissons alcoolisées (interdites) ; la tenue de fêtes privées interdites, y compris de fêtes pour personnes homosexuelles ; la contrebande de littérature illégale et censurée ; l’utilisation de maquillage réalisé dans des salons de beauté clandestins (alors que les salons sont partiellement interdits) ; les applications permettant de rencontrer des personnes à des fins sexuelles (également interdites) ; l’utilisation de VPN pour accéder à des réseaux sociaux interdits (par le biais de ces réseaux, les femmes se présentent, par exemple, sans voile et dansent en compagnie d’hommes, ce qui est aussi interdit) ; certains parents préfèrent donner à leurs enfants des noms persans, et non plus arabes, tout comme de nombreuses personnes préfèrent se saluer, non plus avec des mots faisant référence à Dieu, mais avec des termes persans préislamiques, comme « bedrud » (au revoir) au lieu de « khodar(ha)fez » (Dieu te protège), etc. Enfin, ce sont là quelques exemples de paysages hétérotopiques qui défient la gouvernamentalité biopolitique de l’État iranien (Gontijo, 2021b), ce même État qui, pour ne pas perdre son droit biopolitique légitime de s’imposer sur le corps de chaque individu, a même légitimé, par le biais d’une recommandation religieuse, la chirurgie de réassignation sexuelle, la rendant même souhaitable pour les personnes homosexuelles, alors que la pratique homosexuelle peut être punie avec la peine capitale.

Queeriser la nation ?

Une anthropologie engagée et anti-normative, tout comme les anthropologies des Suds, à travers les histoires des modes de socialité qu’elles étudient, présentent la manière dont différents désirs, espoirs et peurs façonnent les expériences étatiques de la gouvernementalité biopolitique, en permettant ainsi d’analyser les bases arbitraires sur lesquelles se maintiennent les biopouvoirs et les hiérarchies d’oppressions qu’ils soutiennent. Ces anthropologies seraient en mesure d’analyser, depuis les marges de l’État et ses paysages hétérotopiques, les formes créatives de résistance aux savoirs, discours, pratiques et pouvoirs disciplinaires religieux/moraux, médicaux et juridiques qui auraient été naturalisés et rendus hégémoniques dans le système-monde. De cette façon, ces anthropologies pourraient aider à comprendre comment s’est mis en place le projet de gouvernementalité qui aurait institué l’État national et légitimé les formes biopolitiques hégémoniques, en instaurant l’essentialisation du dimorphisme sexuel et du binarisme de genre, l’hétérosexualité obligatoire et l’hétéronormativité. Elles pourraient aussi aider à comprendre les conséquentes réactions anti- et contre-hégémoniques.

Pour exister en tant qu’instrument de gouvernement, qui promeut le bonheur pour certaines personnes tout en ayant le pouvoir de le nier à d’autres, l’État aurait besoin d’une base symbolique qui masquerait une bonne partie de ses pratiques de pouvoir de façon à ce qu’il ne soit pas remis en question. L’idéologie nationale ainsi élaborée servirait à donner du sens aux technologies du pouvoir et du savoir, et aux dispositifs biopolitiques de l’État. C’est dans ce contexte qu’entrerait en scène l’homonationalisme ou l’homonormativité, ou la manière dont quelques États intègrent la défense de certaines expressions de la diversité sexuelle et de genre dans leur mécanisme de construction nationale. Jasbir Puar (2007) prévient que l’homonationalisme des pays nord-américains et européens, par exemple, serait un dispositif fallacieux forgé par des politiciennes et les politiciens des groupes dominants pour légitimer leurs prétentions expansionnistes (avec un biais moralisateur). C’est ce qui serait arrivé au moment de la « guerre contre la terreur », après le 11 septembre 2001, lorsque les États-Unis et d’autres pays sous son influence directe ont embrassé certaines revendications identitaires homosexuelles ou queer. Ces pays auraient ainsi développé une politique de représentation afin de se montrer plus civilisés, gardiens des droits humains. Ses ennemis seraient définis, par opposition, comme des pays non-civilisés, accusés de promouvoir le terrorisme et de ne pas respecter les droits humains, c’est-à-dire de ne pas respecter la diversité sexuelle et de genre. Mais ce faisant, on occulterait complètement les tensions sociales internes à chacun des pays, dits « civilisés », liées aux multiples façons de vivre localement la diversité sexuelle et de genre ; et le traitement différencié que l’État y accorderait à cette multiplicité, à travers des dispositifs biopolitiques, ne serait pas pris en compte, en valorisant ainsi une certaine « sexualité respectable » et normative au détriment des paysages hétérotopiques.

Au Brésil, par exemple, certaines expériences de la diversité sexuelle et de genre sont parfois traitées par les institutions étatiques et gouvernementales comme dignes de respect. C’était le cas lorsque la Cour suprême fédérale a reconnu en 2011 l’union civile entre personnes du même sexe/genre comme faisant l’objet des mêmes droits accordés au mariage hétérosexuel. Cependant, depuis cette décision de la Cour, le Congrès national ne s’est jamais penché sur la question pour en faire une loi. Parfois, la même Cour ou d’autres instances étatiques ou gouvernementales méprisent l’existence de la diversité sexuelle et de genre. Par exemple, lorsqu’en 2011 aussi, à partir des pressions de la part des députés et sénateurs catholiques et évangéliques (dans un État qui se veut officiellement laïc), on a interdit la diffusion d’un livre didactique sur la diversité sexuelle et de genre produit pour être distribué dans les écoles primaires. Pour Jasbir Puar (2007), à certains moments, l’État moderne pourrait s’utiliser de ce caractère respectueux pour être reconnu internationalement comme civilisé. Mais ce faisant, ce qui est transformé en exemple national ne correspondrait pas, en effet, à la diversité de la réalité locale, marquée par le colonialisme interne : généralement, les rapports de force internes qui élèveraient certaines pratiques à la condition d’exemplarité seraient occultés, au détriment de celles qui seraient alors volontairement tenues cachées ou encadrées (voire, tuées). C’est ainsi que l’homonationalisme se reproduirait, comme un déploiement de la géopolitique mondiale, basé sur l’impérialisme blanc, masculin, consumériste, chrétien, urbain, élitiste, européen/états-unien et... parfois se présentant même comme queer.

Encore au Brésil, la revendication du droit au mariage et à l’adoption par des couples de même sexe/genre serait-elle une bannière universelle qui représenterait toutes les personnes qui entretiennent une relation affective avec une personne considérée comme étant du même sexe/genre, au point d’être embrassée par l’État à un moment donné ? Il est évident que la satisfaction de cette revendication par l’État est le résultat de luttes historiques des mouvements sociaux des gays, lesbiennes, bisexuelles et bisexuels, transsexuelles et transsexuels, transgenres, etc. Elle a fini par être embrassée par l’État précisément parce que le modèle de mariage et d’adoption revendiqué était similaire à celui en vigueur chez les couples hétérosexuels et, par conséquent, également fondé sur les prérogatives hétéronormatives hégémoniques, celles dictées par les discursivités médico-scientifiques et les normativités juridico-morales modernes, ainsi que par les moralités religieuses chrétiennes. Les autres façons de penser les affections, les désirs et les relations occultées par ces prérogatives n’ont pas été considérées par l’État et continuent d’être vécues dans ses marges, effacées, niées ou encadrées par les technologies étatiques de pouvoir/savoir – comme c’est le cas des identités fluides non-binaires, les relations multiformes ou la plupart des expériences trans. Cela se produirait parce que, ce faisant, le Brésil serait admis aux rangs des nations civilisées, devenant un pays « occidental », comme ceux qui ont des lois favorables sur le mariage et l’adoption par des couples de même sexe/genre, tant que les structures hétéronormatives ne soient pas déstabilisées. C’est là toute la complexité de la réflexion sur la relation entre l’État, la gouvernementalité et la sexualité.

Conclusion

J’espère avoir réussi dans ma tentative de démontrer comment employer une pensée critique et réflexive de type décolonial, postcolonial et queer pour esquisser une ébauche de compréhension d’une réalité transnationale. Comme on l’a vu au début de ce texte, les anthropologies latino-américaines et une grande partie des anthropologies des Suds ont toujours eu pour mission de remettre en question les bases idéologiques de l’État national et la situation coloniale persistante, en cherchant par là à contribuer à l’instrumentalisation d’un savoir-faire anthropologique transnational. Ces anthropologies possèdent un potentiel critique et réflexif singulier, combiné à une posture anti-normative et engagée qui les rapprocheraient de la perspective queer et de la proposition décoloniale. On pourrait également dire que les théories sociales produites dans le Sud global contribuent à ce qu’on constate même, d’une part, l’appropriation de la perspective queer à des fins politiques par certaines instances étatiques et gouvernementales et, d’autre part, les limites (ou l’échec) de la perspective queer produite dans le Nord global pour rendre compte des asymétries de pouvoir entre le Nord et le Sud et pour la dénonciation de la différence coloniale persistante.

Je pense qu’il est important de réaliser un travail anthropologique capable d’analyser la production des marges de l’État (Das et Poole 2004), le potentiel de transgression et de dépassement à partir de ses marges (Puri 2004) et la négociation d’autres modalités et moralités de l’État et de projets alternatifs « d’écriture de la nation » (Bhabha 2000), contre la reproduction de formes persistantes de colonialismes internes (González Casanova 2006) – en particulier, en ce qui concerne les expériences de la diversité sexuelle et de genre dans le contexte actuel d’expansionnisme nécropolitique des nouvelles croisades morales. C’est-à-dire, un travail anthropologique qui permette de comprendre les mécanismes, dispositifs, technologies, stratégies et symboles qui naturalisent le binarisme de genre, le dimorphisme sexuel et l’hétérosexualité obligatoire (mais aussi les hiérarchies raciales, le sexisme, les oppressions de classe, les extrémismes religieux, etc). Enfin, une anthropologie anti-normative, publique et engagée apte à contribuer à l’élaboration d’une utopie émancipatrice et décoloniale pour un monde plus juste.