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À la fin du 20e siècle, chaque nouveau livre de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) constituait un événement inespéré, même au-delà du cercle des anthropologues et des sociologues. Pour les familiers de l’oeuvre de cet académicien devenu centenaire, le titre proposé par l’éditeur pour ce recueil semblera judicieusement choisi et résonnera comme un écho : les dix-sept textes inédits (ou presque) constituant Anthropologie structurale zéro ont été rédigés durant les années 1940, c’est-à-dire durant la décennie précédant la parution du livre Anthropologie structurale (1958), devenu un classique. D’où l’inclusion du « zéro » dans le titre même de l’ouvrage, afin d’indiquer son caractère antérieur, matriciel, puisqu’il existait également un second livre de Claude Lévi-Strauss, intitulé Anthropologie structurale 2 (paru initialement en 1973). Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de situer le contexte de l’écriture de chacun de ces chapitres, ici réunis pour la première fois.

Le choix des textes et la présentation très instructive sont de Vincent Debaene, qui était le responsable de l’édition de plus de deux milles pages des Oeuvres de Claude Lévi-Strauss dans la prestigieuse collection de la « Bibliothèque de la Pléiade » (Lévi-Strauss, 2008). Toutefois, les textes réunis dans Anthropologie structurale zéro ne figuraient pas dans l’édition de la Pléiade, qui ne prétendait d’ailleurs pas constituer une intégrale. L’abondante préface de Vincent Debaene (p. 7-50) nous apprend les circonstances du refus initial de ce projet de livre par les Éditions Gallimard, vers 1953 ; par conséquent, le manuscrit établi par Claude Lévi-Strauss était resté dans des archives depuis 66 ans (p. 7). Par ailleurs, plusieurs des articles inclus ici avaient d’abord été rédigés directement en anglais.

Écrit à New York et dédié à Marcel Mauss (1872-1950), le premier texte ouvrant Anthropologie structurale zéro porte sur la situation de la sociologie française durant l’Occupation. Lévi-Strauss y décrit synthétiquement les principaux travaux de l’École durkheimienne à l’attention du lectorat étatsunien (pp. 59-99). Les passages les plus intéressants sont ceux où le jeune Lévi-Strauss dissipe des erreurs ou des malentendus, par exemple à propos de la lecture douteuse que faisait Bronislaw Malinowski (1884-1942) des écrits de Durkheim sur la culture et les comportements (p. 97). Une critique similaire est portée par Lévi-Strauss à propos de ce qu’il nomme « l’échec de Lévy-Bruhl » (p. 98).

Le second chapitre rend hommage à Bronisław Malinowski (1884-1942), présenté comme « le premier anthropologue qui, après les tentatives prometteuses mais inabouties de Freud, a entrepris d’articuler les deux disciplines les plus révolutionnaires de notre temps : l’ethnologie et la psychanalyse » (p. 101). En outre, Lévi-Strauss ajoute que Malinowski « a été le premier à aborder les sociétés primitives non seulement dans un esprit d’ouverture et de curiosité scientifique, mais par-dessus tout avec une puissante sympathie humaine » (p. 101). Cet hommage paraissait au moment du décès de l’anthropologue d’origine polonaise, en 1942, soit bien avant la parution de son controversé Journal d’ethnographe, en 1985.

Plus instructif, le troisième chapitre résume l’apport de l’anthropologue finlandais Edward Westermarck (1862-1939), qui a connu Edward Tylor (1832-1917) et dont les travaux ont porté sur une multitude de sujets dont la parenté, le mariage et la prohibition de l’inceste (p. 117). Admiratif pour une rare fois, Lévi-Strauss considère Westermarck comme un précurseur de « la théorie diffusionniste de [W. H. R.] Rivers et d’Elliot Smith qui voit dans la civilisation méditerranéenne, non pas une transition nécessaire, mais un événement historique, exceptionnel, sensationnel et redoutable à la fois » (p. 118).

Au quatrième chapitre, Lévi-Strauss critique un article paru dans la revue American Anthropologist dans lequel Émilio Willems et Egon Schaden discutaient du nom des Nambikwara, dont il conteste l’orthographie pour « Nhambikwara » (p. 121). Pour Lévi-Strauss, il ne s’agit pas seulement « d’un surnom d’origine étrangère tout à fait inconnu des indigènes eux-mêmes (…) » (p. 121). Moins approfondi, le cinquième chapitre regroupe cinq comptes rendus des livres parus aux États-Unis, traitant de questions méthodologiques et de la question autochtone. Plus intuitif, le sixième chapitre (intitulé « La technique du bonheur ») expose une série d’intuitions sur la culture de masse et de l’« American Way of Life » aux États-Unis, à partir d’exemples touchant autant la musique commerciale (Frank Sinatra), des attitudes typiquement nord-américaines lors de conversations, et des limites à ne pas franchir afin d’éviter de vexer son interlocuteur, « ce souci d’éviter tout ce qui peut heurter, choquer, mettre en danger l’harmonie collective » (p. 145). Cette étude intuitive, sans notes infrapaginales et datée de 1944, risque de décevoir car son propos se limite uniquement à des impressions personnelles, sans références bibliographiques.

La dernière moitié d’Anthropologie structurale zéro semblera plus approfondie et se concentre principalement sur des questions autochtones et plus théoriques. Au septième chapitre, Lévi-Strauss se base sur les stratégies belliqueuses des tribus du Brésil pour mettre en évidence leurs alliances passées : « Les guerres avaient un but, qui d’ailleurs impressionnait suffisamment les voyageurs : procurer des prisonniers destinés, au terme d’un rituel parfaitement élaboré, à être consommés dans les repas anthropophages » (p. 154). On fait des découvertes intéressantes au onzième chapitre où l’on constate que Lévi-Strauss était en avance sur son temps, par exemple dans ses observations sur les tatouages et le corps des Kaduveo, au sud du Brésil (p. 224).

Que retenir de ce livre méconnu qui, en fait, paraît presque 70 ans trop tard ? En lisant Anthropologie structurale zéro, on peut mieux saisir ce que pensait Claude Lévi-Strauss avant 1950. On remarque dans ces textes du jeune Claude Lévi-Strauss un intérêt prononcé pour l’histoire de la sociologie et les dimensions proprement sociologiques, présentes dans les conclusions de la plupart des chapitres. Si ce livre ne constitue pas la porte d’entrée idéale ou l’initiation à la pensée de Claude Lévi-Strauss, les historiens des idées et les chercheurs sur l’émergence de la pensée anthropologique pourront y trouver un intérêt. Déjà, le style Lévi-Straussien – avec ses conceptualisations élaborées, son indéniable érudition et ses dimensions polémiques – se reconnaît aisément, même si le futur professeur au Collège de France n’avait pas encore soutenu sa thèse de doctorat au moment de rédiger ces articles et ces recensions critiques. Évidemment, le célèbre Anthropologie structurale (Plon, 1958) et ses rééditions subséquentes (d’abord chez Plon, puis aux Éditions Pocket en 1997) demeurent des choix privilégiés pour le lecteur non-initié ; rappelons-nous qu’au départ, ce livre célèbre de Lévi-Strauss était également un recueil d’articles épars, tout comme Anthropologie structurale zéro.