Article body

L’arrivée à Téhéran sous un brillant soleil d’hiver saisit d’autant plus que l’on vient des grandes villes du sud abandonnées par les touristes en cette période de l’année. Après Ispahan et Chiraz dont l’éclat éblouit encore les yeux, après le silence de Yazd, oasis hérissée de tours où l’empreinte du zoroastrisme est toujours présente, après Persépolis déserte où l’imagination peut tout à loisir se représenter les fastes de l’Empire achéménide ou la dernière grande fête théâtrale du shah[1], la capitale surprend par son gigantisme et son agitation incessante. Ici, le trafic est si dense et si chaotique qu’il rend toute traversée périlleuse pour les piétons. Ici, les portraits photographiques des martyrs de la guerre Iran-Irak, omniprésents dans les villes de province, ont cédé la place aux fresques géantes peignant l’assomption des héros dans un style parfois proche du surréalisme. Ici, la richesse du pays s’étale de façon ostentatoire au fur et à mesure que l’on grimpe du sud de la ville vers le nord, et les tchadors noirs des femmes de Kashan ont fait place à des voiles artistiquement retenus par des lunettes de soleil, parfois même à un manteau jaune ou rouge tranchant sur les vêtements résolument neutres des passantes.

Dans le centre de la ville, à proximité des parcs où se rassemble la jeunesse de Téhéran, des panneaux colorés bien visibles annoncent en persan la tenue du trente-sixième Festival Fadjr, commémorant le début de la révolution islamique. Le festival de théâtre, traditionnellement situé en janvier, a atteint en ce début d’année 2018 une importance jamais égalée, cependant que son pendant cinématographique prendra le relais au début du mois de février. Dans une capitale où la moyenne de la population a moins de trente ans et où le niveau de scolarisation est élevé, on ne saurait s’étonner du grand nombre de jeunes spectateurs qui attendent, impatients, l’ouverture des portes des théâtres avant chaque représentation. À Téhéran, les universités sont nombreuses et cinq d’entre elles délivrent des enseignements en arts du spectacle, auxquels il faut ajouter les cours de quelques écoles privées. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la venue de troupes étrangères provoque des cohues devant les salles de spectacle dont toutes les marches se trouvent promptement occupées par un public curieux et enthousiaste.

Les lieux du festival

D’ailleurs, à Téhéran, les salles sont bien plus nombreuses que ne pourrait l’imaginer un voyageur occidental. Construites pour la plupart à l’époque du shah, confortables et plutôt bien équipées, elles se regroupent dans le centre de la capitale autour de quelques grands pôles : le Théâtre de la Ville (figure 1) et ses cinq salles; la Maison des artistes iraniens, lieu d’expositions et de conférences également doté de salles de spectacle, et le Vahdat Hall (anciennement Roudaki Hall), construit en 1967 à l’initiative de la princesse Farah Diba sur le modèle de l’Opéra de Vienne. Fermé en 1979 par la révolution islamique, le théâtre a rouvert ses portes en 2003 pour des concerts de musique traditionnelle, l’opéra restant interdit tout comme le ballet. En face de l’Opéra, deux autres salles ont été ouvertes, dont une consacrée au théâtre de marionnettes, le Ferdowsi Hall, aménagé dans une ancienne salle de répétition. À ces lieux bien identifiés viennent s’ajouter des salles de théâtre universitaire comme le Molavi Hall, des théâtres privés comme le Théâtre Arghanoun et bien des endroits atypiques inclus pour la circonstance dans le programme du festival. Citons le RooBeRoo Mansion transformé en lieu culturel multidisciplinaire ou le Théâtre Aftab installé dans l’ancienne piscine d’une riche villa. Tous ces lieux, et beaucoup d’autres, ont accueilli les activités du festival, depuis les résidences d’artistes ouvertes le 12 janvier jusqu’à la clôture officielle du festival le 29.

Avant l’ouverture officielle, quatre résidences d’une semaine, regroupant chacune en moyenne cinq artistes réunis autour de thématiques particulières, ont également permis des échanges entre jeunes créateurs iraniens et étrangers. Des acteurs, chorégraphes, performeurs, plasticiens, musiciens, sound designers, auteurs, marionnettistes et metteurs en scène ont travaillé ensemble sur quatre thèmes : « l’art urbain », « les différentes approches méthodologiques des répétitions », « les frontières invisibles entre espace privé et espace public » et « la crise de l’eau » (question brûlante en Iran). Le résultat de ces recherches, présenté au public le 19 janvier, annonçait les grandes orientations du festival : les performances in situ (site-specific), la chorégraphie contemporaine, les recherches multidisciplinaires et l’écriture dramatique. En marge de ces résidences, des dizaines de participants de tous âges ont pu également suivre des ateliers menés par de jeunes artistes étrangers, tel cet atelier conduit par une jeune danseuse brésilienne, étudiante à l’Université de Giessen, entraînant un groupe d’une vingtaine de personnes dans un programme d’expressivité corporelle dont l’intitulé évitait cependant soigneusement le terme honni de « danse ».

Diversité de la programmation

Plus de deux cents spectacles différents ont été présentés en onze jours : près de cinq cents représentations mêlant textes occidentaux célèbres (Hamlet, Un ennemi du peuple, Le cercle de craie caucasien) et pièces contemporaines (Art de Yasmina Reza, The History Boys d’Alan Bennett) et, surtout, de très nombreuses productions iraniennes originales – théâtre dramatique et performances corporelles, opéra de marionnettes et spectacles itinérants, théâtre de rue et spectacles multimédias – jouées devant plusieurs centaines de spectateurs ou pour une seule personne. Impossible de rendre compte d’une telle profusion. Je me contenterai donc d’évoquer les spectacles qui m’ont le plus séduite ou ceux qui ont connu le plus grand succès.

Comme tout festival, celui de Téhéran se devait de décerner des prix. Les spectacles étaient donc répartis selon un certain nombre de critères qui ne suffisaient pas toujours à orienter les choix du public. Les productions classées dans la catégorie « compétition internationale » étaient bien entendu les plus suivies, et particulièrement les spectacles européens invités. Dans cette catégorie, La mélancolie des dragons[2] de Philippe Quesne suscita un vif enthousiasme. Le pari de l’organisateur de la section internationale, Arvand Dashtaray, avait été de sélectionner des formes scéniques inconnues jusqu’ici en Iran. Le théâtre décalé de Philippe Quesne, fait d’images bricolées tout droit sorties de l’imaginaire enfantin, et l’esprit de dérision qui anime tout le spectacle trouvaient également un écho dans la programmation d’une création ancienne de Jerôme Bel, Shirtologie[3], performance pour un seul interprète, entrecoupée pour la circonstance d’extraits d’interviews du chorégraphe explicitant sa démarche artistique. « Non-danse » et « non-théâtre », la performance des jeunes plasticiens qui représentaient la France proposait au public de construire des architectures éphémères à partir de boîtes de carton[4].

À l’opposé de cette sélection, Bigmouth, un spectacle solo de Valentijn Dhaenens venu de Flandre, et Guilty Landscapes, performance interactive du Hollandais Dries Verhoeven présentée dans une galerie, avaient un caractère nettement plus politique. La violence de l’image grand format de Homs en ruine à laquelle le spectateur isolé se trouvait confronté dans le noir, durant plusieurs minutes, ne pouvait que rappeler le rôle de l’Iran dans le conflit syrien, et dans Bigmouth, les discours de leaders historiques repris, face au public, par un acteur imitant la voix et le phrasé de Joseph Goebbels, de George W. Bush, d’Oussama ben Laden et de bien d’autres soulignaient avec force la place de la rhétorique dans tout système totalitaire. Je ne suis pas sûre cependant que la première citation de Bigmouth, tirée du texte du « Grand inquisiteur » dans Les frères Karamazov, ait été comprise comme une référence possible au Guide suprême... Quoi qu’il en soit, Dhaenens a bien été sélectionné pour le prix du meilleur acteur (mais non retenu).

Contrôle de la censure

Si ces deux spectacles n’eurent pas maille à partir avec la censure, il n’en alla pas de même pour Package, une ancienne pièce de danse-théâtre reprise par Shusaku Takeuchi[5] qui dut raccourcir considérablement la représentation au lendemain de la première, en supprimant ou en aménageant les passages où les danseurs hommes et femmes se touchaient. L’intervention des censeurs fut plus surprenante pour le Hamlet du Kammerspiel de Munich. Dans cette mise en scène très postmoderne du jeune Christopher Rüping, où ne restaient en scène que trois acteurs interprétant tous les rôles et un « Hamlet-machine » préposé, sur le plateau, au bruitage et à la diffusion des voix enregistrées, ce ne furent pas les baquets de sang déversés sur le plateau tout au long du spectacle, ni l’interprétation d’Ophélie par un homme qui choquèrent, mais le fait que l’acteur jouait ce rôle torse nu. Cette version de Hamlet, parfois difficile à suivre pour le public, suscita beaucoup de curiosité mais n’obtint pas le succès remporté par la mise en scène de Thomas Ostermeier un an plus tôt. Elle valut cependant à Katja Bürkle le prix de la meilleure actrice.

L’adaptation aux demandes de la censure fut plus complexe pour la compagnie Rimini Protokoll, invitée à reprendre à Téhéran son spectacle itinérant Remote X[6]. Arrivés dans la ville plusieurs semaines avant le début des représentations, les artistes durent renoncer à leur itinéraire habituel, car l’autorisation ne leur avait pas été donnée de commencer leur parcours dans un cimetière avec une méditation sur la vie et la mort, ni de passer par une mosquée. Remote Téhéran n’en fut pas moins une expérience forte pour tous ceux qui purent y participer. Durant neuf jours, un groupe d’une cinquantaine de personnes munies de casques stéréo parcourut la ville pendant presque deux heures en suivant les ordres d’une voix synthétique féminine assumant le rôle de « gardienne du troupeau ». Invités à marcher vite ou à courir, à traverser les rues ou à se stationner, les participants étaient amenés à regarder leur ville d’un oeil neuf. Commencée dans un parc qui fournissait l’occasion d’un commentaire sur les rapports de l’homme à la nature artificiellement créée, la déambulation se poursuivait dans un quartier résidentiel, puis dans une zone commerçante, ensuite avec un trajet en métro, pour s’achever sur le toit du Théâtre de la Ville. Ce parcours était l’occasion pour la voix présente / absente de commenter sur le mode philosophico-sociologique les caractéristiques de l’architecture à Téhéran, d’interroger les effets de la vie urbaine sur les habitants, de faire voir une entrée de station de métro comme un grand plateau de théâtre que les humains ne font que traverser, ou encore le reflet du groupe dans un grand miroir convexe comme une image éphémère dont les figurants seraient bientôt appelés à disparaître un à un. Remplaçant astucieusement la méditation dans le cimetière, cet épisode donnait au parcours une gravité aussitôt démentie par des séquences plus légères. Récompensé d’une « mention spéciale » du jury, Remote Teheran suscita un très vif intérêt chez les jeunes professionnels du théâtre en particulier.

Narges de Hossein TavazoniZadeh

Je devais avoir une autre preuve de ce goût des spectacles immersifs en assistant à Narges, la création qui m’a sans doute le plus touchée au cours du festival. Le spectacle, réunissant cinq actrices et ouvert seulement à quatre spectateurs à la fois, se déroulait durant une heure et demie dans une belle maison abandonnée, construite sur une artère principale de la ville. Derrière une façade géométrique de marbre rose s’ouvrait une demeure probablement construite par un architecte dans les années 1960 et abandonnée au moment de l’exil du shah. Les papiers peints en étaient arrachés, le jardin à l’abandon, la piscine envahie de végétation. Ce bâtiment longtemps domaine des chats errants avait été racheté par une association culturelle pour y servir de lieu d’expérimentation à de jeunes compagnies qui pouvaient le transformer provisoirement pour leur projet. L’expérience débutait dans le sous-sol de la maison où les quatre spectateurs étaient habillés d’une blouse d’hôpital en intissé. Nous étions ensuite conduits dans une pièce située au même niveau et donnant sur le jardin (figure 2) où le récit de la vie de Narges commençait. Deux jeunes actrices en tchador racontaient l’enfance d’une petite fille, son mariage à neuf ans (âge légal pour se marier[7] instauré par Rouhollah Khomeini dès son arrivée au pouvoir), son divorce un an plus tard, la honte qu’en ressentit sa famille rurale et son départ vers Téhéran sur les conseils de sa mère. Parallèlement, deux actrices, habillées en garçons, racontaient l’histoire du point de vue d’Ali, un jeune garçon amoureux de Narges dès l’enfance. Cependant que les quatre participants étaient assis sur des chaises alignées face au jardin, les deux jeunes femmes en tchador s’approchaient peu à peu, arrivant par derrière en murmurant à leurs oreilles, puis en reprenant un peu plus fort ce récit de vie brisée. Le travail vocal des interprètes fait de relais, de chevauchements et de reprises chorales de la parole donnait à cette scène la force douloureuse d’une confession intime. Au premier étage de la maison, les spectateurs étaient invités à prendre place dans le « cabinet d’un médecin » qui examinait les dessins qu’ils avaient été priés d’apporter. Témoins? Malades? Coupables? Nous étions ensuite confrontés de très près, face à face, aux actrices qui continuaient leur récit : celui de l’amour impossible d’Ali pour Narges qu’il cherche dans Téhéran, celui de Narges survivant à sa douleur, condamnée pour le reste de sa vie à la solitude. J’étais la seule femme du groupe. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’une des deux jeunes interprètes de Narges me choisit pour reprendre son histoire, les yeux dans les yeux, avec une intensité telle dans son regard et sa voix qu’une violente émotion me saisit alors même que je ne comprenais pas les mots qu’elle prononçait, n’ayant eu accès qu’à un résumé en anglais du récit. Je constatais en tout cas que les hommes présents, que je connaissais peu, s’étaient sentis si mal à l’aise – sans doute un effet de neurones miroirs – qu’ils ne purent parler par la suite de ce moment du spectacle. Après cet épisode, le groupe fut entraîné au second étage, dans des pièces qui avaient été des chambres, où les deux interprètes du personnage d’Ali reprirent la main sur le récit, racontant sa rencontre avec Narges à Téhéran, la suggestion qu’elle lui fit d’abandonner son métier de modèle pour se rapprocher de la mer qu’il avait toujours aimée. Le récit prit alors une tournure nettement plus poétique avec l’évocation de la vie du pêcheur, toujours hanté par le souvenir de cet amour impossible. Après une courte étape dans une chambre où chaque participant pouvait dialoguer avec une interprète, le groupe se retrouva au rez-de-chaussée de la maison, à la nuit tombée, pour une sorte de veillée à la lueur des bougies, tandis que les quatre actrices mêlaient leur voix dans un texte choral mi-parlé mi-chanté d’une grande beauté.

Le Kariz Arts Group fondé par TavazoniZadeh n’en est pas à sa première expérience dans le domaine du théâtre in situ[8], mais il a aussi expérimenté d’autres formes traitant de sujets en lien avec la place des femmes en Iran dans un dispositif frontal traditionnel. Si Parvaneh (Le papillon), présenté au précédent Festival Fadjr, s’inscrivait également dans l’architecture d’un bâtiment abandonné pour interroger un rituel toujours vivace de demande en mariage, Dix heures moins vingt le matin, créé en septembre 2017, se situe dans la tradition du théâtre documentaire, reprenant le verbatim de propos tenus par des femmes d’âge mur, les mères de certaines interprètes parfois, parlant de leur enfance, de leur mariage, de leurs espoirs et de leurs souffrances.

Des sujets brûlants

Narges, évoquant le mariage des fillettes en Iran, n’était cependant pas un cas isolé dans la programmation du festival. D’autres spectacles abordaient des sujets tout aussi brûlants sur le plan sociétal, alors même que la censure semblait s’exercer avant tout sur des questions purement formelles. C’est ainsi que le premier prix du festival fut décerné ex aequo à La mélancolie des dragons et à The History Boys, pièce mise en scène par Ashkan Kheilnejad[9]. La question de l’homosexualité, sous-jacente dans ce texte qui dépeint la préparation d’un groupe de jeunes élèves de high school désireux d’entrer à Oxford ou à Cambridge, n’était donc pas totalement taboue.

Le succès de Pinkish Blue était plus surprenant encore pour un observateur occidental. Dans ce spectacle, écrit et mis en scène par une jeune femme nommée Sanaz Bayan, les réalités des personnes transgenres se trouvent clairement évoquées. S’il est vrai que l’Iran autorise dans certaines conditions les opérations de changement de sexe[10], la représentation scénique de cette transition n’allait pas de soi. Bayan a d’ailleurs essuyé le refus de plusieurs comédiennes avant de réunir son équipe. Elle a cependant reçu l’appui d’une célèbre actrice, Nasim Adabi[11], qui a accepté de jouer le rôle principal, travestie en drag queen[12]. Le fait que le ministre de la santé, Hassan Qazizaeh Hashemi, ait assisté à une représentation en compagnie de sa femme est malgré tout révélateur de certains changements dans la société iranienne.

Sanaz Bayan était également l’autrice d’une pièce intitulée Shelter et mise en scène par Amin Miri. Dans cette pièce, inscrite dans la tradition du théâtre documentaire et issue d’un long travail d’entretiens dans les taudis de Darvazeh Ghar, dans la banlieue sud de Téhéran, c’est la prostitution des femmes liée à la dépendance à la drogue[13] qui était au coeur du spectacle. Shelter, créé en février 2017, semble même avoir attiré l’attention de plusieurs organisations gouvernementales sur ces questions. Miri n’en était d’ailleurs pas à un coup d’essai dans ce domaine du théâtre documentaire puisqu’il a mis en scène en 2013 The Blue Feelings of Death, une pièce consacrée à sept jeunes adolescents emprisonnés pour meurtre, attendant leur majorité pour être exécutés. Ce spectacle avait également fait beaucoup de bruit et avait permis de collecter des fonds pour payer des avocats pour les condamnés.

Si ces différentes oeuvres étaient assez exceptionnelles dans l’ensemble des productions présentées durant le festival, elles n’en traduisent pas moins une évolution intéressante dans les rapports entre le théâtre et la censure. Celle-ci semble se concentrer actuellement sur les formes de la représentation : interdiction de la danse, de la nudité, des contacts hommes-femmes, du chant des femmes en public, tout en tolérant des spectacles consacrés à des questions sociétales sensibles. Néanmoins, tout ce qui touche à une critique plus directement politique du régime se trouve prohibé : traiter de la corruption ou de l’emprise religieuse est impossible, les mollahs tout comme les gardiens de la révolution[14] demeurant intouchables. Dès lors, les artistes de théâtre doivent constamment jouer avec ces lignes rouges, comme les femmes de Téhéran jouent avec leur voile : comment échapper dans ces conditions à une forme de schizophrénie?

Chanter et danser malgré tout ?

Au cours du festival, la censure de la danse fut également pour moi un sujet d’étonnement. D’un côté, j’entendais le récit des limitations imposées à certains spectacles étrangers ou encore à tel ou tel atelier; de l’autre, je voyais des représentations qui avaient bien les caractéristiques d’un spectacle dansé[15]. Ainsi en allait-il d’une « grande forme », intitulée Pianistology[16], produite par le Théâtre de Mashhad, la seconde ville du pays, beaucoup plus religieuse que Téhéran. Le titre pouvait laisser entendre un spectacle décalé, centré sur la présence d’un piano. Il n’en était rien. La pièce traitait d’une sombre histoire de manuscrit volé dans un couvent médiéval, manuscrit censé renfermer les secrets de l’histoire du monde passé (Persépolis), présent (Michel-Ange) et futur (Munch et la guerre d’Irak), tous figurés par des projections sur un écran central. Les déplacements très chorégraphiés des protagonistes avaient à mes yeux toutes les caractéristiques d’une comédie musicale, mais peut-être la représentation caricaturale du couvent de femmes, dirigé par une mère supérieure sadique, outrageusement maquillée qui chantait et « dansait » tout en torturant le voleur prisonnier, avait-elle contribué à l’autorisation du spectacle. J’y vis en tout cas une preuve de la tolérance toute relative à l’égard des religions non musulmanes. Présentée dans la section « compétition du théâtre iranien », la pièce obtint, grâce à la profusion de moyens déployés et aussi, sans doute, pour récompenser une production venue de la seconde ville du pays, le prix du meilleur spectacle de cette catégorie.

Dans un pays où opéra et danse sont officiellement interdits, un glissement discret semble donc s’opérer du côté des formes hybrides, à la frontière de la comédie musicale[17] ou de la danse-théâtre, qui connaissent visiblement un grand succès. C’est à la danse-théâtre que me fit irrésistiblement penser La liste des morts, un spectacle beaucoup plus réussi, écrit et mis en scène par Reza Servati[18], qui mobilisait également de grands moyens. Le point de départ était une libre adaptation d’une pièce de Tadeusz Różewicz, Le fichier, complétée par un texte du poète autrichien Erich Fried. Le « héros » de la pièce, un jeune musicien, figure inconsistante et absurde, poursuivi par un sentiment de culpabilité pour avoir provoqué involontairement la mort de ses parents, mais aussi pour avoir trahi sa femme et abandonné sa maîtresse, vit entouré de ces fantômes qui réclament d’être ramenés à la vie grâce à sa musique. Sur le point de sombrer dans la folie, il finira cependant par créer une oeuvre musicale qu’il dédiera non pas aux morts, mais aux vivants. Au centre du plateau, un immense piano à queue noir, à la fois lit et catafalque, servait de pivot à la première partie du spectacle. Tout autour, une trentaine d’acteurs évoluait avec des gestes d’automates. Les morts familiers réclamant leur dû étaient traités sur le mode grotesque, tandis qu’un choeur vindicatif de défunts, formé de comédiens au visage blafard, aux yeux cernés de noir, à la langue rouge et pendante, s’employait à torturer le musicien. Le travail vocal à la frontière du parlé-chanté était soutenu par une composition musicale rythmée par des basses, cependant que les déplacements chorégraphiés des acteurs évoquaient nettement l’expressionnisme allemand[19]. Le spectacle était surprenant pour une spectatrice déroutée par son esthétique très datée, mais la maîtrise corporelle et vocale des interprètes était incontestable et le propos sans doute plus politique qu’il n’y paraissait au premier abord : dans un pays où l’image des martyrs de la guerre Iran-Irak continue trente ans plus tard de peser sur la vie des Iraniens et, notamment, sur celle d’une population jeune qui n’a pas connu le conflit, le refus final du héros de célébrer les morts prenait très probablement une dimension critique que la censure pouvait malgré tout difficilement remettre en cause.

Je découvris une autre façon de jouer avec l’interdit qui règlemente l’opéra et la danse en voyant Khayyam[20], un opéra pour marionnettes présenté au Ferdowsi Hall (figure 3). La musique de cet opéra écrit et mis en scène par Behrouz Gharibpour[21] avait été commandée à Amir Behzad, un musicien iranien très inspiré par la musique traditionnelle. À la création, en juillet 2017, un célèbre chanteur persan interprétait le rôle de Khayyam entouré de dix-sept chanteurs et d’un choeur de trente personnes. Au Ferdowsi Hall, la musique était, bien entendu, enregistrée. Les marionnettes à fils, hautes d’une soixantaine de centimètres, réalisées avec une grande perfection, et les décors évoquant la vie de Khayyam étaient remarquables par leur précision et la qualité des effets spéciaux. J’ai pu dénombrer vingt-cinq manipulateurs pour les poupées, les décors et les éclairages du castelet, ce qui dit assez le niveau technique de la représentation. Le théâtre de Gharibpour jouit à juste titre d’une très grande réputation en Iran[22].

Présence d’un théâtre rituel

Parmi ces productions remarquables flirtant avec des genres interdits, je pourrais également évoquer Or Prometheus, mis en scène par Shahab Agahi au Molavi Hall, théâtre de l’université, placé ouvertement sous le patronage de Peter Brook dont les photos de spectacles figurent en bonne place sur les murs de l’entrée. Dans la salle, les spectateurs étaient installés dans un dispositif bifrontal au centre duquel évoluaient quatre acteurs, trois femmes et un homme, dans un spectacle très ritualisé, présenté dans la langue de l’Avesta[23], une langue impénétrable pour la plupart des spectateurs, entrecoupée de textes plus chantés que parlés, pour l’essentiel en langue kurde. Avant que le public n’entre dans la salle, le metteur en scène prenait la parole pour dédier son spectacle à tous les humains victimes de violence et, s’il ne parlait pas directement de répression politique, les spectateurs ne pouvaient manquer de voir dans la violence faite par Zeus au rebelle Prométhée une allusion à la répression des récentes manifestations[24]. Vêtus de noir, avec de simples bouts de tissu rouge pour évoquer le sang versé, les acteurs se déplaçaient en mouvements chorégraphiés, les femmes reculant au moment où elles semblaient prêtes à toucher le corps de l’homme, faisant ainsi de l’interdit un pivot de la composition gestuelle. Dans cette représentation où je crus voir un hommage à Orghast[25], le célèbre spectacle présenté par Peter Brook à Persépolis en 1971, s’affirmait une tendance du théâtre iranien dont on m’a dit qu’elle était toujours très présente : celle d’un théâtre rituel, associant au souvenir idéalisé des maîtres du XXe siècle des traditions musicales encore vivaces dans certaines régions et les traces d’une ancienne culture antérieure à l’islam.

De fait, plusieurs spectacles, parmi les réalisations présentées comme expérimentales, m’ont paru marqués par une référence au théâtre rituel tout à la fois inspiré par la tradition religieuse du Tazieh[26] et par la mémoire du Festival des arts de Chiraz-Persépolis[27] devenu mythique dans le milieu du théâtre. J’ai pu également constater combien l’admiration des jeunes metteurs en scène pour Jerzy Grotowski est encore vive, d’autant plus qu’elle s’associe à l’influence plus récente d’Eugenio Barba, venu présenter son spectacle The Tree, en janvier 2017, au Festival Fadjr dans le cadre duquel il a également donné un atelier très suivi. Ajoutons à cela la présence de pédagogues russes et polonais, moins connus, dans les cours d’interprétation et l’on comprendra pourquoi la concentration et l’intensité expressive du jeu de nombre de jeunes acteurs iraniens sont si saisissantes. Ce niveau d’interprétation, dont on peut avoir une idée à travers des films comme ceux de Jafar Panahi[28] ou de Mohammad Rasoulof[29], se retrouve dans les spectacles professionnels, mais aussi dans des formes plus expérimentales dont le festival offrait un bel échantillon.

Figure 1

Théâtre de la Ville de Téhéran (Iran). Juin, 2015.

Photographie de Setare Maleky

-> See the list of figures

Figure 2

Narges, avec Mina Zaman, Parastoo Ghorbani et Aida Toutounchi. Résidence abandonnée, Téhéran (Iran), janvier 2018.

Photographie d’Ali Ahmadian

-> See the list of figures

Figure 3

Affiche promotionnelle de Khayyam, opéra pour marionnettes de Behrouz Gharibpour présenté au Ferdowsi Hall de Téhéran (Iran) du 21 au 27 janvier 2018.

-> See the list of figures

Une section de théâtre expérimental

Dix spectacles de jeunes metteurs en scène étaient présentés dans la section « Try Out » qui avait pris ses quartiers au Théâtre Aftab. Il s’agissait tantôt de parties de spectacles déjà fixées, tantôt du résultat de répétitions en cours mêlant les formes les plus diverses : texte écrit par un auteur-metteur en scène ou collectivement, théâtre du mouvement, « chorégraphie », création musicale... Les moyens déployés étaient toujours minimalistes en raison des contraintes budgétaires, mais l’objectif était de soumettre ces oeuvres en devenir à la discussion avec d’autres jeunes créateurs et un public composé pour l’essentiel d’étudiants en arts du spectacle.

C’est dans ce contexte que fut présenté Spinoza, and Us, and the Others, mis en scène par Mohammadreza Aliakbari, sans doute le spectacle le plus remarqué dans cette catégorie. Baruch Spinoza est une figure très admirée de la jeunesse cultivée iranienne et la représentation prenait pour cette raison une forte signification. Le spectacle débutait par des exercices corporels accompagnant des textes du philosophe, puis il basculait vers des thèmes brûlants : la persécution des Juifs de la diaspora à l’époque de Spinoza, mais aussi les attaques des Juifs orthodoxes contre ce dernier et, pour finir, l’évocation du nazisme avec la Nuit de cristal. Toute cette partie de la représentation était accompagnée de chants ladino[30] d’une grande beauté. Le spectacle s’achevait par un retour plus apaisé au théâtre gestuel.

La plupart des propositions artistiques de cette section étaient le fruit de longs mois de travail. Privilégiant tantôt la parole, tantôt l’engagement corporel, ces spectacles, malgré leur inégal aboutissement, donnaient une idée intéressante de la richesse des recherches en cours. Ainsi Stage Direction de Keyvan Sarreshteh se présentait comme un work in progress de caractère quasi philosophique sur la mémoire corporelle. Les spectateurs, divisés en plusieurs groupes, étaient invités à suivre les comédiens sur les traces de divers événements du passé dont ils tentaient de reconstruire physiquement le déroulement initial. Le processus judiciaire de la « reconstitution » devenait ainsi la matière même de l’expérimentation théâtrale : une démarche prometteuse, quoiqu’encore inachevée[31].

D’autres artistes présents dans la section « Try Out » avaient, tout comme Sarreshteh, déjà été repérés à l’étranger, soit qu’ils y vivent de façon permanente, soit qu’ils y aient déjà accompli une partie de leur parcours. Tel était le cas de Ehsan Hemat présentant I Put a Spell on You, un spectacle regroupant douze performeurs, qu’il avait réalisé avec l’aide d’une bourse du gouvernement flamand. Danseur et performeur, Hemat a été impliqué dans Dance on Glasses, la pièce d’Amir Reza Koohestani qui a tourné dans toute l’Europe. Il a aussi dansé dans la compagnie de William Forsythe et participé à divers projets en Angleterre, en Belgique et aux Pays-Bas[32].

De son côté, Mohammad Abbasi, également danseur, performeur et interprète de Dance on Glasses, présentait au Molavi Hall sa version de Secret, une pièce de Davoud Zare[33] dans laquelle il parlait et « dansait » avec une poule dont il annonçait l’exécution en début de spectacle. Suspendu tête en bas avec son volatile à la fin de la représentation, le performeur ne mettait pas sa menace à exécution, mais le spectacle reposait largement sur cet horizon d’attente et la frayeur d’une partie du public, invité à quitter la salle s’il le désirait. La séquence la plus intéressante de Secret était cependant l’étonnante danse solo d’Abbasi, se déplaçant dans l’espace à la façon du gallinacé, une approche du geste dansé déjà présente dans son solo I Am My Mother où il réinterprétait à sa manière le gestus corporel de sa propre mère. Abbasi, qui a été formé au théâtre à Téhéran puis en danse au Centre national de danse contemporaine d’Angers, a été en résidence en Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas sans cesser de travailler à Téhéran, où il a fondé en 2010 un « Centre invisible de danse contemporaine » et donné des ateliers underground de danse solo. Dans un pays où la danse est officiellement interdite, sa démarche me semble assez emblématique de celle de ces jeunes artistes iraniens tournés vers le monde extérieur, avides d’expérimentations esthétiques et, en même temps, attachés à leur capitale où ils essayent de faire bouger les lignes sans grands moyens matériels et souvent au risque de subir une lourde répression.

Dans les villes les plus conservatrices comme Mashhad ou Qom[34], faire du théâtre hors des sentiers battus relève encore davantage de l’exploit. Cependant, j’ai pu parler avec de jeunes acteurs qui se réunissent pour tenter de mettre sur pied une troupe et un cours de théâtre à Qom et ambitionnent d’y monter un projet pour le présenter en public. Dans ces villes où les cinémas sont rares ainsi que les cafés, où les films étrangers circulent sous le manteau, le théâtre demeure un étonnant catalyseur d’énergie. La musique, le chant et la danse s’y glissent en contrebande et l’inventivité supplée le plus souvent au manque de moyens.

Je suis revenue de ce voyage en Iran avec le sentiment d’avoir plongé sans le vouloir au coeur des contradictions du pays. Dans le hall de l’aéroport, des groupes de voyageurs (des pèlerins sans doute), parmi lesquels toutes les femmes portaient un tchador noir, écoutaient pieusement les paroles de mollahs enturbannés, tandis que, dans mon avion vers Paris, plus aucune femme n’arborait un voile après le décollage. Je garde ces deux images présentes à l’esprit comme une métaphore des tensions qui traversent la société. Et le spectacle vivant, comme le corps des femmes, est au centre de ce terrain de luttes. Curieux de toutes les modes venues d’ailleurs, il aspire à la liberté, sans pour autant vouloir renier ce qui fait son identité : la langue et la culture, soigneusement protégées de l’influence arabe. La pression qui s’exerce sur la scène semble ne pas pouvoir durer, mais il est bien difficile de prédire quand cessera ce jeu du chat et de la souris. En attendant, les jeunes artistes, tout comme le reste de la jeunesse éduquée d’Iran, continuent de rêver d’un ailleurs plus libre…