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En quête de l’action réelle : geste, mouvement, activité, action

S’il existe un élément qui permet de porter un regard d’ensemble sur des recherches aussi diverses que celles menées par les pionniers de la direction d’acteurs au XXe siècle (Constantin Stanislavski, Vsevolod Meyerhold, Jacques Copeau), c’est bien la quête de l’action, en tant qu’action réelle, consciente et volontaire. Il sera bien question, dans cet article, d’action « réelle » et non d’action « réaliste », car, dans la pratique de ces créateurs, ce n’est pas l’imitation de la réalité qui est visée, mais, au contraire, un agir scénique recréé au fur et à mesure que se développe la scène.

Dans cette quête, ces maîtres de la mise en scène se sont efforcés de distinguer l’action de tout ce qui pouvait lui ressembler sans pour autant se confondre avec elle. Les gestes, par exemple, peuvent produire de véritables actions à certaines conditions, mais ne constituent pas toujours des actions à proprement parler, car ils n’en satisfont pas toujours les conditions d’intentionnalité, d’expressivité et d’organicité.

Un panorama des recherches des maîtres du XXe siècle sur l’action physique au théâtre comme « action réelle » ne peut avoir comme point de départ que Constantin Stanislavski, selon lequel « [s]ur scène, il faut toujours agir[1] » (Stanislavski, 1996 : 42). Comme l’a écrit Franco Ruffini, « [l]’action réelle est la véritable boussole du Système [de Stanislavski][2] » (Ruffini, 2003 : 43). La deuxième nature que le maître russe veut faire acquérir à l’acteur est la « capacité de rendre réel un événement fictif[3] » (ibid. : 39).

Dans le lexique de Stanislavski, l’action réelle est l’action crédible . Il n’y a pas d’action réelle, dit-il, sans « précision du mouvement » (« precisione di movimento »; Ruffini, 2003 : 157) ni « justification intérieure » (« giustificazione interiore »; Stanislavski, 1996 : 367), donc sans une présence totale de l’acteur. Les pages consacrées à la plastique dans Il lavoro dell’attore su se stesso sont très claires à ce propos, avec leur rejet de toute gestualité exhibitionniste, extérieure, vide :

Mieux vaut, affirme Tortsov, que nous cherchions à utiliser attitude et geste pour réaliser un problème vivant, pour manifester le rôle que nous revivons intérieurement. Alors, le geste ne sera plus seulement du « geste », mais il se traduira en action authentique et fonctionnelle. Ce dont nous avons besoin, ce sont de mouvements simples, expressifs, justifiés par le contenu intérieur[4]

(ibid. : 312).

Jacques Copeau, fondateur du Théâtre du Vieux-Colombier à Paris, utilise également l’expression « action réelle », mais dans un autre sens que celui de Stanislavski. Si, pour le maître russe, l’action scénique réelle est l’action crédible, Copeau considère, quant à lui, que la réalité de l’action se mesure à sa sincérité. Les termes sont différents, mais ils soulèvent le même problème et, au fond, la même solution : pour être efficiente, une action scénique doit exiger précision et organicité. À la place de l’acrobate admiré par Stanislavski (ou de l’« ouvrier expert » de Meyerhold), Copeau indique comme modèles, pour l’acteur nouveau, les artisans qui préparent le plateau pour le spectacle ou la grosse femme flamande qui nettoie le plancher du théâtre. En août 1920, il écrit dans son Journal :

L’action réelle est belle sur notre scène. Le travail qu’y accomplissent les artisans, dans le mouvement qui leur est accoutumé, y paraît à sa place. Cela vient de ce qu’ils font réellement quelque chose, de ce qu’ils font et le font bien, en connaissance de cause, en s’y absorbant. Les mouvements de leur action sont sincères, ils observent des temps réels et correspondent à une fin utile à laquelle ils sont parfaitement appropriés

(Copeau, 1991 : 182; souligné dans le texte).

Au contraire, l’acteur, lui, « ne fait jamais rien réellement » (idem) sur scène, se plaint Copeau.

On pourrait citer encore maints autres exemples de la conscience du lien indissoluble entre précision et organicité dans l’action scénique réelle, tels Antonin Artaud et sa théorie de l’acteur comme « athlète du coeur » (Artaud, 1964 : 195) ou encore Étienne Decroux, dont la théorie du mime corporel en tant qu’art du théâtre repose, selon son élève Yves Lebreton, sur l’idée suivante : « L’expression est crédible seulement quand elle est soutenue par l’engagement total de celui dont elle émane[5] » (Lebreton, cité dans De Marinis, 1993 : 164). Jerzy Grotowski fait, pour sa part, clairement une distinction entre l’action physique et ce qu’on confond souvent avec elle, à savoir  l’activité, le geste ou le mouvement. Il affirme, à propos de la différence entre « action » et « activité » :

Ce qu’il faut tout de suite comprendre est ce que les actions physiques ne sont pas. Par exemple : les activités[,] [...] dans le sens de nettoyer le plancher, faire la vaisselle, fumer la pipe. […] Les metteurs en scène qui travaillent sur les actions physiques font souvent faire aux acteurs beaucoup de nettoyage du plancher et de lavage de vaisselle sur scène. Mais une activité peut devenir une action physique. Par exemple, vous me posez une question bien embarrassante (et c’est presque toujours le cas), donc, vous me posez cette question et je cherche à gagner du temps. Je commence alors à préparer solidement ma pipe. Maintenant[,] mon activité devient une action physique parce que ça devient pour moi une arme : « Oui, en vérité je suis très occupé, je dois préparer ma pipe, la nettoyer, l’allumer, après je vais vous répondre »

(Grotowski, cité dans Richards, 1995 : 126; souligné dans le texte).

Grotowski distingue aussi l’action physique du geste :

Un autre malentendu à propos des actions physiques, c’est de croire que les actions physiques sont des gestes. Les acteurs font beaucoup de gestes parce qu’ils pensent que c’est leur métier. […] Comment reconnaître aisément un geste? Bien souvent un geste est un mouvement périphérique du corps, un geste n’est pas né du dedans du corps, mais de la périphérie (des mains et du visage)

(ibid. : 127; souligné dans le texte).

Dès lors, pour qu’un geste devienne une action physique, il faut, nous dit-il, qu’il parte « de l’intérieur du corps » (idem). Enfin, sur l’amalgame de l’« action physique » au « mouvement », Grotowski écrit :

Il est facile de confondre les actions physiques avec les mouvements. Si je marche vers la porte, ce n’est pas une action mais un mouvement. Mais si je marche vers la porte pour contester « vos questions stupides », pour vous menacer de casser la conférence, il y aura un cycle de petites actions et pas seulement un mouvement. Ce cycle de petites actions sera lié à mon contact avec vous, à ma manière de capter vos réactions, et aussi, tout en marchant vers la porte, j’aurai encore sur vous quelque « regard contrôlant » (ou une écoute) pour savoir si ma menace fonctionne. [....] L’erreur de beaucoup de metteurs en scène et d’acteurs est de fixer le mouvement au lieu de fixer le cycle entier de petites actions (actions, réactions, points de contact) qui apparaissent dans la situation du mouvement

(ibid. : 127-128; souligné dans le texte).

Stanislavski : fonctions des gestes ordinaires dans la formation et l’entraînement de l’acteur

Essayons de dresser une « typologie des fonctions » que les gestes ordinaires, c’est-à-dire les comportements non verbaux de la vie quotidienne, peuvent accomplir, selon les maîtres du XXe siècle, en relation avec la quête de l’action réelle entreprise par l’acteur.

Une première fonction, chez Stanislavski, est celle de l’« entraînement à la plasticité », soit la fluidité d’un mouvement ininterrompu, constamment soutenu par la sensation intérieure de l’énergie. Je me reporte au chapitre consacré au tempo-rythme de La construction du personnage, où Tortsov propose l’expérimentation du métronome (Stanislavski, 1984 : 216-251). Un simple geste du bras, levé puis baissé le long du corps, est décomposé en fragments de plus en plus courts, puis exécuté à une vitesse croissante. Lorsque les césures entre chaque fragment ne se voient plus, l’élève est parvenu au mouvement fluide ininterrompu, plastique.

Stanislavski affirme, avec cette pratique ancrée dans la répétition et la variation, qu’on ne parvient pas à la plasticité scénique en imitant simplement la plasticité d’un geste ordinaire (par exemple, en élevant et en abaissant le bras), mais seulement en reconstruisant artificiellement cette plasticité. Ce détour technique permet à l’acteur d’acquérir et de maintenir une conscience intérieure constante pendant l’exécution du mouvement ou du geste (Stanislavski, 1996 : 316).

Chez le maître russe, on trouve aussi une deuxième fonction des gestes ordinaires par rapport à la scène et à la conquête de l’action réelle par l’acteur : les gestes ordinaires comme entraînement à la crédibilité, par l’acquisition de cette « capacité de rendre réel un événement fictif » (Ruffini, 2003 : 39) et de permettre au spectateur d’y « croire ». Je me réfère encore une fois à des pages bien connues du livre de Stanislavski, celles concernant l’exécution d’actions physiques sans objet, comme « le compte de l’argent brûlé » ou « l’écriture de la lettre ». Il s’agit d’exercices dont le but est d’amener l’acteur à faire attention à tous les petits détails concrets qui peuvent le porter à croire à la « vérité » de sa propre action (bien qu’elle soit exécutée sans les objets réels : l’argent, le papier, la plume, etc.) et, donc, de pousser aussi le spectateur à y croire lui aussi.

Une réflexion me paraît nécessaire sur la manière dont Stanislavski considère le comportement ordinaire de la vie réelle. En effet, on peut constater qu’il oscille entre deux positions bien différentes. La première, nettement prévalente, est celle qui appréhende le geste ordinaire (quotidien) comme fluide, naturel, plastique, parce qu’il est suscité dans la vie réelle par des motivations, des nécessités ou des buts qui le rendent d’emblée logique et cohérent. Par conséquent, selon cette conception, l’acteur ne doit rien faire d’autre que récupérer cette fluidité, cette plasticité, ce naturel (même s’il ne peut pas le faire simplement en imitant ni en reproduisant cette plasticité quotidienne, mais plutôt en en proposant des équivalents par un long détour technique) :

Quand vous mangez, vous ne vous préoccupez pas, bien sûr, de comment vous tenez la cuillère ou la fourchette, ou de comment vous mâchez ou avalez. Vous avez mangé des milliers de fois, et il s’agit donc d’une fonction habituelle, désormais mécanique. Si l’action n’était pas logique et cohérente, vous ne seriez pas capables de manger. […] Ainsi se passent les choses dans la vie normale. Sur scène[,] c’est différent. […] Que faire? Il faut substituer à la mécanicité instinctive de chaque action physique un contrôle conscient, logique, cohérent. Avec le temps, au fur et à mesure qu’on le fait, cela devient une habitude[6]

(Stanislavski, 1996 : 147-148).

La deuxième position, moins fréquente chez le maître russe, est celle qui appréhende le geste ordinaire comme vicié à la racine par toute une série de conditionnements, voire de « fautes », qu’il s’agit d’épurer et d’amender sur scène. Dans ce second cas, la « mécanicité instinctive » n’est plus une garantie, mais devient plutôt une limite, un défaut à corriger. Cette conception apparaît, par exemple, dans ses pages dédiées à la marche :

On nous demandera si la façon de marcher sur scène est différente de celle de tous les jours. Oui, elle l’est. Elle est différente parce que dans la vie de tous les jours, nous marchons mal, alors que la démarche sur scène doit être conforme aux lois de la nature. C’est ici que réside la plus grande difficulté[7]

(ibid. : 318; souligné dans le texte).

Notons en passant que cette deuxième conception est celle que les maîtres du XXe siècle développeront en majorité après Stanislavski : ils mettront l’accent sur la nécessité de briser les automatismes des gestes ordinaires, de déconditionner le corps. Pensons, par exemple, à Decroux et aux marches codifiées dans le mime corporel.

De l’ordinaire à l’extraordinaire

Dans la suite de mon propos, je souhaite montrer de quelles manières la recherche contemporaine s’est emparée des gestes ordinaires. Il faut faire tout d’abord une première observation, peut-être banale mais nécessaire : même dans le cas d’une scène qui se veut la plus réaliste et mimétique possible, un geste ordinaire sur scène n’a pas la même valeur que ce même geste hors scène, dans la vie réelle.

Ainsi, la première manière de passer de l’ordinaire à l’extraordinaire au théâtre s’inspire du ready-made à la Marcel Duchamp. En effet, toute une ligne de pratiques performatives (happening, performance art, postmodern dance, théâtre-image, etc.) qui va des avant-gardes historiques jusqu’aux années 1960-1970 travaille sur la citation de gestes ordinaires, prélevés de leur contexte originaire et déplacés au théâtre. Tout comme l’urinoir de Duchamp qui, renversé, devient une fontaine, certains gestes tout à fait quotidiens, comme marcher, être assis, manger, boire, dormir, lire un journal, etc., sont extraits et transportés sur scène et deviennent autre chose par ce seul acte.

Prenons un exemple : le premier spectacle du chorégraphe français Jérôme Bel, Nom donné par l’auteur (1994), se déroule sur une scène de théâtre presque vide. Les seuls éléments présents sur scène sont les quatre grandes lettres de l’alphabet O, N, E, S en polystyrène blanc, qui indiquent les quatre points cardinaux. Ensuite est installé un petit tapis oriental sur lequel sont posés dix objets quotidiens : un escabeau, un aspirateur, un ballon, une salière, des patins à glace, un billet de banque, une pile, un tapis, un sèche-cheveux et un dictionnaire de la langue française :

Les deux « danseurs » s’assoient l’un en face de l’autre, [Jérôme] Bel sur un escabeau et [Frédéric] Seguette sur un aspirateur, en laissant le tapis entre eux comme un échiquier. Puis, ils commencent à fixer les objets comme s’il s’agissait des pièces d’un jeu d’échecs. Après une pause, les deux artistes saisissent simultanément chacun un objet différent, qu’ils se tendent réciproquement comme pour le montrer l’un à l’autre. Seguette prend le dictionnaire de la langue française […] en le tendant simplement devant lui, tandis que Bel prend un ballon jaune en faisant la même chose. Au bout de quelques instants, les objets sont remis à leur place et les deux hommes recommencent à fixer le tapis, immobiles et impassiblement repliés sur eux-mêmes. Le tout se passe dans le silence le plus absolu. Après une brève pause, ils saisissent simultanément deux autres objets : Seguette le billet de 10 euros et Bel la salière, qu’il tourne vers le bas, en laissant tomber le sel sur le tapis. […] Le rythme lent des (manipul)actions, la concentration avec laquelle elles sont exécutées en silence, en synchronie, avec précision et sans excitation, sans jamais chercher l’expressivité du geste, tout cela confère au spectacle un caractère à la fois rituel et quotidien, extraordinaire et banal[8]

(Popović, 2012 : 156-157).

Ici, on est proche d’une sorte de « degré zero » de la transformation de l’ordinaire en extraordinaire, par décontextualisation et recontextualisation. Pour comprendre à quel point un simple effet de décontextualisation peut être fort, pensons au corps nu : évidemment, rien n’est plus ordinaire (naturel, quotidien) que la nudité. Or, quand elle est prélevée de l’espace privé et invisible de la maison (ou du sauna ou de la salle d’opérations) et exposée, donnée en spectacle, elle devient évidemment beaucoup moins ordinaire et ne cesse de nous déconcerter, provoquer, etc. Sans même parler des actes sexuels réels et explicites, auxquels la performance et le théâtre ont parfois eu recours dans les dernières décennies.

Avant même l’utilisation politique qu’en fit le Living Theatre dans la deuxième moitié des années 1960, c’est dans le domaine de la postmodern dance américaine, et en particulier en raison des artistes du Judson Dance Theater de New York, que la nudité a commencé à être utilisée systématiquement dans le contexte d’une analyse et d’une déconstruction du corps quotidien et de ses gestes, comportements, habits (dans le double sens de « comportements habituels » et de « vêtements »). Rossella Mazzaglia écrit :

En 1964, lors d’un de ces lundis soir au cours desquels les danseurs se réunissaient pour montrer leur travail à leurs camarades, Steve Paxton se leva et, après avoir transporté une chaise sur la scène, il commença Flat, une danse fondée sur le fait de marcher, rester assis, s’habiller et se déshabiller, actes que nous pouvons comprendre comme une façon de se libérer du costume scénique, mais aussi comme une déstructuration de l’habitus théorisé par Bourdieu, c’est-à-dire du schéma perceptif et intellectuel qui modèle les comportements individuels et la vie sociale et culturelle. […] En 1965, Anna Halprin monta à New York Parades and Changes, un spectacle qui fit scandale parce que les danseurs se déshabillaient intégralement sur scène[9]

(Mazzaglia, 2010 : 156-161; souligné dans le texte).

Comme le souligne Mazzaglia, pour les artistes du Judson Dance Theater, il ne s’agissait pas d’insérer simplement des fragments de la vie quotidienne dans leurs performances, mais plutôt de les les exposer, de les encadrer, « en sélectionnant des éléments du milieu environnant et des comportements de vie, en les préservant, en les exhibant et, donc, en les “racontant” sur scène, en tant que commentaires sur leur époque et sur leur art[10] » (ibid. : 158). On pourrait donc parler, à ce propos, de défamiliarisation, de distanciation ou d’objectivation de la réalité quotidienne. Commentant le chef d’oeuvre d’Yvonne Rainer Trio A (1966), Sally Banes cite Martin Heidegger (« Dans le fond, l’ordinaire n’est pas ordinaire; il est extraordinaire et troublant » [dans Banes, 2002 : 96]) et ajoute : « Dans la danse, Yvonne Rainer nous montre l’étrangeté d’une gestuelle ordinaire, tout en donnant à des mouvements étranges une juste place à côté d’extraordinaires utilisations ordinaires du corps » (idem).

Elle parvient à ce résultat en procédant à la dépersonnalisation du mouvement et du corps : « le personnel disparaît dans le général » (idem). Ainsi, d’un côté, « la concentration de l’interprète sur l’accomplissement d’une tâche et son visage renfermé oblitèrent la qualité habituelle de présence en représentation » (ibid. : 97), mais, de l’autre côté, « lumineuses » (idem) sont « les caractéristiques des mains, des paumes, des bras, des jambes, des articulations, de la tête, de la colonne vertébrale, de la poitrine, [bref,] toutes les manières de mouvoir le corps, toutes les variétés de position[,] de port » (idem), d’attitude et de démarche. La danse permet au spectateur de remarquer les aspects extraordinaires de n’importe quel mouvement quotidien.

Dans sa bataille anti-tradition et anti-ballet, le Judson Dance Theater a eu recours à un autre procédé, celui d’exposer des corps non entraînés, des danseurs non professionnels, pour travailler sur l’ordinaire. Par exemple, Steve Paxton, un des fondateurs de la troupe, déduit à partir de ses propres recherches sur la marche que

tout le monde marche, même les danseurs lorsqu’ils ne sont pas « en scène ». La marche tisse des liens d’empathie entre danseurs et spectateurs, offre le partage d’une expérience ouverte aux particularités et aux styles personnels. Il n’y a pas une manière unique de marcher, pas de manière unique qui soit correcte. Tout marcheur a sa technique et elle lui convient

(ibid. : 108; souligné dans le texte).

Trente ans plus tard, cette recherche est relancée par Jérôme Bel. Après s’être intéressé au degré zéro de la danse, il tente d’explorer le degré zéro du corps en proposant à Frédéric Seguette et à Claire Haenni d’exécuter nus des actions, des gestes, qui ne relèvent pas du tout de la danse. Bel développe une idée critique du corps « comme élément culturellement et socialement construit et conditionné[11] » (Popović, 2012 : 171). Pour ce spectacle, on pourrait parler de corps ordinaires plutôt que de gestes ordinaires. En effet, Bel déploie « une opération de désacralisation et de démystification du corps du danseur[12] » (ibid. : 176). Du « corps idéalisé, physiquement et techniquement parfait[13] » (idem), on passe ici au « corps ordinaire de n’importe quel spectateur[14] » (idem), bien qu’il soit incarné par des danseurs professionnels (ibid. : 176-177).

Venons enfin à la manière propre à Pina Bausch de travailler sur l’ordinaire du corps quotidien et de ses gestes pour en faire ressortir l’extraordinaire. Vers la fin de Kontakthof (1978), dix danseurs hommes commencent à toucher de leurs mains plusieurs parties du corps d’une même femme, interprétée par Meryl Tankard. Ce geste, qui commence de façon délicate, amicale, vire progressivement au tic, puis donne l’impression d’une véritable scène de viol collectif, par la seule répétition du toucher, en crescendo rythmique. Roberto Alonge en propose une description précise et intéressante :

Je dirai qu’en réalité on est devant une grande, cruelle scène de viol collectif, qui ressort d’autant plus que les zones érogènes ne sont pas touchées : ni les seins, ni les cuisses, ni le ventre. Il y a un déplacement, un glissement du sens. Au début, une intention d’apparente douceur semble prévaloir. La première impression pourrait être celle d’un groupe d’amis qui s’approche de la femme en noir pour lui faire ses condoléances. Cela pourrait s’apparenter à des marques physiques de solidarité humaine, de compassion, de sympathie (au sens étymologique). […] Mais il s’agit seulement d’une impression fugace et trompeuse. […] C’est un rituel lent et féroce de mains qui la palpent, la fouillent. […] Une musique très agréable style années trente accompagne toute la scène, avec un très fort effet de distanciation. La séquence finit par donner le sentiment d’une grande cruauté, d’une absence de pitié, à la limite de l’insupportable (et d’autant plus insupportable qu’en apparence rien de grave ne se passe)[15]

(Alonge, 1993 : 131-132; souligné dans le texte).

Ici, on trouve, utilisé de manière magistrale, un autre procédé important par lequel la scène contemporaine transforme souvent l’ordinaire en extraordinaire : la répétition et la durée. Faire un saut sur place ou courir en rond sont deux mouvements assez simples et tout à fait ordinaires, mais s’ils sont répétés sans cesse pendant une demi-heure, ou encore plus, les signes se transforment.

Dans ses spectacles, Jan Fabre travaille souvent de cette façon, en poussant à l’extrême le geste ordinaire et / ou la danse par la répétition et la démesure. C’est le cas dans sa dernière oeuvre monstre, Mount Olympus (2015), qui dure vingt-quatre heures et dans laquelle il insiste sur la répétition et la durée des actions corporelles pour forcer le performeur à abandonner et à dépasser à la fois le quotidien et la technique codifiée, surtout quand ce dernier arrive au sommet de la fatigue, et pour produire entre elles un glissement du sens.

Chez Marina Abramović, on retrouve tous les procédés que nous venons d’évoquer et d’autres encore : la décontextualisation, la répétition, l’intensification, la durée. Dans The Artist Is Present, présenté au MoMA de New York en 2010, elle restait assise et presque immobile pendant plusieurs heures, sans interruption, tandis qu’un seul spectateur s’asseyait sur la chaise devant elle, le public défilant au compte-goutte, un par un, sur cette chaise. Abramović joue aussi sur la quantité, sur l’excès quantitatif : manger du miel, c’est bien ordinaire, mais en avaler rapidement un kilo (en plus, après avoir bu en un instant un litre de vin rouge) devient évidemment une tout autre chose (Thomas Lips, 1975), de même qu’avaler l’une après l’autre une pilule contractant les muscles et un calmant très puissant (Rythm 2, 1974). Or, l’exemple le plus intéressant est peut-être celui de la performance Art Must Be Beautiful, Artist Must Be Beautiful (1975) dans laquelle la performeuse exécute le geste tout à fait ordinaire de se brosser les longs cheveux et le transforme, par la durée et par l’intensification progressive du mouvement, toujours plus rapide et violent, en une épreuve limite à laquelle elle soumet son corps et, en particulier, sa chevelure, son visage, son cou, etc.

L’extraordinaire au-delà de et contre l’ordinaire

Les danseurs du Judson Dance Theater, Bausch, Bel, Fabre et Abramović nous offrent tous d’excellents exemples du procédé qui consiste à extraire l’extraordinaire de l’ordinaire, en le poussant à l’extrême de quelque manière que ce soit, traduisant une espèce de cas limite de la double restauration du comportement dont parle Richard Schechner (2007 : 35). J’y reviendrai plus tard. Ceci dit, la scène contemporaine a proposé une tout autre manière d’arriver à l’extraordinaire. Avant d’en parler, il faut s’arrêter un moment sur le mot « vie ». Jusqu’ici, j’ai procédé comme s’il existait une parfaite adéquation entre vie (réelle) et vie quotidienne. Or, ce n’est pas du tout le cas. S’il existe un point vers lequel convergent presque toutes les recherches artistiques et la réflexion théorique (philosophique, anthropologique) contemporaine, c’est l’effort de séparer « vie » et « vie quotidienne », jusqu’à arriver à presque les opposer. La vie qu’on cherche, celle à laquelle l’art devrait nous amener, apparaît désormais tout autre que la vie sociale, politique, etc. Elle réside dans quelque chose de beaucoup plus profond et d’intime, d’oublié, de refoulé, dans l’existence quotidienne. Personne ne l’a mieux dit qu’Artaud à propos du théâtre :

Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque où rien n’adhère plus à la vie. […] Ceci dit, on peut commencer à tirer une idée de culture, une idée qui est d’abord une protestation […] contre l’idée séparée que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la vie de l’autre; et comme si la vraie culture n’était pas un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie. […] Aussi bien, quand nous prononçons le mot vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes

(Artaud, 1964 : 12-18; souligné dans le texte).

L’itinéraire de Grotowski dans le théâtre, et au-delà du théâtre, peut être conçu non comme un développement, mais comme une rupture avec « la vie reconnue par le dehors des faits », décrite par Artaud (ibid. : 18). Dans cette démarche différente, l’extraordinaire se situe moins dans un au-delà de l’ordinaire que dans un en-deçà de l’ordinaire, dans un élément originaire, primaire, caché dans les profondeurs de notre corps-mémoire. Le théâtre peut aider l’individu à le retrouver, à le faire jaillir de nouveau en soi comme une source d’eau qui trouve sa voie pour sortir. Il n’y a là rien de théorique ou d’abstrait, mais quelque chose de très concret, qui concerne le faire, l’agir. Observons de plus près cette démarche du maître polonais, en nous reportant à Thomas Richards et aux deux principales différences qu’il trouve entre Stanislavski et Grotowski au sujet de l’action physique. La première consiste dans le fait que, pour Stanislavski, l’acteur travaille sur les actions physiques en fonction du personnage dramatique. Il doit donc se demander en permanence : « quelle est la ligne logique d’actions physiques que je ferais si j’étais dans les circonstances de ce personnage? » (Richards, 1995 : 129; souligné dans le texte.)  Au contraire, avec Grotowski, observe Richards, « les acteurs ne cherchaient pas des personnages » (idem; souligné dans le texte), mais ils créaient des actions directement à partir de « souvenirs personnels » (idem), d’expériences réelles, comme, par exemple, Ryszard Cieślak dans Le prince constant, joué en 1965.

La deuxième différence entre Stanislavski et Grotowski repose sur la manière de concevoir ce qu’est la « vie » pour l’acteur :

Stanislavski travaillait sur les actions physiques dans le contexte de la vie normale des relations : des gens qui se trouvent dans les circonstances « réalistes » de la vie quotidienne, et des conventions sociales. Grotowski cherche plutôt les actions physiques dans un courant essentiel de vie, et non pas dans une situation sociale quotidienne

(ibid. : 160).

C’est pour cette raison que, chez Grotowski, les impulsions s’avèrent bien plus importantes que pour le maître russe. Richards cite à juste titre un passage du célèbre livre Vers un théâtre pauvre où Grotowski parle de la nécessité de dépasser le « geste ordinaire » et « le naturel quotidien » pour aller vers des « signes propres à notre expression primaire » : « nous cherchons une distillation de signes en éliminant ces éléments du comportement “ordinaire” qui obscurcissent les impulsions pures » (Grotowski, cité dans Richards, 1995 : 166-167; souligné dans le texte).

Une autre notion clé pour le maître polonais est celle du corps-mémoire, qui est là encore le développement radical d’un concept stanislavskien : celui de « mémoire du corps ». En parlant de corps-mémoire, Grotowski laisse entendre que la quête de l’action physique (ce qu’il avait appelé autrefois l’« acte total » [Grotowski, 1971 : 99]) consiste en grande partie en un voyage à rebours dans les profondeurs du corps. Elle permettrait au performeur de remonter en arrière, bien au-delà de sa propre biographie, vers une corporéité ancienne, ancestrale, proche de l’origine, qui évoque, pour Grotowski, le cerveau reptilien et rappelle une sorte de posture primaire. Il écrit d’ailleurs dans le Performer (1987), un de ses textes le plus denses et les plus énigmatiques : « Toutes les fois que je découvre quelque chose, j’ai la sensation qu’il s’agit de ce dont je me souviens. Les découvertes sont derrière nous, et il faut faire un voyage en arrière pour arriver jusqu’à elles[16] » (Grotowski, 2016 : 56).

Avec la performance The Living Room (2010), jouée par son équipe au Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards à Pontedera, Richards nous a proposé un exemple très remarquable de passage de l’ordinaire à l’extraordinaire ou, mieux, de la façon dont l’extraordinaire peut surgir d’une situation ordinaire, quotidienne, comme celle d’un groupe de personnes réunies par invitation dans un living room, une salle à manger, et à qui on offre de la nourriture et des boissons. Richards évoque en ces termes certaines des questions qui sous-tendent ses créations artistiques :

Notre métier […] peut nous conduire dans un territoire où l’isolement quotidien, personnel et interpersonnel, il peut être activement abordé et transformé. […] Quel type de résonance et d’expérience intérieure on peut recevoir à proximité d’un autre être humain? Qu’est-ce qui rend vivante une salle? Qu’est-ce qui rend extraordinaire quelque chose de quotidien? [...] Souvent, c’est la manière de traiter les détails de la vie quotidienne qui nous fournit la possibilité de la vivre vraiment[17]

(Richards, 2014 : 152).

Le but de ce type de travail est, avant tout, de

cré[er] un contre-courant qui pousse les êtres humains hors de l’anonymat, [de] les mett[re] en contact, en utilisant l’artisanat des arts performatifs comme un moyen de rétablir des connexions interhumaines, même en allant à l’encontre de nos désirs d’isolement et de protection[18]

(ibid. : 157).

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Pour conclure, on pourrait revenir sur une question restée ouverte dans l’approche des Performance Studies, à savoir la possibilité qu’aurait l’art, et les performing arts en particulier, de réussir ou non à dépasser, selon les termes de Schechner, le niveau du restored behavior (« comportement restauré »; Schechner, 2007 : 28), soit un comportement répété, restauré, non inédit, pour aller vers un once behaved behavior (« comportement adopté une seule fois »; idem), c’est-à-dire un comportement originel, spontané, inédit. À mon avis, Schechner exclut trop radicalement la possibilité de l’existence d’un once behaved behavior. En faisant cela, il occulte le sens le plus profond, sinon la véritable essence, de nombreuses recherches au XXe siècle dans le domaine des performing arts, recherches que l’on peut résumer par la formule du « lavoro su se stesso » (« travail sur soi-même »; Stanislavski, 1996) et qui puisent autant dans l’approche de l’art comme action physique, élaborée par Stanislavski, que dans cette idée de l’art comme véhicule, pensée par Grotowski. Il me semble que, souvent, le but de ces recherches a consisté justement dans l’effort d’atteindre – à travers le restored behavior (celui proposé par les performing arts, selon l’intéressante hypothèse faite par Schechner) – un once behaved behavior, un comportement originel, voire originaire, à tout le moins inédit et spontané, organique au plus haut degré.

La notion de restored behavior, voire de restored restored behavior (« restauration de comportement au carré »; ibid. : 35), peut recouvrir une grande quantité de modalités du travail actoriel et performatif. On peut sans doute y inclure le travail de l’acteur sur soi-même, et en particulier son entraînement qui est constitué d’une grande variété d’exercices, venant de la vie quotidienne, des sports, des arts martiaux, du cirque, de la gymnastique, etc. Ferdinando Taviani a parlé à ce sujet d’un « yoga » de l’acteur (Taviani, 1998-1999 : 397) : il s’agit, pour reprendre ses mots, d’un travail qui consiste en « des exercices bien précis ou [en] des partitions détaillées et définies qui, lorsqu’on les exécute, permettent de passer de la répétition mécanique au flux non répétable et non prémédité de la “vie” ici et maintenant (ou expérience du présent dans le présent)[19] » (idem).

Regarder Cieślak dans Le prince constant donne un exemple concret et évident du processus évoqué par Taviani, qui procède du training (et des improvisations fixées) jusqu’à ce « flux non répétable et non prémédité de la “vie” ici et maintenant ». En outre, dans la partition de Don Fernando, le prince constant, la restauration s’exerce sur des modèles de comportement déjà fixés par l’iconographie chrétienne du Christus patiens (Christ résigné à son sort, souffrant et agonisant), de véritables pathosformeln à la Warburg (Perea, 2012) qui sont retravaillés à partir d’improvisations inspirées par la première grande expérience amoureuse de Cieślak adolescent.

Je voudrais aussi faire référence à la dernière période de la trajectoire artistique de Grotowski, beaucoup moins connue, où il a composé un certain nombre d’oeuvres performatives en collaboration avec Richards telles que Downstairs Action (1989), filmé par Mercedes Gregory, et Action (1995), porté intégralement par Richards. Dans ces deux créations, le travail sur les chants afro-caraïbéens, ayant débuté dans les années 1980 avec l’aide précieuse de la chanteuse haïtienne Maud Robart, trouve son aboutissement. Il en est de même des danses inspirées du vaudou, comme, par exemple, la walk-dance nommée yanvalou, la danse de Djambala, le dieu-serpent. Le travail fait par Grotowski et Richards à partir de ces matériaux, les chants et les danses haïtiens, peut s’analyser comme un restored restored behavior, comme un véhicule destiné à atteindre à nouveau un once behaved behavior, un comportement originel, originaire, inédit, spontané, pour aboutir au « flux non répétable et non prémédité de la “vie” ici et maintenant ». C’est d’ailleurs cette démarche que Grotowski avait nommée « acte total » (Grotowski, 1971 : 99) au temps du théâtre pauvre et que Richards appellera plus tard inner action (« action intérieure »; Richards, 1995).