Le titre du présent dossier se veut l’écho d’un autre : De l’informe, du difforme, du conforme au théâtre, ouvrage publié en 2010 sous la direction de Yannick Butel qui, pour présenter le fruit de cette réflexion collective, prend comme point de départ la fameuse édition 2005 du Festival d’Avignon – « l’année de toutes les polémiques, l’année de tous les paradoxes », n’avaient alors pas manqué de déclarer Fabienne Farge et Brigitte Salino (2005) dans Le Monde. Évoquant ces tumultes, Butel rappelle que pour plusieurs observateurs, d’« [e]space lié à la fabrication de la communauté, le théâtre était devenu territoire d’exclusion » (2010 : IX). Ce n’était certes pas la première fois qu’une telle accusation était portée contre les pratiques scéniques contemporaines, ou plutôt contre les créateurs, à qui on n’a cessé de reprocher de s’éloigner de leur public. Or la crise de 2005 semblait atteindre un point culminant : « En Avignon, cet été-là, s’était joué un drame qui concernait la défaite de la parole. S’était jouée une bataille, donc, où le cadavre du commentaire gisait à même des oeuvres qui avaient recouvré leur autonomie et parlaient un langage étranger aux limites des discours qui habituellement les saisissaient » (ibid. : X; nous soulignons). Le constat brutal que « [l]e théâtre manquait de théâtre » (ibid. : IX) ne pouvait faire autrement que d’éveiller la curiosité des chercheurs : que devient le théâtre quand lui-même s’en absente? Cette supposée défaite de la parole concernait autant les oeuvres elles-mêmes que les discours tentant de les cerner. Dès lors, comment traiter de manifestations artistiques qui se dérobent à l’analyse traditionnelle, au résumé d’un récit ou à l’exposition de thématiques? Se rangeant résolument du côté de l’énigme, de la sensation, et célébrant son mystère, tout un pan du théâtre contemporain mise désormais sur ce qui lui échappe plutôt que sur ce qu’il possède. En parlant [d]e l’informe, du difforme, du conforme au théâtre, Butel et ses collaborateurs s’intéressent aux constructions et déconstructions formelles qui, au coeur de la fabrique des arts vivants, misent souvent sur des dispositifs pour délaisser toute représentation d’un quelconque drame. Ainsi confrontés à des paysages scéniques qui peuvent sembler « dévastés » (Naugrette, 2004) où se manifestent « l’hétérogénéité, l’insaisissabilité et le caractère processuel », comme le mentionnera Jean-Marc Larrue dans les pages qui suivent, plusieurs spectateurs – et critiques – se sentent parfois abandonnés, dans un état d’insatisfaction et de frustration lié à leur incompréhension. Lors du colloque annuel de la Société québécoise d’études théâtrales que nous avons organisé avec Carole Marceau en 2016 et qui a servi de point de départ à notre dossier, nous avons eu envie de poursuivre dans la voie ouverte par l’équipe de Butel. Cependant, le but n’était pas de prendre parti dans le débat, ni de dénicher un équivalent québécois à cette crise – d’autant qu’au moment de diffuser l’appel à communications, aucune polémique ne faisait rage dans le milieu théâtral d’ici. Il y aura bien eu, quelques mois plus tard, un petit soulèvement entourant les représentations de Suie de Dave St-Pierre dans le cadre de Danse Danse. Loin d’atteindre le tumulte vécu à Avignon treize ans plus tôt, les critiques adressées au chorégraphe québécois y faisaient néanmoins écho : opacité, vacuité, provocation gratuite, ennui… Le théâtre et, plus largement, les arts de la scène – le genre se retrouve en filigrane de tout ce numéro – s’éloignent-ils vraiment de leurs spectateurs? À Avignon on « argua[i]t de la fin de l’espace de communion que se doit d’être l’instant …
Appendices
Bibliographie
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- FARGE, Fabienne et Brigitte SALINO (2005), « 2005, l’année de toutes les polémiques, l’année de tous les paradoxes », Le Monde, 27 juillet, https://www.lemonde.fr/culture/article/2005/07/27/avignon-2005-l-annee-de-toutes-les-polemiques-et-de-tous-les-paradoxes_675755_3246.html
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