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Vous êtes anonyme. Vous êtes à Berlin. La guerre est finie. Hitler est tombé. L’Armée rouge rentre dans la ville et vous attendez. Vous écrivez depuis cet autre champ de bataille, celui des cuisines et des chambres à coucher, des salons et des WC. Vous écrivez depuis la rue des femmes qui cherchent quelque chose à manger. Vous écrivez cette autre guerre qui est la guerre des femmes.
Vous êtes anonyme. Vous êtes la veuve, la rousse, Mme Weirs, Mme Lehmann, la fille qui ressemble à un jeune homme, l’épouse du liquoriste, la femme de Hambourg, Erna... Vous êtes toutes les femmes passées aux mains des hommes, des femmes que les hommes se passent de main en main comme une autre façon de prendre Berlin. Vous êtes des femmes punies pour une guerre décidée par des hommes. Vous êtes toutes ces femmes violées par des soldats qui ne sont aussi que des hommes, des hommes détruits par la guerre. La guerre fait vaciller le mythe qui les entoure, elle signe la défaite des hommes en tant que sexe. Le sexe faible, dites-vous, c’est celui des hommes. Des hommes à la chaîne qui défendent leur virilité en prenant des femmes en série. Des hommes à la chaîne qui pensent être des hommes quand ils prennent ensemble une femme. Une femme qui représente toutes les femmes, de la même façon qu’ils prennent les femmes indifféremment comme si, en vérité, il n’y en avait qu’une seule.
Vous êtes anonyme. Vous avez travaillé comme journaliste et c’est ainsi que vous racontez la prise de Berlin par les soldats de l’Armée rouge, la prise de la ville comme s’il s’agissait d’une femme. Et la ville est une femme. Berlin, c’est vous.
Vous êtes anonyme. Vous parlez de ce dont on refuse de parler. Vous écrivez cette guerre qui passe par le corps des femmes, déposée en elle à l’image de la salive que laisse couler un soldat dans votre bouche après en avoir desserré de force les mâchoires. Vous écrivez la vie des femmes, leur corps, leur sexe. Avoir aimé faire l’amour. Découvrir ce que ça veut dire que d’être forcée, rabaissée au niveau d’objet sexuel. Protéger la virginité des plus jeunes. Les cacher. Se donner en pâture à leur place. Mimer le plaisir. Ouvrir les jambes dans la rage. Le faire comme des chiens. Pour le faire avec les chiens que sont ces hommes qui ne sont pas des Casanova et qui doivent s’émoustiller eux-mêmes pour arriver à leurs fins.
Vous êtes anonyme. Vous avez choisi de rester cachée jusqu’au bout. Votre témoignage est un document. C’est aussi un hommage aux femmes survivantes et l’expression d’une pitié envers les hommes. Vous avez dit, un jour : Aucune victime n’a le droit de porter sa souffrance comme une couronne d’épines. Moi, en tout cas, j’avais le sentiment que ce qui m’arrivait là réglait un compte. Vous n’êtes pas le Christ. Vous êtes une femme. Une femme qui a payé le prix de la guerre.
Vous êtes anonyme. Vous êtes toutes les femmes dont le corps est une tranchée, pendant la guerre, mais aussi avant, et après. Des corps-tranchées tout le temps, parce que la guerre la plus importante qui traverse vos pages, c’est celle qui se vit partout, quotidiennement, et qui continue de mille et une façons, des plus dramatiques et des plus violentes aux plus subtiles. La guerre entre les hommes et les femmes.
Vous êtes anonyme, vous êtes sans nom, à l’image de ce mot impossible, viol, que vous écrivez en l’abrégeant parce que vous devez arracher les mots au temps, les attraper, les arrêter, vous cacher pour les gribouiller dès que vous le pouvez dans des cahiers et sur des morceaux de papier que vous intercalez dans les pages. Ce mot que vous sténographiez et que votre mari, Gerd, quand il rentre de la guerre et qu’il ouvre votre journal, n’arrive pas à décoder. Vous lui dites que Schdg, c’est Schändung, évidemment, c’est-à-dire viol, et alors, il se tait et vous regarde comme une folle.
Vous êtes anonyme. Vous insistez pour le demeurer. Vous prêtez votre plume aux corps des femmes. Vous les écrivez sans les violer, sans leur faire violence, en vous mettant en premier. Vous êtes l’arbre, debout, qui montre la forêt. Et derrière vous se tient, digne et droite, l’histoire de toutes les femmes, les filles des ruines et de la crasse, à Berlin en 1945, et encore ici, aujourd’hui. Celles qui dénoncent. Celles qui choisissent de raconter ce qui leur est arrivé. Celles qui s’adressent à ceux qui les ont agressées. Celles qui décrivent comment leurs vies ont été brisées. Celles qui exigent des excuses publiques. Celles qui écrivent des lettres à ceux qui les ont violentées. Celles qui, par tous les moyens, refusent la chape de plomb du silence et le mutisme consensuel. Avec ou sans nom, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, dans les romans ou dans une cour de justice, elles refusent de se taire. Et leurs mots servent à changer le monde.
Vous êtes anonyme, mais vous avez écrit ce journal, vous nous avez légué votre histoire. Et nous, nous sommes vos filles. Des filles qui, comme vous, ne cesseront pas d’écrire.
Appendices
Note biographique
Martine Delvaux est écrivaine et professeure à l’Université du Québec à Montréal. Elle a publié des romans et des essais. Son dernier livre, présenté sous la forme d’une lettre à sa fille, est un essai-fiction et s’intitule Le monde est à toi (2017).
Note
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Ce texte a initialement été publié dans « Le peuple des femmes », cahier de création accompagnant la production du spectacle Une femme à Berlin présenté en 2016. Nous remercions Martine Delvaux et la compagnie Sibyllines de nous avoir aimablement autorisés à le reproduire ici.